Pour tous ceux qui s’intéressent aux différents débats actuels sur les sexualités et le genre, pour tous ceux qui exercent auprès de personnes touchées dans leur fort intérieur par les questions d’identité sexuelle et pour tous ceux qui luttent pour une psychanalyse vivante, ce livre apparaît comme une lumière d’intelligence et d’optimisme quant à la place de la psychanalyse dans le débat d’idées et de société. Les Presses Universitaires de France ont fait paraître en 2010, cet ouvrage de référence, regroupant les dernières réflexions de l’auteur argentin décédée en 2007, Silvia Bleichmar, élève de Jean Laplanche. Prenant à bras le corps les fondamentaux psychanalytiques de la métapsychologie, elle axe son travail sur le « paradoxe de la sexualité masculine » autour de deux tâches principales :
– « Détacher le concept de l’œdipe, qui est une structure fondatrice, du mode traditionnel selon lequel la famille prend en charge les fonctions de reproduction et d’éducation. »
– « Restituer l’asymétrie constitutive entre l’enfant et l’adulte, asymétrie sexuelle et symbolique, comme mode déterminant de la possibilité de subjectivation (p. 15) ».
Ainsi, elle tente de dé-moraliser le concept de perversion, dresse les tableaux cliniques complexes et modernes du transsexualisme masculin et « pousse la théorie psychanalytique jusqu’à ses limites, balayant hors de nos placards les miettes du préjugé (p. 17)».
S. Bleichmar estime que la psychanalyse, au profit du concept de l’angoisse de castration, a délaissé la sexualité masculine qui ne peut être uniquement pensée autour de cet axe. Elle se propose de travailler sérieusement à l’élaboration de nouveaux développements psychanalytiques afin de conquérir l’héritage transmis par la psychanalyse, pour qu’il ne soit pas fétichisé ou détruit ; il faut le déconstruire, « tirer des principes fondamentaux les aspects alliant rigueur
théorique et fécondité pratique maximale (p. 15) ».
Une vignette clinique lui sert de point de départ : Manuel (7 ans), jouait avec des soldats dans son cabinet, ils se battaient puis se mirent à se pincer les fesses avec leurs baïonnettes, scène qui provoqua des cris tant de douleur que de plaisir de la part de l’enfant. L’interprétation « classique » de l’analyste « met en relation ce jeu et le désir homosexuel ». L’enfant sort du cabinet en pleurant et criant : « c’est pas ça, c’est pas ça… tu comprends rien ! ». C’est ainsi que l’auteur, loin de relier cette réaction à une manifestation défensive devant la justesse de son interprétation, se questionne sur le sens de ce fantasme de pénétration entre hommes. Le désir de pénis interprété uniquement à partir de la perspective du désir homosexuel « fige le désir sans que soit perçu le désir de masculinité implicite qui ouvre paradoxalement la voie à une possible hétérosexualité (p. 24) ». Il s’agissait en réalité pour Manuel, de s’arracher à la présence capturante de la mère grâce à l’incorporation du pénis paternel. Voilà la thèse centrale qui permet de réfléchir à la sexualité masculine autour du concept d’identification. « L’apogée de la sortie de l’œdipe ouvre à la possibilité de s’identifier au père par l’incorporation des instances qui constitue le surmoi, afin de pouvoir exercer sa puissance génitale avec l’objet choisi ». Avant la sortie de l’œdipe, le garçon éprouve non seulement de l’hostilité et de la rivalité envers le père mais aussi un sentiment amoureux et érotique qui doit être « sublimé pour parvenir à l’identification (p. 29) ». La constitution de la masculinité, dépendante des identifications au père, s’exerce selon un investissement phallique du pénis (objet valorisé de la différence anatomique) et selon la fonction génitale de cet organe de puissance (objet de don et pas seulement d’exhibition).
S. Bleichmar se pose alors la question suivante : « Sous quelle forme le garçon constitue-t-il non seulement son identité de genre, mais aussi sa puissance génitale qui donne le trait dominant à la sexuation ? (p. 30) ».Trois temps de la constitution sexuelle masculine organisent sa réponse :
– L’instauration d’une identité de genre (qui n’a pas de caractère génital et ignore encore la différence anatomique des sexes) : « c’est un positionnement en rapport avec la bipartition à l’intérieur de laquelle l’autre significatif (…) détermine les traits identitaires correspondants : tu es une fille ou un garçon, et ceci implique que tu t’habilles de telle manière, que tu préfères tel jeu, que tu manifestes tes émotions de telle manière… (p. 30) ». Cette identité est corrélative d’une identification au sens d’attribution qui favorise l’intégration dans le Moi de ces attributs de la culture. C’est la base de l’identification secondaire.
