La sexualité masculine

La sexualité masculine

Jacques André

Editions Puf, 2013

Bloc-notes

La sexualité masculine

 « Ce serait quand même plus facile si, de temps en temps, elles disaient : Oh non ! Oh non… Elles disaient « Non », elles disent   « Oui », quand elles ne devancent pas l’appel et formulent le premier mot… dans ces cas-là, ajoute Charles, « on se dit qu’il va falloir assurer sur l’érection. » Ainsi s’ouvre La sexualité masculine de Jacques André, livre percutant et surprenant qui dresse un état des lieux de la sexualité masculine aujourd’hui en se fondant sur le paradoxe d’une sexualité se trouvant prise en tenailles entre les bouleversements induits par la « libération sexuelle » et les invariants des enjeux inconscients qui font qu’une telle libération ne peut qu’être un leurre à l’aune des profondeurs du psychisme. Il n’empêche, et c’est tout l’art de ce Que sais-je ? de le reconnaître et d’en mesurer pleinement les conséquences, il serait pourtant faux de dire que rien n’a changé pour les hommes : « à l’heure de la parité entre les sexes, la domi-nation masculine a perdu de sa tranquillité, le machisme est en berne ». On sent bien que c’est ce principe d’intranquillité qui a fait basculer Jacques André du continent obscur d’une sexualité féminine qu’il a longtemps parcouru, vers le terrain fort complexe, même si en apparence plus familier, de la sexualité masculine. 

Concernant la sexualité féminine, l’apport le plus décisif de Jacques André a sans doute été de montrer, d’abord dans La sexualité féminine (PUF, 1994, Que sais-je ?), puis dans Aux origines féminines de la sexualité (PUF, 1995, Quadrige), que toute sexualité est à l’origine et d’emblée féminine, puisque c’est passivement que l’infans reçoit les premières sensations qui feront le lit de la sexualité future : « Selon notre propre hypothèse, le but génital féminin : être pénétrée, prend la suite des modalités les plus anciennes de la satisfaction libi-dinale. Ajoutons qu’entre la femme pénétrée et le nourrisson « effracté » par l’amour adulte, le rapport n’est pas simplement analogique : c’est électivement par les orifices du corps que l’amour/soins pénètre ». 

Concernant la sexualité masculine, Jacques André fait le choix, avec audace et liberté, d’un parcours libre et éclectique qui effleure plus qu’il ne démontre, qui butine plus qu’il ne circonscrit. Avec cet art de « toucher juste » qui est sa marque de fabrique, il chemine parmi les topoï de la sexualité masculine pour les faire jouer, et pour que se dévoile toujours, derrière les pratiques sexuelles les plus complexes et les plus énigmatiques, la part inconsciente qui s’y dissimule.  
Un homme ça bande ! A l’inverse de cette sexualité féminine orificielle et originaire, ou en tout cas dressée contre la passivité qui lui incombe, la sexualité masculine exhibe ses fleurons. Le phallus démesurément érigé du satyre grec qui orne hardiment la couverture du Que sais-je ? demeure l’emblème et le garant d’une sexualité qui doit au principe de l’érection son symbole intemporel. Mais tout le propos de Jacques André consiste à explorer les racines inconscientes de la virilité, et donc à infirmer, ou plutôt à déconstruire le credo de la domination masculine : « les inquiétudes sur la virilité ont l’âge de la virilité ». Car force est de constater la persistance du fiasco – « le fiasco, c’est l’honneur de l’homme », s’écriait déjà Laplanche, rappelant que l’animal ne goûtait ni les déboires ni les raffinements propres à l’humaine sexualité -, de l’éjaculation précoce, de l’impuissance, à l’heure de la sexualité soi-disant décomplexée ! 

