L’enfant impossible

L'enfant impossible

Mi-Kyung Yi

Editions Puf, 2015

Bloc-notes

L’enfant impossible

L’enfant impossible est le dernier né de Mi-Kyung Yi. Il offre une réflexion particulièrement heuristique sur le travail de l’infantile dans la psychanalyse, nourri de la pratique clinique auprès d’enfants, d’adolescents et de patients limites. La qualité de l’écriture et la densité du propos maintiennent une tension constante et une exigence de pensée particulièrement vivantes et dynamiques. Ce livre s’ouvre sur la figure de l’enfant-question : la question posée par l’enfant-modèle à la psychanalyse, entre confusion des langues et refoulement du sexuel infantile. C’est la confrontation même aux enjeux psychiques du sexuel infantile dans la cure qui génère le glissement de l’infantile à l’enfant. Et c’est là toute la difficulté du traitement analytique de l’enfant, avec la tentation de la « preuve par l’enfant ». Les confusions possibles engendrées par la question que l’enfant pose à la psychanalyse sont dépliées par l’auteure et à leur tour questionnées tout au long de cet ouvrage retentissant, qui dévoile toute la fécondité d’une pensée critique et dialectique. Le mouvement même de la pensée déployée par l’auteure restitue le vif de la situation analytique, réintroduit le surgissement de l’inconscient refoulé et le dynamisme irruptif du sexuel infantile. Bien au-delà des constats dichotomiques réducteurs, sont ainsi explorés et maintenus en tension ce que la question de l’infantile et de l’enfant tend à confondre et à soulever : la recherche de l’originaire et la question de l’origine, la confusion entre sexualité infantile et sexualité, la confusion entre l’enfant reconstruit par la psychanalyse et l’enfant réel, l’attrait du modèle du dévelop-pement pour la psychanalyse.

Comment dépasser le traumatisme réel de l’abandon dans les situations cliniques d’enfants placés, lorsque grandir risque de signifier « être laissé tombé » ? Mi-Kyung Yi montre l’intérêt d’approcher la clinique de l’abandonnique avec le paradigme des états limites, afin de mieux saisir la fonction qu’y prend le masochisme. La cure de Mélanie permet de situer au cœur de la problématique de l’adolescent abandonnique la figure infantile du nourrisson en détresse. Et dans la position identitaire masochique de l’être dé-placé, se niche le déni de la dépendance absolue. L’intérêt d’une telle position défensive est d’offrir une représentation de la passivité pulsionnelle. Mais ce fantasme masochique d’une identification à l’abandonné abrite aussi l’espoir secret d’être retrouvé là où il a été délaissé.

Qu’est-ce qui fait retour dans l’expérience de la parentalité, chez le père et chez la mère ? Le devenir-père d’un fils réactive singulièrement la problématique de la féminité chez l’homme. Mi-Kyung Yi montre, avec la cure de Daniel, mais aussi avec les figures du père-Sphinge Schreber et du père-maître Rousseau, comment le féminin du fils peut être l’objet d’un investissement paternel paradoxal, notamment objet du rejet voire de la haine. Cette haine du féminin du fils provient de la réactivation chez le père d’une position passive qui réanime une figure maternelle active, séductrice et passivante. Il s’en défend en exerçant une emprise ambivalente sur son fils, usurpant pour cela les pouvoirs maternels et s’identifiant à une imago maternelle sadique-anale. Mi-Kyung Yi avance l’hypothèse que ce peut être pour tenter de conjurer une telle image maternelle que le garçon opère une fixation intense à la figure paternelle sadique et intrusive, dans une aspiration passive homosexuelle pour le père. Celle-là même qui risque d’être ravivée par l’après-coup de la confrontation du père à la relation mère-enfant, surtout lorsqu’il s’agit d’un fils.

