La fabrique des imposteurs

La fabrique des imposteurs

Roland Gori

Editions Les liens qui libèrent, 2013

Bloc-notes

La fabrique des imposteurs

Ce livre est placé sous les augures de Michel Foucault : « la norme est porteuse d’une prétention de pouvoir. La norme, ce n’est pas simplement un principe d’intel-ligibilité, c’est un élément à partir duquel un certain exercice du pouvoir se trouve fondé et légi-timé ».  Déjà dans ses ouvrages précédents, et tout particuliè-rement dans La santé totalitaire, écrit avec Marie-José Del Volgo, Roland Gori nous avait habitué à secouer les dogmes pour donner à voir sous leurs certitudes l’ampleur de la révolution culturelle à accomplir. Là, dans La fabrique des imposteurs, il élève ses recherches de psychopathologue universitaire et sa militance de fondateur de l’Appel des appels au rang d’une philosophie des combats à mener. « L’imposteur est aujourd’hui dans nos sociétés comme un poisson (un poison ?) dans l’eau : faire prévaloir la forme sur le fond, valoriser les moyens plutôt que les fins, se fier à l’apparence et à la réputation plutôt qu’au travail et à la probité, préférer l’audience au mérite, opter pour le pragmatisme avantageux plutôt que pour le courage de la vérité, choisir l’opportunisme de l’opinion plutôt que tenir bon sur les valeurs, pratiquer l’art de l’illusion plutôt que s’émanciper par la pensée critique, s’abandonner aux fausses sécurités des procédures plutôt que se risquer à l’amour et à la création. Voilà le milieu où prospère l’imposture ! ».

Dans une introduction bien sentie, Gori nous initie aux rapports entre norme et imposture, en insistant sur le poids de l’Autre dans La fabrique des imposteurs, sur la rhétorique politique et morale qui civilise les mœurs, culture au sein de laquelle vivent ces faussaires : « Si l’hystérique a besoin d’un maître qu’il puisse gouverner, l’imposteur a besoin de normes, de codes, de rites sociaux avec lesquels il puisse ruser pour en démasquer le semblant (…). À l’aptitude de l’hystérique à mettre en échec la prétention du maître, correspondrait la capacité de l’imposteur à révéler à chacun les jeux de parades et de parures dans lesquels se capture socialement l’existence ». Il rappelle à quel point Jaurès voyait déjà ce qui nous arrive lorsqu’il déclarait prophétiquement : « si dans l’ordre social rêvé par nous, nous ne rencontrions pas d’emblée la liberté, la vraie, la pleine, la vivante liberté, si nous ne pouvions pas marcher et chanter et même délirer sous les cieux, respirer les larges souffles et cueillir les fleurs du hasard, nous recu-lerions vers la société actuelle ». Dont acte. Cet appel à l’authenticité lancé par Jaurès et relayé plus d’un siècle plus tard par Gori, est à la fois la qualité fondamentale qui manque à l’imposteur et qui révèle son avènement quasi triomphal.  Revenant sur les pratiques et les idéologies qui surfent sur l’apologie de la norme, notre auteur insiste sur le passage d’une société où le sujet de droit laisse progressivement la place au sujet/objet de la norme : « nous sommes entrés dans un type de société où le pouvoir de la loi est en train non pas de régresser, mais de s’intégrer à un pouvoir beaucoup plus général, celui de la norme ». Et ces dispositifs contribuent à « fabriquer pour les sujets contemporains une iden-tification sociale ». 

Prenant les exemples de la pédo-psychiatrie, il montre comment, avec les pathologies de type THADA ou les « dys », ce processus intervient dans la vie quotidienne des enfants et de leurs familles, en modifiant profondément la com-préhension de l’enfant, passant des multiples formes que son développement peut prendre à la nécessité d’en choisir un type normé par des définitions d’experts au service objectif des firmes pharmaceutiques et des vendeurs des seules méthodes comportementales orthopéda-gogiques. Ce faisant, c’est la prise d’un risque calculé comme autorégulateur du développement individuel qui se transforme en     « gestion des risques » avec ses contrôleurs, ses experts et ses assureurs à laquelle on assiste désormais, accentuant encore s’il en était besoin la bureaucratie tatillonne qui ne manque pas de surgir à chaque avancée de ce principe de précaution généralisé. Bien entendu, à côté de ces luxes de protection consentis pour quel-ques riches habitants de la planète, la grande pauvreté continue d’augmenter exponentiellement sans déclencher le moindre réveil des consciences sur la folie de ce   « chemin pavé d’or ». 

