Les enfants perturbateurs

Les enfants perturbateurs

Danièle Brun

Editions Odile Jacob, 2007

Bloc-notes

Les enfants perturbateurs

Il s’agit d’un ouvrage paru en 2007, mais sur lequel il est bon de faire retour aujourd’hui, tant son actualité s’impose dans le contexte socioculturel qui est le nôtre. Danièle Brun est psychanalyste et professeur de psychopathologie à l’uni­versité Denis Diderot (Paris 7), et elle a organisé toute une série de colloques centrés sur les questionnements réciproques qui se déploient entre la psychanalyse et les avancées médicales extraordinaires auxquelles nous assistons depuis quelques décennies. Ces colloques ont été organisés dans le cadre de l’association  Médecine et Psychanalyse qu’elle a fondée avec des collègues d’horizons différents : des pédiatres comme Jacky Israel, des gynécologues comme Bernard Fonty, des oncologues comme Jean-Michel Zucker, des psychanalystes comme Alain Vanier et Roland Gori, et bien d’autres encore qui, tous, partagent l’objectif d’une mise en perspective dialectique entre la médecine somatique et la psychanalyse, au regard des nouvelles pistes de réflexion qui s’offrent désormais à nous du fait des progrès techniques et scientifiques actuels. Le 12ème colloque Médecine et Psychanalyse s’est tenu du 14 au 16 janvier 2011, sur le thème : Nouvelles formes de vie et de mort – Une médecine entre rêve et réalité. Tout ceci pour dire que Danièle Brun n’ignore rien des débats qui traversent le champ de la pédopsychiatrie, toujours tiraillée entre le modèle médical (comme dans les pays anglo-saxons) et le modèle psychopathologique ou psychanalytique (auquel les pédopsychiatres français demeurent encore, fort heureusement, partiellement attachés). De ce fait, le titre qu’elle a choisi Les enfants perturbateurs l’a été à dessein, me semble-t-il, pour aller au-delà de la question des enfants agités ou hyperactifs qui occupent, on ne le sait que trop, le devant de la scène, mise en avant par le public et par les médias qui vise, sans doute, à mieux masquer que les enfants sont toujours, par essence, perturbateurs quand bien même ils ne sont pas perturbés ! Vouloir l’ignorer représente à mon sens une forme de maltraitance, et c’est en cela que ce livre est si précieux, et si bienvenu.Outre la maltraitance directe physique et sexuelle qui constitue une problématique toujours si complexe et si douloureuse, il existe en effet d’autres formes de maltraitance plus indirectes, moins spectaculaires, mais hélas probablement plus fréquentes : d’une part le déni d’existence de l’enfant (affront narcissique majeur qui lui est ainsi fait), et d’autre part l’entrave faite au besoin fondamental des enfants de pouvoir mettre en œuvre, par eux-mêmes, l’ensemble des compétences qui sont les leurs. Là aussi, on peut se demander si l’insistance des projecteurs médiatiques sur la maltraitance directe (aussi dramatique soit-elle, bien évidemment !) n’a pas pour fonction d’occulter les deux autres formes de maltraitance indirecte évoquées ci-dessus… Quoi qu’il en soit, il me semble que la réflexion de D. Brun concerne, précisément, et de manière conjointe, ces deux types de maltraitance indirecte. Je m’explique. L’enfant arrive dans un monde où il y a déjà du langage, de la pensée et des relations qui lui préexistent, et sa naissance ne peut donc que venir déranger, perturber – au bon sens de ces deux termes – l’environnement dans lequel il naît. On sait bien, d’ailleurs, la crise d’identité familiale qui fait suite à toute naissance, et qui permet aux différents membres du groupe familial (père, mère, frères et sœurs éventuels) de remanier, en un court laps de temps, leurs diverses positions identificatoires.