Chez la mère, Mi-Kyung Yi dévoile la passion amoureuse maternelle, dévorante et narcissique cachée derrière l’innocente préoccupation maternelle primaire, totalement désexualisée par Winnicott. Derrière l’apparent dévouement maternel tendre surgit le sexuel infantile. Ainsi se font entendre les rumeurs de l’infans dans la mère suffisamment bonne, de façon éminemment conflictuelle, entre reconnaissance de la dépendance absolue et fantasme d’omni-potence. L’illusion infantile de toute-puissance, celle qui alimente le fantasme de clôture narcissique, est donc d’abord présente chez la mère, particulièrement parce que l’après-coup de la confrontation à la dépendance absolue de son bébé réveille la détresse de l’infans que la mère a été et met ainsi son infantile à contribution. L’exaltation narcissique de l’objet-enfant, sa Majesté, sert le déni de la sexualité infantile, par trop activée par la situation d’être-mère. La cure de Marie met au jour, derrière le refoulement de la voracité fusionnelle de son bébé, un fantasme masochique de passivation, mêlant dépendance absolue et jouissance orale.

Les difficultés de la psychanalyse confrontée aux patients limites, aux particularités paradoxales des mouvements transférentiels et aux attaques contre le cadre, permettent à Mi-Kyung Yi de réinterroger ce qui fonde la situation analytique. La règle fondamentale est à la fois excitatrice et fondatrice de la situation analytique, puisque tout dire c’est laisser surgir l’incident et l’inconvenu, soit le sexuel. La conception de l’espace analytique selon le modèle du rêve met l’accent sur la nécessité qu’un lieu psychique soit constitué et que les frontières du moi soient assurées pour que se déploie la scène du rêve et surgisse le feu pulsionnel. Or la pratique clinique avec les patients limites, comme l’illustrent les cures de Salomé et de Rachel, montre que la possibilité de se soumettre à la situation analy-tique, et à sa règle, est autrement plus dangereuse, voire impossible, tant leur combat prend l’allure de la lutte pour les droits fonda-mentaux : la psyché sans abri ou la lutte pour le « droit au logement ».

Dès lors, c’est le lieu analytique qui s’embrase, et la confusion des langues y est portée à l’extrême. Impossible pour le moi de s’éclipser de sa fonction de vigile afin que le processus analytique s’engage. La capacité à jouer de l’absence, impossible chez le patient, est mise à mal aussi chez l’analyste, sommé d’être indéfectiblement présent sans être intrusif. C’est cette emprise transférentielle paradoxale qui a nourri une conception spéculaire et intersubjective du contre-transfert avec les patients limites. La question de l’objet-impossible qui s’immobilise dans le transfert limite, en paralysant les transferts de représentations, lance un défi à l’instauration et au maintien de la situation analytique. Ces difficultés techniques permettent à Mi-Kyung Yi de réinterroger ce qui fonde la dissymétrie instauratrice de la situation analytique, et permet d’entendre l’infantile. Le patient limite cherche à parler à l’infans, et l’analyste peut être tenté d’y répondre depuis l’enfant en détresse comme depuis la mère réparatrice, tant c’est le modèle du rapport mère-enfant qui est sollicité par le transfert limite. Mais pour entendre cet enfant impossible qu’est l’infantile, encore faut-il laisser l’infans en l’analyste être mobilisé par la parole du patient, mais aussi reconnaître la valence séductrice de la dissymétrie comme constitutive de la situation analytique, présente dans un « contre-transfert originaire » comme figure de l’objet incitateur, « objet-source » de la pulsion.

Une autre configuration clinique tend à enliser le dynamisme pulsionnel et à empêcher tout mouvement libidinal. Le traitement des dépressions confronte à l’enkystement du fantasme et à la difficulté de le réanimer. La figure de l’enfant mort, à condition d’être repérée et prise dans le mouvement transférentiel, peut paradoxa-lement redonner vie au fantasme. Mi-Kyung Yi redonne ainsi toute sa puissance métaphorique au fantôme dans sa potentialité fantasmatique. Elle présente la figure de l’enfant mort comme un fantasme en attente d’éveil, figé dans l’immobilité dépressive, comme un fantôme qui cherche à reprendre vie, à l’instar de l’inconscient sexuel, refoulé, qui hante et arpente la vie psychique tel un « revenant ». Si l’inconscient dynamique est un fantôme qui désire, l’inconscient topique serait une crypte, un dépôt enkysté immobilisant la psyché, figurant la passivité de l’infans dans la détresse originaire. Mi-Kyung Yi réhabilite la figure dynamique du fantôme dans la psyché, perçue comme une force vive et agissante, porteuse de l’action du fantasme, plus que comme un occupant souterrain immobilisant, installé en lieu et place du fantasme.

