Le psychanalyste apathique et le patient postmoderne

Le psychanalyste apathique et le patient postmoderne

Laurence Kahn

Editions Editions de l'Olivier, 2014

Bloc-notes

Le psychanalyste apathique et le patient postmoderne

C’est un grand vent salubre que Laurence Kahn fait souffler sur la psychanalyse, et donc sur les psychanalystes, avec Le psychanalyste apathique et le patient post-moderne. Car tout au long d’une réflexion qui prend pour cible les essors plus ou moins récents de certains courants de la psychanalyse, essentiellement américaine, en direction du constructivisme, de l’intersub-jectivisme et de l’herméneutique, la pensée est menée avec vigueur et rigueur, l’auteur pèse les causes et les conséquences avec acuité, en ne lâchant rien, et même pour ne rien lâcher, du cœur de la théorie freudienne. La prise de position est polémique et hardiment assumée. Il y a là un minutieux travail d’épisté-mologue qui sait souligner les moments où les problèmes sont mal posés et mal résolus et qui insère son sujet d’étude – des thèses psychanalytiques – dans un contexte intellectuel plus général, lequel comprend des philosophes, de Kant, Dilthey ou Lipps à Wittgenstein, Ricoeur, Foucault, Derrida et Lyotard, ou encore, dès le premier chapitre, Adorno qui, en 1946, s’inquiétait directement de la psychanalyse et du risque qu’il y aurait pour elle à se débarrasser des pulsions, de la sexualité infantile et de la « face sombre » de l’homme. Il y a lieu plus encore aujourd’hui, estime Laurence Kahn, de s’alarmer de l’affadissement ou de la disparition en cours de concepts piliers de la pensée freudienne – pulsion, sexualité infantile, compulsion de répétition – et de leur remplacement subreptice dans la littérature analytique par des mots comme self au lieu de moi, autodévoilement, empathie – (notion dont Laurence Kahn voit l’introduction dans la psycha-nalyse favorisée par l’alliance entre les pensées de Schafer et de Kohut, en 1959, au nom d’un réquisitoire contre la pulsion). Mais la polémique est généreuse, car c’est avec précision et patience, quel que soit le caractère incisif des lectures qu’elle opère, que Laurence Kahn rend compte des principaux textes qui ont, selon elle, scandé les glissements en cours. Un intérêt paradoxal de ce travail est d’ailleurs qu’avec honnêteté, il porte à la connaissance de ses lecteurs un panel d’auteurs, parfois importants, qui ne sont pas forcément très bien connus en France. Précisons qu’un précieux appendice, « Sur les auteurs cités », lesquels ne sont pas tous anglo-saxons, rassemble une cinquantaine de noms et donne par ordre alphabétique de brèves mais substantielles indications biographiques et intellectuelles sur les auteurs des textes commentés.

