Liens fraternels et handicap : de l’enfance à l’âge adulte, souffrances et ressources

Liens fraternels et handicap : de l'enfance à l'âge adulte, souffrances et ressources

Régine Scelles

Editions Eres, 2010

Bloc-notes

Liens fraternels et handicap : de l’enfance à l’âge adulte, souffrances et ressources

Par son titre même, Régine Scelles invite à penser autrement le sujet handicapé et sa place au sein de la famille. Placer les liens fraternels au premier plan d’une réflexion sur le handicap, c’est redéfinir les contours de ce qui fait handicap, sur le plan social et familial ; c’est aussi réintroduire de la « normalité » dans ce qui peut sembler un peu trop rapidement « pathologique », du fait de nos habitudes de pensée. Le propos de cet ouvrage est donc de revaloriser l’importance des liens fraternels qui – s’ils ne précèdent pas le handicap d’un frère ou d’une sœur – semblent trop souvent effacés par lui. L’auteur y parvient en montrant tout ce que l’enfant handicapé a lui-même à gagner en retrouvant, psychiquement et concrètement, sa place au sein de sa fratrie.

Pour servir sa démonstration, Régine Scelles s’appuie sur sa longue expérience de psychologue clinicienne intervenant depuis 15 ans dans un service de soins et d’éducation spécialisée à domicile pour enfants handicapés, sur les recherches qu’elle a menées  sur le sujet, et sur un solide étayage théorique. Elle part des différentes représentations du handicap, portées par notre société, (au plan légal, social, littéraire…) pour aborder ensuite la complexité des mouvements psychiques à l’œuvre dans la famille, en, prenant soin de distinguer les différentes approches théoriques (systémique et psychanalytique) sur le sujet. Ce faisant, elle montre combien l’intérêt pour la question du fraternel est récent. Mais aujourd’hui, notamment grâce aux travaux de Kaës et d’Anzieu, il semble établi que la vie psychique du groupe famille a une incidence sur chacun de ses membres et qu’elle nécessite une écoute particulière pour prendre la mesure des processus inconscients qu’elle traduit. Dans ce contexte théorique novateur, les liens fraternels font désormais l’objet d’une attention particulière. Ontologi­quement ambivalents, ils évoluent dans leurs modalités et leur tonalité tout au long de la vie, après avoir été le terrain d’expérimentation de la socialisation. Régine Scelles rappelle combien les alliances, les coalitions mais aussi l’agressivité (jalousie, envie, rivalité), les affects dépressifs ou régressifs, au sein de la fratrie peuvent être structurants pour l’enfant. Mais elle évoque aussi la question des violences intra-fraternelles trop souvent éludées, tant par les parents que par les professionnels, et qui existent pourtant dans tous types de fratries, et pas exclusivement dans celles qui comprennent un enfant handicapé.

Or, sur le plan psychique, les questions que soulève le handicap d’un enfant ne sont pas à dissocier des mouvements psychiques à l’œuvre dans le groupe fratrie auquel il appartient. Toutefois, écrit Régine Scelles,      « le handicap produit des effets importants à repérer, pour le praticien comme pour les familles ». C’est l’objet de la seconde partie du livre, nourrie de nombreuses vignettes cliniques donnant la parole à des frères et sœurs d’enfants handicapés. L’on y découvre comment le handicap d’un enfant peut être perçu par ses frères et sœurs (une énigme, une punition, un secret…), les sentiments que peuvent générer ce handicap et le fait de ne pas le partager (honte, et culpabilité), la crainte de perdre l’amour parental (apparemment centré sur le frère handicapé), le désir de soigner/réparer le handicap, les comportements parentifiés, l’impact du handicap sur les processus de différen­ciation/individuation des frères et sœurs entre eux, la difficulté à assumer les mouvements agressifs à l’égard de ce frère qui monopolise l’attention des adultes…  À travers les passionnantes réflexions cliniques qui accompagnent ces vignettes, Régine Scelles donne à voir les multiples effets produits par le handicap sur la construction psychique des frères/sœurs non handicapés. Et ces effets ne sont pas toujours pathogènes ! 

Pourtant, Régine Scelles repère aussi beaucoup de souffrance chez les familles qu’elle rencontre. Alors, dans la troisième partie de son livre, elle montre comment le travail du psychologue clinicien peut aider le groupe famille, et plus particulièrement, le groupe fratrie, à rendre le handicap moins étrange et inquiétant, en « prenant soin du lien fraternel », c’est-à-dire en faisant aussi exister l’enfant handicapé comme « frère de ». Deux objectifs sont poursuivis par la psychologue dans cette mission : « favoriser la création et l’évolution des liens fraternels, et aider chacun des enfants de la fratrie à subjectiver le handicap. » Entretiens individuels, de couple, de fratrie ou familiaux, sont proposés selon les cas, selon la demande et la souffrance perçue. 

Régine Scelles expose au lecteur sa manière de procéder, à la fois rigoureuse et souple, qui produit des effets thérapeutiques bien réels. La narration du quotidien qu’elle propose à ces familles donne lieu à la fois, à un processus de co-construction de l’histoire familiale, et de valorisation du rôle et de la fonction de chacun au sein du groupe. Mais l’auteur met aussi en garde contre les dangers de cette pratique, comme celui d’ouvrir la voie à des paroles interdites, susceptibles d’effracter l’enveloppe familiale, déjà fragile. Elle insiste donc, en fin d’ouvrage, sur la prudence nécessaire, et sur le besoin de formation qu’expriment les institutions face à l’accueil des familles et depuis peu, des groupes de frères et sœurs qui se mettent en place dans de plus en plus de lieux de soins. L’attention nouvelle apportée aux frères et sœurs d’enfants handicapés est une très bonne chose ; mais, avertit Régine Scelles, elle ne pourra porter ses fruits pour les familles et leurs membres pris individuellement que si un temps nécessaire est accordé, sur ce sujet, à la formation des professionnels. Une formation à laquelle ce livre pourra utilement contribuer.