Une autre réflexion met le sexuel infantile à l’épreuve de la sexualité de l’enfant, particulièrement à travers l’« éducation sexuelle » des enfants par les adultes, qui ne manque pas d’impliquer une confusion des langues. Une telle volonté éducative s’appuie en toute innocence sur une vision biologisante de la sexualité, au service du refoulement de la source exogène de la pulsion. Ce faisant, elle évacue le fantasme et met à l’ombre la mère séductrice-initiatrice. La sexualité de l’enfant, confinée à la génitalité dans la société actuelle – quand elle n’est pas tout simplement déniée – devient le lieu même du refoulement de la sexualité infantile, dans son caractère polymorphe. Mi-Kyung Yi souligne la proximité de la situation où l’enfant est contraint de refuser le savoir de l’adulte sur la sexualité comme une tentative de refoulement de l’excitation provoquée par une telle séduction, avec la pratique analytique avec les enfants. La curiosité sexuelle infantile se trouve provoquée par la situation analytique elle-même, situation originaire de séduction par excellence. Mais il convient de reconnaître que cette confusion des langues, inévitable à la situation analytique, est aussi ce qui provoque la dynamique de l’activité fantasmatique, comme en témoigne la vertu motrice du fantasme de séduction dans le traitement analytique.

La psychanalyse de l’enfant est-elle une playing cure ? L’auteure montre que la conception de l’espace analytique comme aire de jeu contient une double simplification, ainsi que le risque d’en faire une nouvelle topique. Elle propose de se laisser porter par le mouvement même que dessine la question posée par Winnicott : « Où est le jeu ? », dans sa potentialité de transport, laissant en suspens la hâte d’y répondre par la construction théorique de l’espace intermédiaire. La fécondité de ce mouvement permet d’interroger et d’éviter le double écueil que comporte la question de l’interprétation en psychanalyse d’enfant. Comment restituer à l’analyse la part de playing, lorsque le traitement analytique de patients limites rend la place de l’analyste intenable ? En maintenant en tension la question, Mi-Kyung Yi invite à un déplacement d’accent du contenu du jeu à l’espace. Comme le jeu, l’espace permet et produit l’analyse. La playing cure est un processus mobilisateur d’un mouvement qui permet une expérience d’espace. C’est toute la portée de la part du jeu dans l’écoute analytique, le playing de l’écoute, que l’auteure dégage depuis sa pratique clinique.

Enfin, au-delà d’une opposition dichotomique trop simpliste entre l’enfant mythique reconstruit par la psychanalyse et l’enfant réel, Mi-Kyung Yi interroge une confrontation féconde entre la psychanalyse et la psychologie du développement. L’attrait du modèle du développement en psychanalyse puise à différentes sources, en considérant (ou en fantasmant) l’enfant comme terrain de confirmation ou comme voie d’exploration directe, de la naissance de la vie psychique comme de l’inconscient. Le traitement analytique des états limites constitue également une source clinique à l’origine de cette confusion entre l’enfant reconstruit et l’enfant-modèle du développement. La reconstitution du passé en lieu et place de la remémoration chez les patients limites a contribué à forger cette figure mytho-explicative de l’enfant reconstruit ; tout comme les représentations de l’enfance suscitées par les exigences paradoxales du transfert limite (nourrisson en détresse et figure maternelle réparatrice).

La psychanalyse de l’enfant confronte particulièrement à la tentation du modèle du développement parce qu’il sert de défense contre le surgissement du sexuel infantile, en refoulant le plus inquiétant de la situation analytique, et en escamotant la question de l’après-coup. La double dissymétrie dans la psychanalyse d’enfant et la confusion de langues réédite la situation anthropologique fonda-mentale mais rencontre aussi frontalement le désir infantile refoulé de l’adulte. Mi-Kyung Yi fait ainsi de la temporalité linéaire du développement une fiction théorique héritière d’une théorie sexuelle infantile ; celle qui retend une ligne temporelle disloquée par l’irruption de la sexualité infantile, et qui nourrit l’espoir infantile du « plus tard ».

Ce livre a le mérite d’offrir au lecteur le mouvement même qu’il décrit, soit une pensée associative et dissociative, qui déconstruit les évidences, détisse, analyse et transporte au-delà de l’apparent, permettant le surgissement lumineux et dynamique d’une pensée créatrice joueuse. En témoigne la présence régulière et heureuse de l’humour. Une trouvaille !