S’attacher aux raisons d’une telle évolution, c’est pointer les dérives successives qui, au sein de l’IPA (Association Internationale de Psychanalyse) pourraient avoir, ou ont eu, pour effet – selon l’intensité du pessimisme – de dénaturer l’écoute de l’analyste ; au sein de l’IPA, car, comme le souligne Laurence Kahn, psychanalyste titulaire à l’APF (Association Psychanalytique de France), les pires ennemis de la psychanalyse sont les psychanalystes eux-mêmes. Cette grande fresque historique et conceptuelle a pour point de fuite la nécessité où serait la psychanalyse, nécessité régulièrement invoquée par les uns ou les autres et vigoureusement récusée par Laurence Kahn, de s’adapter à son temps, et à des patients qui auraient « changé » par rapport à l’époque de Freud, c’est-à-dire, in fine, de renoncer au « pouvoir décapant du langage » et au « pouvoir abrasant du silence ». Une psychanalyse à visage humain… En ce sens la réflexion de Laurence Kahn est certes le pendant de son Écoute de l’analyste de 2012, où elle distinguait et qualifiait les différentes composantes de l’écoute psychanalytique, mais elle fournit aussi le dossier de référence qui vient à l’appui des premières phrases d’un article de la même année 2012 où elle écrivait ceci : « Au nom du nouveau visage des pathologies post-modernes et sous l’argument de la supposée méconnaissance par Freud de l’ampleur du phénomène contre-transférentiel, l’implication émotionnelle et réciproque des deux partenaires de la relation analytique a conduit certains courants à envisager celle-ci comme un dialogue où prévaudraient la résonance et la mutualité compréhensive. »
Dès la première page de cet important volume publié par les éditions de l’Olivier, un acte d’écriture met en évidence et presque en scène l’intemporalité du problème, de manière saisissante. L’idée exposée est la suivante : l’opposition à la psychanalyse se manifeste de diverses manières, y compris de manière subtile et de l’intérieur de la discipline, par un acquiescement apparent aux idées et une adoption éventuelle de ses termes techniques, mais accompagné d’une telle « dilution de leur signification » que ses « crocs à venin », selon l’expression de Freud, en deviennent inoffensifs. On vient d’ouvrir le livre et on peut à bon droit lire cette page comme les premiers mots de l’auteur. En réalité, comme Laurence Kahn l’indique dans un immédiat après-coup, cette déclaration, vraisembla-blement due à Jones, provient de l’éditorial du premier numéro de l’International Journal of Psychoanalysis, en 1920, et indique la ligne directrice de la nouvelle revue. Il est piquant, on ne peut s’empêcher de le penser, que nombre des textes étudiés et incriminés par Laurence Kahn aient été publiés dans ce même journal.

Aux yeux de Laurence Kahn, la déclaration de Robert S. Wallerstein, « One Psychoanamysis or many ? », au congrès de l’IPA de Montréal en 1987, a joué un rôle considérable dans la dispersion des théories et dans ce qu’elle considère comme le mouvement, bien enclenché, d’un renoncement à la métapsy-chologie. C’est autour de ce moment central qu’elle répartit les points qu’elle traite et les textes qu’elle met en relation, soit qu’ils l’aient précédé et préparé, soit qu’ils lui succèdent. Alors président de l’IPA et confronté « aux assauts de la Self psychology de Kohut, du “nouvel idiome” de Schafer, des théories narrativistes et du retour des théories du trauma réel, lesquelles (…) ripostaient au caractère considéré comme unitaire et dominateur de l’Ego psychology », Wallerstein prit acte, au nom de l’IPA, de ce pluralisme théorique et affirma l’existence d’un common ground de la psychanalyse, ce qui revenait à accepter l’existence de différences dans les théories psychanalytiques, mais ce qui allait aboutir à « élargir les plates-formes conceptuelles ». La consensualité se paiera au prix fort. Simultanément cette déclaration validait la proposition (antérieurement formulée, en particulier par Home et Sandler) d’établir une distinction entre les théories cliniques concrètes, fondées sur l’observation, et les théories métapsychologiques abstraites, laissées à la discrétion de chaque analyste dans sa singularité. « Une clinique qui se libérerait de la spéculation », c’est l’un des sous-titres du chapitre « Ouverture d’esprit »… Ce qui était souhaité, puisque c’était ainsi la rationalité de la méthode de l’observation des données recueillies en séance qui prenait le pas sur les théories individuelles, qualifiées de
« métaphores théoriques », c’était que la psychanalyse obtienne d’habiter le champ de la science, statut si important aux yeux de Freud et qui fut contesté inlassablement et diversement depuis les origines. Laurence Kahn rassemble, en-deçà de la déclaration de Wallerstein, les différents courants de pensée qui avaient convergé pour refuser toute perspective objective à la psychanalyse, et qui ont abouti à remplacer la revendication de sa scientificité par l’idée qu’elle est une herméneutique, c’est-à-dire qu’elle n’a pas d’objet extérieur à elle. Ces tournants ont eu lieu aussi sous l’effet d’une lecture, à son avis à contre-sens, de Derrida et de Lyotard : pour tous deux, souligne-t-elle, la contestation de l’hypothèse lacanienne selon laquelle l’inconscient est structuré comme un langage fut centrale. Ce fut, dans les années récentes, le postmodern turn. Derrière ces controverses sur la question de la scientificité, se profile la question philosophique du statut et même de l’existence d’une réalité extérieure, indépendamment des construc-tions mentales individuelles, fil passionnant qui parcourt tout le livre. « Puisque le monde ne répond pas, il suffit de renoncer à la modélisation scientifique du fonctionnement psychique et de s’en tenir à l’idée que la psychanalyse est un “art de l’interprétation” ».

