La naissance de l’objet

La naissance de l'objet

Bernard GolseRené Roussillon

Editions Puf, 2010

Bloc-notes

La naissance de l’objet

Alors que la pensée des théoriciens de la psychanalyse se décline généralement au singulier, Bernard Golse et René Roussillon publient, dans une collection classique aux PUF, un livre novateur, tant dans sa forme que dans son fond, qui renouvelle l’approche psychanalytique contemporaine : l’ouvrage se présente sous la forme d’un dialogue entre un psychanalyste de bébés et d’enfants, et un psychanalyste d’adolescents et d’adultes. Chaque auteur écrit à tour de rôle un chapitre, ensuite discuté, de façon vivante et heuristique, par son coauteur. Pour reprendre une expression de Jean Luc Donnet, il s’agit d’une « pénétration agie » de la question de l’intersubjectivité dans la construction même de l’ouvrage. Ce dialogue vise à explorer une problématique essentielle de la clinique contemporaine, la question de la différenciation moi/objet, qui se trouve au cœur des cures où la souffrance narcissique identitaire est au premier plan, comme au centre de la clinique du premier âge. Cette clinique de la prime enfance ne concerne pas seulement le bébé mais reste active tout au long de la vie et constitue le noyau de nombre de pathologies.

À l’orée de l’ouvrage, B. Golse rappelle que l’interaction entre clinique de l’enfant et clinique de l’adulte renvoie aux recom-mandations de Freud lui-même qui, dès 1905, demandait à ses premiers collaborateurs s’ils pouvaient confirmer à partir de l’observation des enfants de leur entourage certaines de ses avancées théoriques sur le développement psychoaffectif de l’enfant, effectuées de façon rétroactive, à partir de sa clinique des névrosés adultes. Golse précise à ce sujet qu’il est psychanalyste et qu’il ne faut pas lire l’ouvrage selon un clivage fallacieux, en le situant du côté de l’observation développementale exclusive, et R. Roussillon du côté de la seule reconstruction. Il pose la question de savoir si la naissance de l’objet est celle de l’objet externe à repérer ou de l’objet interne à instaurer. Quoi qu’il en soit, ce premier objet, désigné par R. Roussillon comme autre sujet, émerge sur le fond de la dynamique intersubjective mais ce premier objet est sans cesse à recréer.

Le livre entrelace quatre dialogues, deux textes de B. Golse sur « les destins de l’originaire » et « la naissance de la vie psychique » sont d’abord mis en résonance avec deux contributions de R. Roussillon sur « la dépendance primitive et l’homosexualité primaire en double », puis sur « la pulsion et l’intersubjectivité ». Dans cette chorégraphie livresque, R. Roussillon poursuit la réflexion par « la fonction symbolisante de l’objet » et la question du langage du corps et de l’acte, échoïsé par B. Golse traitant des « invites du bébé à un néostructuralisme » et s’interrogeant sur une possible psychanalyse du bébé, à la lumière de la théorie de l’après coup. B. Golse, à l’orée du livre, propose une synthèse très claire des différentes conceptions de l’originaire. Il reprend notamment la question de l’intersubjectivité. Il discute d’abord le modèle psychanalytique classique d’une intersubjectivité secondaire qui s’organiserait à partir d’un temps de fusion entre le bébé et l’objet primaire, modèle proposé par Freud, Spitz, avec le stade anobjectal, et Margaret Malher, puis le second modèle d’une intersubjectivité primaire immé­diate, proposé par D. Stern et C. Trevarthen, à partir de leur observation de bébés : Stern insiste notamment sur le fait que le bébé nouveau-né est immé-daitement apte à percevoir, à représenter, à mémoriser et à se ressentir comme l’agent de ses propres productions. Il défend pour sa part un troisième modèle d’intersubjectivité, selon lequel l’intersubjectivité ne se développe pas à partir d’une indifférenciation totale entre l’enfant et l’objet primaire, mais à partir de phases interactives fortes, à certains moments de la journée. « Cette troisième voie consiste à penser que l’accès à l’intersubjectivité ne se joue pas en tout-ou-rien, mais qu’il se joue au contraire de manière dynamique entre des moments d’intersubjectivité primaire effectivement possibles d’emblée, mais fugitifs, et de probables moments d’indiffé­renciation, tout le problème du bébé et de ses interactions avec l’entourage étant, précisément, de stabiliser progressivement ces tout premiers moments d’intersub­jectivité en leur faisant prendre le pas, de manière plus stable et continue, sur les temps d’indiffé­renciation primitive ».

