L’œuvre de Christopher Bollas, membre de la British Psychoana-lytical Society et de la Société psychanalytique de Los Angeles, n’est, malgré son importance, que très partiellement traduite en français. Le Moment freudien, qui rassemble plusieurs textes écrits en 2006, est à même de donner au lecteur français un accès très riche à cette pensée critique sans concession. Pour Christopher Bollas en effet, Freud lui-même n’a pas pleinement développé sa première conception du transfert comme transfert des pensées inconscientes vers la pensée consciente, ni son intuition de la communication d’inconscient à inconscient entre l’analyste et son patient. La pola-risation de la pensée des psychanalystes post-freudiens sur le seul transfert du patient sur son analyste, ainsi que sur le contre-transfert de l’analyste, oriente et réduit l’écoute à une seule des catégories de la perception incons-ciente, celle de la relation, aux dépens des innombrables fils de pensée liés à la complexité des processus inconscients.
Les deux premiers chapitres reprennent des entretiens avec Vincenzo Bonaminio lors du congrès de la Fédération européenne de psychanalyse d’avril 2006, qui permettent à Ch. Bollas de préciser et systématiser sa pensée grâce aux questions d’un interlocuteur qui le connaît bien et l’amène à répondre aux objections possibles, rendant la réflexion particulièrement vivante. Comme l’explique V. Bonaminio dans son avant-propos, la psychanalyse italienne a toujours été pour Ch. Bollas un interlocuteur privilégié, d’une altérité stimulante. Consacré à l’identification perceptive, le chapitre III (déjà publié en français, Revue Française de Psychanalyse, 70, 5, 2006) développe la notion de perception inconsciente que Freud a utilisée, notamment dans sa réflexion sur le rêve, mais n’a malheureusement pas explicitée. Suit la transcription d’une conférence donnée à Pasadena sur la nature et le rôle de la théorie ; Ch. Bollas y voit les théories psychanalytiques comme des formes de perception, chacune privilégiant un angle de vue ; il relie l’écoute de la complexité de l’inconscient à l’accueil maternel -par opposition à l’interdit paternel source de censure ou de conceptions réductrices- et souligne la dimension éthique de la théorie, dans la mesure où elle influence la pratique. Enfin, un dernier chapitre polémique (qu’A. Green a publié en 2006 dans Les voies nouvelles de la thérapeutique psychanalytique) veut montrer le caractère réducteur de l’interprétation systématique du transfert ici et maintenant. Green préface d’ailleurs l’ouvrage en soulignant l’importance de ce regard critique, solide, tant dans sa relecture de Freud que dans son appréciation des nouveautés parfois discutables de la psychanalyse contemporaine. La biblio- graphie et l’index des notions contribuent à faire de l’ouvrage un instrument de travail très précieux.
Féroce envers ses collègues britanniques adeptes de l’interprétation systématique de l’ici et maintenant, qui ramènent à la relation avec eux-mêmes tout ce qui se passe en séance sans laisser se déployer les associations du patient, Bollas soutient que tout patient est en mesure d’associer librement, de passer d’une idée à une autre, surtout s’il est incité à parler de façon précise du plus quotidien de son existence. Un psychanalyste trop actif, qui interprète dès que la séance démarre, ne laisse pas le patient déployer son associativité et ne peut alors entendre ni la complexité de sa vie psychique ni sa créativité. Le déploiement de la perception inconsciente, si explicite dans le modèle du travail du rêve, suppose de penser les transformations psychiques et les articulations de l’inconscient entre les différentes catégories de pensée et les multiples fils de la pensée inconsciente – laquelle, toujours faite de processus dynamiques, n’est pas seulement constituée par des contenus refoulés. L’inconscient orchestre en une condensation ces perceptions inconscientes à tout moment de la séance, car un même fil de pensée s’exprime par plusieurs catégories à la fois (affect, voix, rythmes, transfert, émotion, ironie ou effort, etc.), ce qui n’exclut nullement la conflictualité interne entre ces divers ordres de pensée. Le fil de la pensée inconsciente se repère par la séquence narrative, l’enchaînement des idées au cours de la séance, qui dessinent plusieurs configurations spécifi-ques, des cartes mentales que l’on pourrait reconstituer et superposer en une sorte de topographie des associations qui relient des lieux et des moments, de même que l’on pourrait noter presque musicale-ment les formes d’expression et les catégories de pensée aux-quelles le patient a recours pour communiquer ses perceptions inconscientes.
Ces réflexions, qui par leur fantasme de systéma-tisation font penser à la grille proposée par Bion, sont sans doute moins essentielles que l’appel au renouveau de la « paire freudienne » – attention flottante de l’analyste et associations libres du patient –, soutenu par une conception à la fois optimiste et très simple de l’association libre, qui ne nécessite pas nécessai-rement le brio d’une mobilité psychique, intellectuelle et d’une richesse culturelle dans les propos du patient (situation agréable pour l’analyste mais qui peut fort bien manifester surtout une résistance). Ceci correspond sim-plement à l’existence de fait d’une vie psychique : en dehors d’un coma dépassé, tout le monde associe… Cet intérêt pour les propos banals et le quotidien de la vie des patients, cette absence de mépris du narratif et du tout-venant sont réconfortants et rafraîchissants dans le paysage de la psychanalyse contemporaine. Ils permettent de mieux centrer le travail de l’analyste sur l’écoute en égal suspens, susceptible d’ac-cueillir tout ce qui se présente, y compris les empêchements, les répétitions, les auto-dévalorisa-tions, les silences et les inhibitions. L’attention est invitée à privilégier les processus dynamiques, à remarquer les mouvements psy-chiques du patient et les enchaînements dans la séance et entre les séances. Avec efficacité et simplicité, Christopher Bollas nous permet de penser la vie psychique avec une écoute renouvelée et ouverte.