Mais cette bureaucratisation de la société actuelle a ses raisons et ses logiques qui se retrouvent pour partie dans la prolétarisation des métiers et qui accroissent l’aliénation de l’homme numé-rique à ses objets de jouissance feinte. Cette sensation de liberté post-moderne, bâtie sur un malentendu fondamental, a comme contrepartie le risque de proposer un boulevard à de nouvelles tyrannies : « la con-jonction d’un système totalitaire de normes imposé par une évaluation généralisée prétendu-ment objective qui transforme les humains en choses, leurs actes en marchandises, dont les effets sont amplifiés par la puissance de la technique, la destruction pro-gressive des tissus démocratiques, fait d’autant plus courir un risque à la démocratie que l’avenir semble incertain, confus, indécis, et que le corps social perd lentement ses repères ». 

A l’appui de sa démonstration, Roland Gori revisite quelques psychanalystes pour nous faire mieux apercevoir le ressort des pièges dans lesquels les imposteurs tombent et nous avec eux. C’est Hélène Deutsch qui en inventant la personnalité as if, nous donne une voie pour la compréhension psychopatholo-gique de ce « rêve inhibé » qu’est la vie d’un imposteur. « La personnalité as if, c’est le sujet débarrassé de toute subjectivité, de toute histoire, parfaitement syntone aux milieux dont il épouse la forme, les couleurs, les valeurs et les attentes », nous dit Gori. 

Comment mieux dire que la société actuelle a besoin de ces sujets désubjectivés pour mieux imposer sa logique deshuma-nisante ? Et Gori d’insister : « tous les dispositifs de ce nouveau management mis en place par le néolibéralisme triomphant res-semblent à s’y méprendre aux résultats des expériences de Milgram. ». Et l’on sait que, dans ces cas-là, « le simple dispositif technique d’exécution administra-tive de masse peut s’accomplir lorsque les conditions formelles de la réification, de la chosification et de la rationalisation des meurtres ou des tortures sont réunies :  des hommes ordinaires peuvent devenir des monstres dès lors que l’absence de lien personnel ouvre largement la porte aux com-portements de soumission  et de destruction ». Mais si l’auteur ne souhaite pas amalgamer les périodes différentes de l’histoire récente, il défend toutefois la thèse du trauma « résultant de la disparition soudaine de forces de contradiction à l’hégémonie cultu-relle et politique du néolibéralisme ». Et c’est ce trauma qui cause la sidération de la plupart d’entre nous devant l’ampleur de la tâche, quand ceux qui veulent en profiter choisissent l’imposture. 

Pour Gori, pas d’autre alternative que le retour à la potentialité de créer pour sortir de la sidération. Si « le conformiste lâche la proie de l’invention pour l’ombre des résultats », le créateur doit retrouver le chemin du playing opposé par Winnicott au game. Le Politique doit revenir à ses marques fondatrices de la démocratie, et laisser les champs spécifiés vaquer à leurs déve-loppements propres. La tentation actuelle d’utiliser le discours de la science comme confirmation à courte vue de sa vérité politicienne est l’imposture maximale et Gori rappelle qu’« une science qui se confond avec le politique, cela donne Lyssenko, avec la métaphysique, cela donne l’Inquisition ». Il en appelle au retour à un débat politique digne de ce nom : « il faut rendre au langage, en politique comme ailleurs, la puissance symbolique, l’efficacité performative qui a fondé les démocraties en répondant à l’impatience de l’égalité. Il faut permettre au langage et à la parole politique de troubler  l’ordre normal ». Inutile d’ajouter que nos métiers de la relation humaine ne peuvent se développer que dans un ordre démocratique authentique. Le mérite en revient à Roland Gori de nous l’avoir démontré de si belle manière.