Dans son commentaire de ce chapitre de B. Golse, R. Roussillon note que la question de l’intersubjectivité surgit dès que la particularité de l’objet externe est reconnue : il rappelle que le bébé ne forme pas une unité subjective mais une « nébuleuse subjective » (M. David), idée tôt formulée dans la pensée de Bleger avec le concept des noyaux agglutinés et de Winnicott soulignant la différence entre « ne pas être intégré » et « se désintégrer ». Dans cette perspective, il s’impose de réévaluer certains concepts psychanalytiques, comme celui d’objet partiel. Ce qui est déterminant s’avère la synthèse des impressions « composant cette nébuleuse subjective », qui dépend de la qualité du lien à l’objet.

B. Golse envisage ensuite la naissance de la pensée à l’interface de la sphère cognitive et de la sphère affective. Il décrit le passage de la vie prénatale à la vie postnatale avec l’hypothèse d’un premier « objet sonore » (S. Maïello) comme préforme ou préfiguration de la question de l’absence ou de la présence de l’objet. Il aborde alors les différents niveaux d’organisation de la bisexualité psychique puis     « les emboîtements entre élé-ments pareils et pas pareils » (G. Haag), avant de conclure que le premier objet est au fond un objet capable de renvoyer à l’enfant quelque chose de lui-même, de semblable et d’un petit peu différent : « Le premier objet qui vient témoigner de l’ins­tauration de la psyché de l’enfant est un objet qui « parle » de l’enfant à l’enfant, image spé­culaire à peine déformée et donc, de ce fait, tolérable pour lui ».

Dans ses deux premiers chapitres, René Roussillon avance l’idée que la sexualité est toujours d’emblée une rencontre avec un objet (« couple pulsion/objet », selon A. Green) et que le sexuel infantile se développe à partir du partage de plaisir dans le rapport premier à l’objet. Tel est en réalité le constat de Freud dans les Trois essais quand il relève que l’image de l’enfant rassasié au sein de la mère reste le modèle du plaisir sexuel adulte mais, comme le note R. Roussillon, ce passage est en même temps négligé, voire nié par Freud du fait du développement de la théorie d’une sexualité infantile uniquement auto-érotique. 

Le fondateur de la psychanalyse a donc bien indiqué l’importance de l’objet premier mais il n’a pas développé la place et la fonction de l’objet dans la théorie de l’étayage. Roussillon insiste sur la nécessité d’un partage de plaisir entre l’enfant et la mère, ou son substitut, pour que l’affect de plaisir puisse être éprouvé comme tel, c’est-à-dire qu’il se compose, qu’il construise des représentants psychiques. 
L’importance de ce partage de plaisir premier s’appuie aussi sur l’hypothèse de Winnicott d’un processus en « trouvé-créé », d’une mère « miroir primaire » du bébé, qui éprouve du plaisir dans la rencontre « en double » avec son enfant. L’ensemble des études actuelles sur les interactions précoces, notamment Stern (1985), montre que la relation s’établit selon des modes d’accordages esthésiques puis affectifs « en double », ce qui conduit R. Roussillon à avancer l’hypothèse d’une « homo-sexualité primaire en double ». Le bébé rencontre un double de lui-même, un autre dans lequel il se reconnaît, un miroir de lui-même, autre à la fois identique et différent de lui. Les recherches contemporaines sur les bébés attestent largement que la première relation n’est ni indifférenciation ni fusion, comme Freud lui-même et de nombreux post freudiens l’ont soutenu. 

