La perversion encore

La perversion encore

Catherine ChabertJacques AndréPatrick Guyomard

Editions Puf, 2015

Bloc-notes

La perversion encore

Dans l’ouvrage collectif intitulé La Perversion, encore « Tous les auteurs sont psychanalystes », lit-on en quatrième de couverture. C’est un point d’importance car, ainsi que le souligne Jacques André en préambule, la psychanalyse « demande l’impossible » au mot perversion, tout autant qu’elle s’en défend par des formations
réactionnelles théoriques.
Comment sommes-nous aujourd’hui affectés par la perversion et ses théorisations ? Dans quelle dette à l’endroit de l’apport freudien, et avec quelles nouvelles incitations à y revenir, encore ? Comment dépasser les apories d’une approche de la perversion en termes de structure ? En quoi est-il plus pertinent de l’aborder par les notions d’agencement (car il n’y a pas de « décompensation » de la perversion, mais plutôt aménagement), de traits, de moments, ou de paradigme pervers, si le paradigme est envisagé ici non comme une organisation libidinale unitaire ou une structure distincte, mais comme une « préforme » qui se trouve être « au cœur de l’humain » (François Pommier) ? De qui parle-t-on quand on parle des pervers ? Les conduites sexuelles sont-elles un critère pertinent pour identifier la perversion ? La langue peut-elle éviter d’être contaminée (pervertie) par son objet ? Question centrale encore, s’il existe bien une langue perverse, « en ce qu’elle détourne, qu’elle ne nomme jamais ce qu’elle cible, autrement qu’en contournant les mots » (Catherine Chabert). Ce n’est pas le moindre paradoxe de la perversion que « pour parler de la perversion, il faut être pervers », comme l’aurait dit Lacan, et selon l’interrogation radicale de Françoise Neau. Autant de questions mises au travail dans cet ouvrage vif et même aigu, sur un thème qui nous requiert, chacun, dans la clinique – nécessairement transférentielle, donc mise en cause par cette idée que « les vrais pervers ne s’allongent pas ». D’ailleurs, est-ce bien vrai ? Ce livre propose une approche diffractée, à multiples références (Freud, Joyce McDougall, Winnicott, Lacan, Piera Aulagnier, Clavreul, Laplanche, Perrier, Green…), à la mesure de « l’objet » envisagé, pour mieux conjurer les fixations et l’académisme psychanalytique. Sexualité et sexuel, déni de la différence des sexes, séduction, transgression, emprise, sont quelques maîtres-mots, c’est le cas de le dire, de la perversion, mais aussi le narcissisme, le fétichisme, la bisexualité.
La perversion est d’autant plus  dérangeante que, loin d’être une structure isolée et pure, elle participe de la « psychopathologie de la vie quotidienne », elle est même « au cœur de l’humain » (François Pommier), et suscite chez chacun de puissantes formations réactionnelles. Cet ouvrage nous permet ainsi de nous rapprocher de la perversion, autant que de nous laisser approcher par elle : c’est-à-dire de toucher du doigt la fondamentale méconnaissance qui obture la pensée même de la perversion. La perversion est affaire de méconnaissance, dans tous les sens du terme. Car si chacun se reconnaît volontiers névrosé, avec, à la limite ! des noyaux psychotiques, la perversion est d’abord chez l’autre. En effet, comme le souligne Bernard de la Gorce, s’il est aisé de voir comment la perversion met l’autre en cause, comment supporter la part que chacun prend à un jeu de dupe, à la séduction, au scénario pervers, à son emprise ? L’idée de la plus infime connivence introduit un malaise. L’auteur analyse ce malaise à partir d’un film dérangeant, Portier de nuit, réalisé par Liliana Cavani en 1974, significatif dans son dévoilement de la fonction de clivage (et pas seulement du conflit psychique) dans ce qui constitue l’être « civilisé ».
Avec un portait saisissant du Caravage, Jacques André met en lumière la troublante coexistence des sommets de l’art, de la sublimation, et du visage à mille facettes de la perversion, de la destruction. Catherine Chabert, après avoir dessiné l’état de la question et souligné le surinvestissement actuel du narcissisme dans l’abord de la perversion, centre son propos sur la bisexualité psychique, en tant que cette dernière n’est pas simplement un déni de la différence des sexes, mais une tentative d’annulation du rapport sexuel. Le caractère définitivement excluant de la scène primitive, impossible à supporter parce qu’elle ne peut être vue tout en étant regardée, amorce la solution perverse. Cela produit au passage une étonnante relecture de Winnicott.

L’ouvrage ré-envisage les grands couples qui organisent la cons-truction de la notion de perversion : perversion et séduction (des pères, d’abord), sexualité et perversion, fantasme pervers et perversion -mettant au centre la pulsion sexuelle. Patrick Guyomard montre que le trajet freudien qui va de l’étiologie sexuelle des névroses à la pulsion sexuelle et ses modulations conduit Freud à l’idée que l’insatisfaction n’est pas seulement sexuelle, mais bien aussi psychique ; l’insatisfaction, est structurelle, la pleine satisfaction est impossible, et finalement il n’y a pas que du sexuel dans le sexuel. En partant de cette matrice freudienne de la psycho-sexualité polymorphe, c’est alors « Psyché qui est perverse, le sait-elle ? » L’apport lacanien se trouve notamment dans le fantasme pervers : autant la castration assure au sujet névrosé la possibilité de désirer, autant le sujet pervers vise la jouissance au-delà de la castration, et constitue l’objet comme moyen de cette jouissance. L’objet supposé assurer la jouissance dernière est l’objet de l’addiction. L’addiction, en l’occurrence l’addiction au sexe, la dépendance sexuelle (comme antidote à la dépendance « affective ») est justement étudiée par Vincent Estellon à partir de son analyse du film de Steve Mc Queen, Shame (2011), et de quelques fragments cliniques. Mise à l’épreuve de la clinique analytique par la perversion, encore, dans le cas du « destin » anatomique défié par l’hermaphrodisme (Karinne Gueniche). François Pommier, quant à lui, montre la curieuse situation de la tendance perverse, entre le pôle de la phobie et celui de la manie : la phobie, tout comme la disposition perverse polymorphe de l’enfant, est une étape obligée du développement : tout enfant connaît la peur et la cruauté. L’analogie avec la manie touche, elle, le rapport du moi à l’objet, dans la modalité d’un triomphe du moi sur l’objet qui ne fait que masquer le destin funeste de l’objet mort. L’ombre de la mélancolie plane sur les figures de perversion magistralement évoquées par Françoise Neau : Oskar Kokoschka, Henry de Montherlant ou Tony Duvert.
La perversion ne laisse pas indemne la question clinique et transférentielle, que ce soit pour considérer que « les vrais pervers ne s’allongent pas », ou au contraire pour reconnaître qu’il y a dans une cure des « moments » pervers. Tenir l’exigence de penser la perversion, encore, comme le fait cet ouvrage, nous conduit non pas tant à définir qu’à opérer des mouvements, d’abord en nous-mêmes, mais aussi dans l’exercice de nos transferts.