Avec la découverte de la différence anatomique des sexes, le pénis peut être investi de puissance génitale grâce au fantasme d’incorporation du pénis paternel d’une part – qui paradoxalement instaure la masculinité du garçon et les angoisses homosexuelles – et à la quête dans le regard maternel de la valeur du pénis dont est porteur « le sujet infantile » – articulation de la valeur donnée chez la femme au pénis de l’homme avec sa relation à celui de son fils. « La constitution des identifications secondaires qui construisent les instances idéales » (p. 33). Le curseur se déplace : la question pour « l’enfant mâle n’est plus « d’être homme » – déjà inscrit narcissiquement dans le Moi – mais d’être quel type d’homme (…) C’est une identification morale (p.33) ».
S. Bleichmar rappelle le texte de Freud De la sexualité féminine dans lequel il rapporte l’ambivalence dans la relation avec les parents à la bisexualité psychique. Il n’y a donc pas de rivalité œdipienne envers le père sans amour pour lui, préalable à l’identification masculine. Elle décrit une « aspiration érotique primaire pour le père », le garçon ressentant une excitation à partir des soins précoces reçus du père, se place à son égard dans une séduction passive pas encore sexuée (p. 35). Dans l’après-coup, une nouvelle signification féminine sera attribuée à cette passivité.
L’identification de genre (masculin et féminin) précède la différence anatomique des sexes. Cette différenciation est importante pour lutter contre le préjugé qui confond homosexualité et féminisation maniérée, c’est-à-dire le choix d’objet amoureux et les troubles d’identité de genre – qui ne sont pas le produit d’un choix d’objet amoureux homosexuel mais bien la marque d’un échec de recomposition des identifications primaires poussant le Moi à « rendre cohérentes des motions sexuelles et identificatoires articulant des courants œdipiens (p. 36) ». Grâce à l’incorporation, l’enfant reçoit le pénis d’un homme qui le rendra sexuellement puissant. « Cette incorporation introjective rend la masculinité livrée pour toujours au fantasme paradoxal de l’homosexualité (p. 38) ».
Nombres de rituels de passages ou d’initiation décrits dans la littérature anthropologique indiquent que l’homme doit prouver sa masculinité (chez les grecs ou les Sambias de Mélanésie, les rituels constitutifs de la masculinité se concluent entre hommes par une initiation érotique des jeunes pubères ou pré-pubères par les plus âgés, par une incorporation du masculin, préalable à toute identification).
« Le Moi juge « homosexuelles » les motions désirantes qui ne sont en elles-mêmes ni homosexuelles ni hétérosexuelles, du fait qu’elles se sont constituées en dehors de la différence des sexes », « et la psychanalyse à de nombreuses occasions a agi de la même façon (p. 50) » et stigmatiser l’homosexualité malgré l’avant-gardisme des propos de Freud qui s’oppose avec fermeté à la « tentative de séparer les homosexuels des autres êtres humains en tant que groupe d’une nature spécifique (…) Au sens de la psychanalyse, l’intérêt exclusif de l’homme pour la femme est donc aussi un problème ayant besoin d’être éclairci » (Trois essais sur la théorie sexuelle, p. 78).
La psychanalyse a traité les catégories du masculin selon une logique binaire de disjonction, or, l’inconscient, à l’inverse du Moi, ne connait pas de contradiction, ni de sujet. Par conséquent, l’inconscient ne peut être homosexuel ou hétérosexuel. Cette discipline endogéniste a sous-estimé la fonction de l’adulte comme facteur de sexualité infantile car en effet le fantasme n’est pas une production autonome mais bien « une transformation des empreintes vécues en inscriptions dérivées métonymiquement dans un premier temps, puis recomposées ensuite en de multiples transcriptions de la présence humanisante de l’autre (p. 70) ». La vision naturalisante de la masculinité en psychanalyse a également passé sous silence que des fantasmes homosexuels chez les hétérosexuels peuvent correspondre à « une tentative réussie ou pas de recherche d’appropriation et de la résolution de la masculinité à partir de l’incorporation de l’attribut génital d’un autre homme donnant puissance et virilité (p. 71) ». Or l’interprétation de ces fantasmes comme une tendance féminine indépendante constitue une erreur de compréhension, une simplification de la théorie freudienne des Trois essais de la sexualité, qui a mené la psychanalyse à faire rejoindre ses théories avec les préjugés idéologiques existants, faisant de l’homosexualité un échec de la masculinité. En résulte une impasse théorique : « La sexualité féminine est un laborieux cheminement exigeant un passage de zone et d’objet, la sexualité masculine s’articule aux premiers temps de la vie à l’objet primordial d’amour, la mère, également objet du désir ultérieur : la femme (p. 75) ».