Le phallus, bien distinct du pénis, est certes encore et toujours un objet de culte : « le Phallus, lui, est un être majuscule, l’érection est le seul état qu’il pratique, la détumescence lui est inconnue ». Mais si la sexualité masculine est « (re)devenue intéressante », c’est bien parce que le rééquilibrage des forces fait apparaître les parties immergées de l’iceberg :« En même temps que le doute s’introduit, que le pouvoir (son érection) perd de son absolu, c’est la dimension réactive de la domination masculine qui se précise. Contre quoi se défend-elle ? De quoi protège-t-elle ? ». A cette question, Jacques André ose une réponse qui ne s’embarrasse pas de circonvolutions : « La première menace tient sans doute au mode de transmission de la virilité. Comme toute formation psychi-que, le Phallus, indissociablement fantasme et symbole, a une psychogénèse. En évoquant l’introjection ou l’incorporation du pénis paternel, la psychanalyse a des pudeurs que les Spartiates n’ont pas. Pour devenir un futur guerrier, porteur du glaive, le pais, l’enfant doit d’abord occuper sur la scène sexuelle la position  « pénétrée » de la femme…. Il faut que ça rentre par-derrière pour ressortir par-devant » ! La surestimation de l’activité phallique est donc à la mesure de la violence du refoulement du plaisir homosexuel pris passi-vement dans le fantasme. Véritable formation défensive, elle défend une sexualité menacée par une passivité qu’elle redoute autant qu’elle la recherche. Du coup, le primat du Phallus est moins « une théorie de la diffé-rence des sexes que la théorisation d’Un sexe qui fait la différence : on l’a ou on ne l’a pas ». Jacques André note que personne n’est à l’abri de cette théorisation infantile, pas même Freud qui, pris dans les rets du fantasme, identifie à l’envi sexualité et virilité ! 

Un homme ça découpe ! Des seins, des cuisses, un cul… la délicieuse liste de Brigitte Bardot dans Le Mépris reste à l’ordre du jour. La totalité d’une femme ferait-elle peur à l’homme ? Revisitant la théorisation freudienne du fétichisme, Jacques André en révèle la part la plus obscure, celle que le primat du phallus tente justement de borner pour mieux la nier : « Tant que la théorie du fétichisme se tient dans les limites du primat du Phallus, elle reste homogène à son objet, et, peut-être, s’y soumet. La question demeure : le fétiche ne masque-t-il que le membre absent, ou ferme-t-il encore davantage l’horizon d’un autre sexe ? ». Le fantôme de « la femme dange-reuse », titre d’un des chapitres de l’ouvrage, semble parcourir de bout en bout une sexualité masculine dont la peur de la femme semble être encore et toujours l’horizon, et que la métonymie (la partie pour le tout), entre autres, tente de conjurer. La deuxième partie de l’ouvrage, consacrée aux perversions, de la fellation au sex-addict, en passant par la sodomie et le viol, restitue à ces pratiques leurs fantasmes propres, ceux qui se laissent entendre ou deviner sur le divan de l’analyste : « La sodomie est le but préférentiel que poursuit Antonin, c’est d’autant plus vrai que la conquête promet d’être sans lendemain, la femme délaissée plutôt que « baisée »… Le choix d’Antonin est indis-sociable du fantasme sous-jacent, celui d’une érotisation de la haine, de la misogynie. Par la sodomie, il s’identifie à l’homme sur la scène, mais plus encore il se venge. Il se venge de la femme d’un jour, faute de pouvoir le faire de la femme de toujours, la première d’entre elles, la traîtresse…  ». 