Méditant les effets à retardement du Cercle de Vienne, l’amalgame opéré entre les critiques de Popper et celles de Grünbaum, la virulence de ce débat sur la scientificité de la psychanalyse, suspectée de mythologie et de métaphysique, et reprenant l’étude de Meissner qui recensait, en 1981, les étapes importantes des attaques contre le modèle métapsychologique freudien, Laurence Kahn note que le mouvement général a consisté à séparer « le bon grain de l’ivraie », c’est-à-dire à séparer ce qui, dans la psychanalyse, aurait un ancrage scientifique réel, car issu de l’observation, de ce qui relèverait des sciences humaines, de l’interprétation, ayant à ce titre partie liée avec le langage – la métapsychologie devenant une grille de lecture dont on pourrait faire usage ad libitum, ce qui supprime le volet énergétique et économique, et ce dont découlera l’idée que la psychanalyse est une herméneutique.

Un compte-rendu de ce livre d’une grande richesse ne saurait en donner une vision complète et il est impossible d’entrer dans le détail des analyses stimulantes de Laurence Kahn, qui prend à bras le corps les débats et les polémiques avec une densité de pensée impressionnante, en dégageant chaque fois l’enjeu central de la controverse et les réenchaînements de notions qui sont à la source des dévoiements qu’elle relève. Ainsi par exemple de la notion de transfert, discutée entre Rangell et Wallerstein (1996 et 2002), ou entre Peter Fonagy et Harold Blum (1999 et 2003) : le transfert tend à devenir une forme de communication dans l’ici et maintenant, « dépouillé de référence à l’inactualité virulente de la répétition et du sexuel infantile », il est perçu comme une « expérience interactive dans laquelle les deux protagonistes sont finalement dans des positions symétriques ». Un tel infléchissement, comme encore le concept d’ « inconscient présent », proposé par Sandler en 1983, abolit évidemment toute idée de résistance et de répétition de ce qui ne peut être remémoré. Une fois répudiée l’« écoute archéo-logique », comme fut qualifiée la méthode analytique, et l’« auto-rité » de l’analyste, la promotion du dialogue analytique se fait au nom d’une psychanalyse « reconstructive », reconstructive non pas du passé, par la levée du refoulement, mais reconstructive pour réparer l’effondrement existentiel et le vide représen-tationnel dont souffriraient majoritairement les patients d’aujourd’hui. L’influence de Kohut et l’usage qui fut fait de la pensée de Fairbairn sur la libido comme quête d’objet et non quête de plaisir, avec pour conséquence « le remplacement des instances intrapsychiques par des structures représentant les relations d’objet internalisées » et la mise au premier plan de la relation ont été « déterminantes », précise l’auteur. On voit ainsi comment c’est par le biais de la réflexion sur la compréhension du transfert – qui devenait une simple relation – et de la mise en suspicion du contre-transfert que s’introduisirent la promotion de la narrativité et de l’empathie, tellement en vogue aujourd’hui (le dernier chapitre du livre s’intitule « Un nouveau common ground : l’empathie ? ») : la narrativité, parce que la création d’une narration serait théra-peutique à elle seule, création qui serait obtenue par la réélaboration d’expériences actuelles et la mise en contact de l’esprit du patient avec ce qui lui était auparavant intolérable ; l’empathie, parce que si le transfert n’est que l’ensemble des affects suscités par la relation avec le psychanalyste, cela convoque la sensibilité et donc l’usage d’une « immersion empathique », attentive à la « validation » par le patient.
Le narrativisme de Spence, le langage d’action de Schafer (pour qui « le Soi est un dire », car « l’agent devient peu à peu le constructeur de sa propre expérience à travers une narration qui en délivre le sens »), L’Empathie psychanalytique de Bolognini, sont étudiés, pour ne citer qu’eux, chacun d’eux se voyant inséré dans un réseau conceptuel serré. Ce qui amène bien souvent Laurence Kahn à pointer avec justesse les erreurs ou les approximations de lecture à l’œuvre dans ces déformations : ainsi de la collusion entre Schafer et Ricoeur autour de l’idée de responsabilité du sujet de l’action, de la mauvaise interprétation du principe d’incertitude de Heisenberg, de l’usage falsificateur de Derrida et de Lyotard (la French philosophy), du caractère fourre-tout de la notion d’empathie (elle revient à Lipps pour clarifier la notion) ou de l’effet produit par la lecture de Foucault – en particulier quand il est utilisé par le pragmatisme de Richard Rorty -, allant dans le sens d’un relativisme généralisé et de la perte de notion de vérité. Or Freud défend la référence de la psychanalyse à la vérité, son adéquation au réel du monde ; la psychanalyse concourt « à la description de l’agencement même du monde », écrit Laurence Kahn, et doit refuser d’être confinée dans « le périmètre de l’interaction entre états mentaux ».