Ce qui conditionne la réciprocité du plaisir de la relation est le processus à deux niveaux par lequel le bébé et l’objet primaire se constituent comme miroir : partage esthésique, partage de sensations corporelles, et partage émotionnel, accordage affectif. Le partage esthésique désigne la chorégraphie première, l’ajuste­ment des gestes, les mimiques et postures entre la mère et l’enfant : il constitue le fond sur lequel s’établit la possibilité d’un accordage émotionnel.
R. Roussillon propose ainsi d’établir une différence entre le plaisir de la décharge et la satisfaction, plaisir de la décharge liée à la baisse de tension au niveau de l’autoconservation et lié aussi à l’érogénéité de la zone concernée mais ce plaisir lié à la décharge pulsionnelle ne produit pas nécessairement le sentiment de satisfaction, qui dépend du partage d’affect, donc du plaisir de l’objet et pas seulement de la décharge des excitations pul­sionnelles. Ainsi le plaisir trouvé dans la rencontre avec l’objet conditionne la représentance psychique du plaisir de décharge trouvé dans le soma, c’est-à-dire le plaisir lié à la baisse des tensions au niveau de l’auto-conservation et le plaisir lié à l’érogénéité de la zone : si ces deux formes de plaisir liés à l’autoconservation et à la zone érogène ne parviennent pas à trouver de représentants psychiques, ils peuvent rester inconscients, ne pas être éprouvés comme tels, autrement dit rester à l’état potentiel.
Ces hypothèses de R. Roussillon concernant le sexuel infantile, selon lesquelles l’affect de plaisir peut ne pas se « composer » comme affect et qu’il peut y avoir plaisir de l’autoconservation, de l’érotique d’organe, sans satisfaction- ont des implications majeures dans la psychopa­thologie de l’adulte. L’échec historique plus ou moins partiel de la sexualisation primaire et de « l’homosexualité primaire en double » caractérise notamment les pathologies narcissiques-identitaires. Par ailleurs, elles ont des implications métapsycho­logiques qui concernent la théorie pulsionnelle. A côté de la décharge, classiquement considé­rée comme un des enjeux fondamentaux de la pulsion, Roussillon propose d’accorder à la pulsion la dimension d’un sens, d’envisager la pulsion avec une valeur de communication en direction de l’objet de ce qu’il nomme valeur messagère en direction de l’objet. Cette valeur messagère en direction de l’objet va se dialectiser avec celle plus classique de décharge et de traitement des tensions. Plaisir et satisfaction dépendent à la fois de la décharge de la tension interne, enjeu narcissique de la pulsion, à la fois de l’échange avec sa valeur messagère, enjeu objectalisant de la vie pulsionnelle.