Au contraire, pour S. Bleichmar, les fantasmes de féminité sont solidaires de la position masculine elle-même. La sexualité infantile est à recomposer selon deux versants :
– La sexualité de l’enfant qui précède la génitalité sera à l’adolescence recomposée.
– La sexualité prématurée, liée à la place de la sexualité adulte, dans la constitution psychique infantile.
La perversion repose sur « un processus dans lequel la jouissance est impliquée à partir de la subjectivation de l’autre (…) et non d’une transgression de zone, ni du mode d’exercice de la génitalité, mais de l’impossibilité d’articuler sur la scène sexuelle, la rencontre avec un autre humain (p. 94) ». L’homosexualité n’étant qu’une position du sujet vis-à-vis de la sexualité génitale n’indique rien de sa capacité ou non à reconnaître l’intersubjectivité dans une relation génitale à l’autre (élément de repérage de la perversion).
S. Bleichmar donne également un grand coup de balai dans les conceptions psychanalytiques de la transsexualité : il ne s’agit ni d’une défense contre l’homosexualité, ni d’une perversion, ni d’une pathologie psychotique (pas de déni de l’anatomie biologique). La psychanalyse a soutenu l’idée que le choix d’objet entraîne l’identité sexuelle, or l’identité sexuelle est antérieure à la reconnaissance de la différence des sexes.
L’auteur rappelle que contrairement aux hygiénistes du 20ème siècle, la cure analytique ne vise pas la normalisation à tout crin mais à « stabiliser les principes du fonctionnement psychique (p. 104) » et à rester « au service des modes des souffrances de notre temps (p. 136) ». Elle élabore sur son travail d’analyste auprès de Gaby et sa famille et rédige un rapport argumenté à l’intention du juge en faveur d’un traitement hormonal de l’adolescent. Elle fait valoir justement comment un traumatisme dans l’enfance associé à une grande solitude constitua « une identification à la frontière du Moi avec l’objet mère (…) pour se protéger d’un déficit profond de la constitution des identifications primaires (p. 135) ». L’analyste n’a pas d’autre choix que de se positionner du côté de l’organisation de défenses réussies qui ont permis d’éviter l’effondrement psychique. S. Bleichmar insiste quant à la nécessité de « désubjectiver l’inconscient » qui ne connaît pas de logique d’exclusion, de temporalité ou de négation. Les catégories comme féminin/masculin « qui pour le Moi sont de l’ordre de la disjonction, coexistent au contraire dans l’inconscient sous une forme inclusive (p. 171) ». Les causes des troubles de l’identité sexuelle sont multiples et « relèvent de modes d’organisation très complexes entre les formes d’organisation des attributs de genre et les fantasmes qui articulent le désir sexuel comme désir du moi à l’autre (p. 172) ».
L’auteur dément une fois pour toute l’idée d’une constitution « naturelle » de l’identité sexuelle – elle serait « spécifiquement humaine (p. 178) » – l’auteur critique le modèle binaire et insuffisant des catégories féminin/masculin et rappelle deux points oubliés de la théorie psychanalytique qui permettent de penser le travestisme et le transsexualisme en-deçà de la castration :
1) l’identité sexuelle construite comme une articulation défensive avant la différence anatomique ;
2) le corps de la mère comme réceptacle et contenant (« dont la peau symbolique définit les conditions de toutes identifications possibles ») avant d’être « corps manquant du pénis (p. 179) ».
Enfin, il devient nécessaire de « séparer comme le proposait Spinoza, les vérités permanentes – en ce qui concerne le texte sacré, il s’agissait de celles qui se rapportent à l’éthique – des aspects historiques, circonstanciels qui les accompagnent et qui
deviennent indéfendables (p.198) ». En psychanalyse, le noyau dur toujours en vigueur est celui de la théorie de la sexualité et l’axe clinique.
Un repositionnement est cependant nécessaire sur l’endogénisme de la pulsion qui s’accompagne d’une insistance sur l’asymétrie fondamentale et la fonction de l’adulte où se constitue la sexualité du petit humain. Il faut éliminer des principes indéfendables, des
clichés comme celui de la contiguité entre nature et vie représentationnelle qui marquent les limites historiques et idéologiques de Freud. Devant la relative absence de travaux sur la masculinité et le préjugé de perversion homosexuelle, une mise au point théorique de l’homosexualité est incontournable. La complexité de la masculinité tient à ce qu’elle est traversée par la féminité dont elle doit se dissocier en recevant la masculinité paternelle.