À la lecture de ce livre de psychanalyse, mais aussi d’épistémologie, on est tenté de faire un rapprochement, peut-être surprenant, avec la pensée de Bachelard sur la formation de l’esprit scientifique et avec son idée que la science progresse par une suite d’erreurs surmontées. On pourrait se dire, devant la présentation de ce qui apparaît sous la plume de Laurence Kahn comme les étapes d’un fourvoiement général, qu’elle peint le tableau d’un anti-progrès par embourbements successifs, aggravés au lieu d’être surmontés, mais dont il est peut-être encore temps de sortir. On peut penser que c’est pour appeler la communauté psycha-nalytique à un sursaut qu’elle a réalisé ce travail, quoiqu’elle semble dépourvue d’illusions. Le titre du livre, tourné comme le titre d’une fable à deux personnages, dont la morale implicite inviterait à redevenir ou à ne pas cesser d’être des psychanalystes « apathiques », met l’accent sur le couple en réalité dissymétrique de l’analyste et du patient, dans lequel le second des deux partenaires est prétendument sujet au changement, tandis qu’il est suggéré au premier de conserver la froideur distante des origines.

La question qui occupe Laurence Kahn est donc à la fois intem-porelle et urgente. La mise en cause du pluralisme théorique et l’analyse de ses conséquences ne signifie évidemment pas que tous les psychanalystes devraient marcher du même pas, surtout venant d’une psychanalyste si attachée à la détotalisation, à la reconnaissance de l’hétérogène et de la discorde, et si vigilante quant au caractère illusoire des vœux d’unité, que ce soit l’unité d’un psychisme qui serait affranchi de la division interne ou celle d’un groupe. Mais il était à coup sûr capital de montrer en détail combien la promotion du pluralisme induit et masque les renoncements au refoulement, au transfert, à l’association libre, à l’interprétation, à la théorie de la pulsion, à l’énergétique freudienne…

Grand vent salubre, et réflexion salutaire pour les psychanalystes donc. Nous sommes bien placés pour savoir que l’ennemi est à l’intérieur. Ce livre est aussi une invite à mesurer en nous les dérives toujours disponibles à la frange ou même au centre de nos propres pratiques.