On l’a compris : il est impossible de rendre compte de toute la  richesse de ces échanges passionnants, qui construisent une théorie en spirale. On se limitera donc pour finir au commentaire d’un dernier chapitre de chaque auteur, la question du langage du corps et de l’acte par René Roussillon et celle d’une psychanalyse possible des bébés par Bernard Golse.  En commentant les textes de Freud, qui a mis en évidence dans son oeuvre d’une part l’impor-tance du langage des gestes, qui, loin d’être dénués de sens, renvoient à un scénario archaïque mis en scène par le corps du sujet, en-deçà du langage verbal, d’autre part, en 1937, le possible retour hallucinatoire dans la cure d’un « vu ou entendu à une époque précédant l’apparition du langage verbal », René Roussillon souligne que ce qui a été vécu à une époque où le langage verbal n’était pas en mesure de donner forme à l’expérience subjective, va tendre à revenir sous une forme non verbale, une forme aussi archaïque que l’expérience elle-même, dans le langage de l’époque, celui des bébés et des tout petits enfants, donc dans un langage corporel et un langage de l’acte. Ces expériences primitives, articulées aux états du corps et aux sensations, expériences non remémorables car elles ne peuvent pas se constituer en souvenirs, vont se retrouver dans le langage de  l’acte et du corps observé dans la clinique des souffrances narcissiques. René Roussillon propose alors l’hypothèse, en complément de celles de Freud, que les sujets en proie à des formes de souffrance narcissique-identitaire en lien avec des traumatismes précoces, vont utiliser ces différents registres d’expressivité non verbale, corporels, sensori-moteurs, mimo-gestuoposturaux, pour tenter de faire reconnaître ces expériences subjectives traumatiques. Ces formes de langage constituent en effet des tentatives d’échange et de communication avec l’objet, et sont des traces d’expériences de rencontres insatisfaisantes ou de non rencontre avec l’objet. En paraphrasant Freud, R. Roussillon propose de dire que « l’ombre de l’objet tombe sur le langage de l’acte ». Il avance l’exemple de la stéréotypie classique des autistes fascinés par un mouvement de leur main qui semble à l’infini revenir vers eux. Plutôt que d’envisager comme les auteurs kleiniens une forme d’autosen­sualité, il avance qu’un tel geste raconte l’histoire d’une rencontre qui n’a pas eu lieu : « L’ombre de l’objet non rencontré tombe sur l’acte et le geste ». 

B. Golse prolonge en tout cas ce mouvement conceptuel par l’évocation d’un programme de recherche avec son équipe à Necker sur le langage de l’enfant, qui atteste que, si le langage du corps et des affects précède la langage verbal ultérieur, il ne s’agit pas pour autant de simples précurseurs, mais plutôt de conditions préalables à l’avè-nement du langage verbal, et de niveaux de langage qui demeurent toujours actifs. Il pose alors la question de l’image motrice comme simple reflet de la pensée ou au contraire comme la pensée en acte : dans ce second cas, l’observation directe ne serait pas une simple observation comporte-mentale mais un moyen d’accès à la pensée. 
L’image motrice, en tant que mode de pensée préverbal, pourrait alors fournir la base de la représentation d’action (« repré­sentactions de J. D. Vincent) : en outre, via l’empathie et les neurones miroirs, elle pourrait être aussi la source d’une certaine pensée chez l’autre et pas seulement chez le sujet. Le fait que les signifiants non verbaux doivent être reçus et interprétés par l’autre fait écho dans la clinique des bébés avec l’impression que les indices corporels du bébé ne peuvent accéder au statut de signes que par le biais de l’interprétation des adultes.

Dans le dernier chapitre, à partir d’un parcours des théories du traumatisme et de l’après-coup, B. Golse montre la pertinence du maintien de la référence dans la clinique des bébés aux théories de l’après-coup, de la pulsion et de l’étayage et soutient donc l’idée d’une psychanalyse possible des bébés. Mais la clinique du bébé impose d’une part de revisiter le point de vue topique de la Métapsychologie pour pouvoir prendre en compte les fonction-nements dyadiques et triadiques, d’autre part d’adopter aussi une certain point de vue phénoméno-logique qui ne s’oppose pas à la théorie psychanalytique (voir son livre L’être bébé).

Cet ouvrage témoigne, à rebours des critiques actuelles à l’égard d’une psychanalyse qui serait archaïque et moribonde, de l’extrême vitalité, inventivité et créativité de la psychanalyse contemporaine, notamment quand elle ose s’aventurer sur des terrains différents des pratiques traditionnelles. Le lecteur trouvera dans ce livre sur la construction de la subjectivité des outils précieux pour traiter les cliniques réputées difficiles et pour aborder de façon nouvelle le champ de l’inter­subjectivité : ce dialogue très vivant de chercheurs pionniers dans la clinique contemporaine se lit et relit d’une seule traite.