Car un homme ça aime ! Et d’abord sa mère ! Contrairement à Lacan, dont Jacques André s’étonne qu’au lieu d’analyser le fantasme, il « puisse lui-même faire théorie de la féminité  à partir de cette représentation d’une jouissance démesurée », La sexualité masculine ne se laisse pas fasciner par l’imagerie de la femme fatale et tente au contraire d’en percer le mystère. Que l’ombre de la mère plane derrière « la femme dont on ne se remet pas » n’étonnera guère le lecteur. Mais la puissance de l’empreinte de la figure maternelle, de celle qui restera toujours, envers et contre tout, la première, vectorise l’ensemble du Que sais-je ? comme une ligne de force souterraine et magistrale : « L’idée d’une sauvagerie de la sexualité féminine, excédant à jamais la capacité de l’homme à la combler est une vue d’enfant ». Reprises par Jacques André, les consi-dérations freudiennes sur la « première séductrice de l’enfant » prennent tout leur poids, souvent le poids du destin pour la sexualité à venir : « Pour Louis, la chose est claire, il se souvient de l’excitation et des rires à n’en plus finir quand sa mère jouait avec lui au « baiser esquimau ». A cet égard, la troisième partie de l’ouvrage, constituée de « tableaux cliniques, littéraires et cinématographiques », regorge de trésors, parfois horrifiques, comme celui intitulé Différence des sexes, qui reprend et commente cet extrait du journal d’Althusser : « Nous étions à Marseille, ma mère baignait ma sœur nue dans la baignoire de l’appartement. Nu aussi, j’attendais mon tour. J’entends encore ma mère me dire : « Tu vois, ta sœur est un être fragile, elle est bien plus exposée qu’un garçon aux microbes – et elle joignait le geste à la parole pour bien montrer les choses – « tu as seulement deux trous dans le corps, elle, elle en a trois. » Jacques André fait entendre la violence absolue de l’assertion maternelle : « Il y a deux sexes : un sexe à deux trous et un sexe à trois. L’intrusion maternelle doit s’entendre au sens propre : elle fait des trous dans le corps de l’enfant ». Tous les hommes n’ont pas la même mère…

Un homme ça se venge ! Que ce soit chez Don Juan, chez Sade, ou chez un patient, la sexualité masculine peut devenir une arme dans un combat sans merci qui oppose l’homme à la femme. L’homosexualité, à laquelle Jacques André consacre un beau chapitre, est une alternative originale qui permet de conserver à la mère la première place tout en lui étant pourtant infidèle comme par nature. La misogynie, cette haine ordinaire de la femme, fait des moments « entre hommes » le lieu et le temps d’une revanche :   « Le groupe des hommes se venge, il venge l’enfant séduit et trompé que chacun fut en son temps ». Dans une remarquable analyse de La philosophie dans le boudoir, Jacques André découvre, derrière la haine sadique de Sade pour la femme, une position féminine inconsciente : « Le héros sadien est d’abord passif, masochiste et femme (tout homme qu’il soit). Son sadisme (pénétrer violem-ment, fouetter…) n’est jamais que le retournement, la maîtrise de cette position première ». 

Un homme ça jouit ! Mais qu’est-ce qui fait jouir un homme ? Ici, la liste serait infinie, digne d’un inventaire à la Prévert, car la sexualité masculine, contrairement aux clichés qui la réduisent et la ridiculisent, apparaît, au sortir de La sexualité masculine, d’une richesse d’invention inouïe. Si certaines configurations ont la vie dure, comme par exemple le     « rabaissement de la femme », qui, depuis Freud, n’a guère changé de visage, distinguant celle qu’on aime de celle qu’on désire, et condamnant certains hommes à une monotone bigamie, d’autres hommes, comme par exemple Michelet, pratiquent « l’érection inventive ». Ceux-là réussissent l’exploit de conjuguer tendresse et sensualité, ils ont sans doute dû, comme Freud le confesse dans une curieuse formule, « surmonter le respect pour la femme et s’être familiarisés avec la représentation de l’inceste avec la mère ou la sœur ». Ce faisant, note Jacques André, ils peuvent prendre le risque de rencontrer l’altérité de l’objet : « La soi-disant nature polygame des hommes n’est pas seulement la conséquence d’une pulsion qui n’a d’autre but que la satisfaction, elle est aussi le corrélat d’une sexualité qui s’évite la rencontre toujours dangereuse avec l’autre sexe ». Et de citer Michelet : « Chez celui qui n’est point blasé, le seul contact de la personne aimée, le sentiment de sa chair, de sa chaleur, la vue charmante et toujours nouvelle de ce qu’on a vu mille fois, ces chastes privautés, les occasions continuelles d’assister aux moments cachés, aux toilettes, aux fonctions obligées de la nature, tout cela, à chaque instant, tire des étincelles. C’est la source inépuisable des rajeunissements imprévus, des réveils dans la fatigue, des oublis dans la fatigue. Pour le sursum corda et l’érection inventive, il suffit que je l’aie baisée au sein, aux reins ou au pied ». Tout un programme….