Dans certains cas, cette perturbation au lieu d’être structurante, va jouer, au contraire, comme une onde de choc délétère, mais ceci est relativement rare. Le plus souvent, l’enfant, par sa naissance, va perturber de manière constructive et créative son milieu d’accueil, et ne pas le voir ou ne pas l’admettre vaut alors, ni plus ni moins, comme un déni d’existence – première forme de maltraitance indirecte que j’ai mentionnée. Mais il y a plus. Une fois né, l’enfant va partir, tout au long de sa vie, à la découverte de son environnement matériel et humain. Sa curiosité est immense, et à sa manière, elle ne peut que déranger les adultes dans leur propre manière de voir le monde. Seuls les enfants gravement inhibés ne perturbent personne, ce qui n’est évidemment pas à souhaiter, ni pour eux ni pour leur entourage ! Et c’est là que D. Brun introduit un concept fort heuristique qui va courir comme une sorte de fil rouge tout au long de cet ouvrage, à savoir, le concept de « plasticité ».

Les neurosciences ont apporté le concept de plasticité neuronale fort en vogue aujourd’hui, mais ici, il s’agit d’une plasticité psychique que D. Brun définit comme « une forme de réponse à la sensation d’inadéquation que crée la curiosité insatisfaite », étant entendu qu’aucune curiosité ne peut être, et ne doit être, entièrement satisfaite. Elle ajoute, plus loin dans son texte : « La plasticité de l’enfant procède du jeu de furet entre un éveil psychique précoce, doublé d’une curiosité multidirectionnelle, et une dépendance que les seuls besoins physiques ne suffisent pas à résumer ». Y a-t-il, alors, des liens entre plasticité neuronale et plasticité psychique ? Peut-être, et notamment au cours des premières années de la vie, mais là n’est pas la question qui préoccupe D. Brun.Ce qui l’intéresse, c’est la perturbation de l’environnement par la curiosité de l’enfant. Ne dit-on pas d’ailleurs, que la curiosité est… un vilain défaut, alors même que l’enfant ne peut aucunement se construire sans cette appétence, sans cette avidité parfois, envers le monde dans lequel il vit. Mais cette curiosité perturbe les adultes qui risquent parfois de tout faire pour la réduire et pour l’étouffer, ce qui rejoint la deuxième forme de maltraitance indirecte évoquée précédemment.

Le premier chapitre du livre s’intitule donc :  De la curiosité à la plasticité, et D. Brun va ensuite décliner cette dialectique au fil de plusieurs problématiques telles que le corps, la sexualité, ou le rapport de l’enfant avec ses objets. Elle le fait sans jamais perdre la référence aux acquis de la psychanalyse dont on voit à quelle point celle-ci demeure vivante du point de vue épistémologique, et elle le fait en émaillant toujours son propos de vignettes cliniques très parlantes, car souvent tirées de scènes de la vie quotidienne. Le dernier chapitre de l’ouvrage est consacré aux Enjeux de pouvoir entre parents et enfants, et il m’apparaît comme tout à fait essentiel. Conséquence logique de cette curiosité perturbante, et de la plasticité psychique qui s’y attache utilement pour l’enfant, les adultes risquent de réagir par une tentative de mise en sourdine de ces deux formes de vitalité, et ceci, surtout s’ils projettent sur leur enfant, certaines représentations de l’enfant qu’ils craignent eux-mêmes d’avoir été. Il faut, en effet, avoir beaucoup tranquillisé l’infantile en nous, adultes, pour pouvoir renoncer à notre pouvoir sur les enfants que nous avons, ou sur ceux dont nous nous occupons, ce qui ressort très nettement des réflexions de D. Brun, et ce qui permet aussi de comprendre, si tel n’est pas le cas, à quel point il est alors facile de taxer l’enfant de « perturbateur » afin de mieux ignorer les mises en question qu’il nous adresse sans relâche.

Personnellement, j’au lu ce livre comme une réponse implicite à la désastreuse expertise collective de l’INSERM sur le soi-disant « trouble des conduites » de 2005. Sans doute aurais-je dû signaler plus tôt l’ouvrage de D. Brun. Mais il n’est jamais trop tard pour bien faire, et d’un certain point de vue, les débats actuels sur la pédopsychiatrie le rendent encore plus d’actualité, et encore plus nécessaire. Merci infiniment à Danièle Brun  de nous offrir cette si belle réflexion sur l’enfance, ce « voyage à travers l’enfance » 
qui ne pourra qu’enthousiasmer le lecteur lui-même curieux, plastique et désireux de renouer avec ses propres parties infantiles seules à même de rendre la vie vivante et de nous rappeler, comme le dit si joliment Alexandre Jardin, dans Les coloriés, que « l’enfance n’est pas une saison, mais bien une culture à part entière ».