Cancer et Maternité

Cancer et Maternité

Anne-Françoise Lof

Editions Eres, 2012

Bloc-notes

Cancer et Maternité

Cancer et Maternité, impensable rencontre, intolérable réalité, inextricable lien. La mosaïque de points de vue qui émaille ce livre fondateur fait éclater au grand jour cette réalité absolument innommable de donner la vie et risquer la mort en même temps. Cette expérience de « morternité » (H. Romano) est dorénavant reconnue comme un champ scientifique à part entière, à la portée pluridisciplinaire. Étant donné ma propre difficulté à plonger dans cette thématique en vue de la rédaction de ce compte-rendu (et ceci malgré une expérience de clinicienne en oncologie), il est aisé d’imaginer celle de tous les lecteurs potentiels de Cancer et maternité, celle surtout des femmes confrontées au cancer pendant leur grossesse ou au cours de la première année de vie de leur enfant, et encore celle des professionnels qui ont pour mission de les accompagner tout au long de cette épreuve. 

Cette « collusion catastrophique » (Hélène Romano) entre cancer et maternité provoque un trauma-tisme primaire chez le patient qui interroge le diagnostic médical et la représentation du couple pour lui-même et son enfant : est-il possible de prolonger la grossesse jusqu’à un terme acceptable ? Quelles conséquences pour le bébé ? Comment être « bonne mère » et malade en même temps ? A quel regard des autres s’attendre ? Puis, un traumatisme secondaire, en résonnance avec le premier,  s’étaye sur l’histoire individuelle et familiale des patientes, mais aussi des professionnels embarqués à leurs côtés sur le navire. Ces derniers repèrent bien le nécessaire 
« partage du traumatisme » (Lachal, 2006) qui constitue un levier thérapeutique incontournable. L’accès aux soins, le repérage et diagnostic précoce, l’efficacité des traitements, la mise en place de consultations thérapeutiques et de psychothérapies de la mère et mère-bébé, sont autant de points débattus. 

Il faut saluer la courageuse initiative littéraire de A-F. Lof, empreinte de « lucidité optimiste » qui fixe les enjeux communs de Cancer et maternité, deux notions auparavant clivées « par leur registre sémantique et conceptuel » (Marie Rose Moro). La recherche exploratoire d’Anne-Françoise Lof  en juin 2009 auprès de jeunes femmes, recherche dont sont extrait les témoignages qui suivent est rare sur ce sujet. Interrogées dans l’après-coup du temps de la crèche, elles offrent de précieux récits aux professionnels : la revisitation de pratiques telles que le « peau à peau » potentiellement mortifère pour les mères atteintes de cancer du sein, l’écoute professionnelle d’éléments culturels ou religieux pour leur force de résilience et la prise en compte de la causalité psychique que les patientes accolent au cancer, sont autant de questions de méthodes qui en émanent. Cette première partie de l’ouvrage dédiée aux patientes décrit une large palette d’émotions graduées par la temporalité spécifique de la maternité et du cancer ainsi que de nombreux retours critiques sur les modalités de prise en charge de ces situations. 

En guise d’illustration, prenons le premier témoignage de Marie, égyptienne, jeune enseignante de 33 ans, qui découvre un kyste, gros comme une noisette au 8ème  mois de son enfant. Elle relate la transformation du lien mère-enfant une fois le diagnostic posé, l’étayage affectif apporté par ses proches, sa pratique de la sculpture comme moyen de sublimation et d’élaboration, sa foi et l’aide des professionnels qui savent la respecter. Elle pointe la question du repérage des premiers signes cliniques, l’amplitude des délais d’opération, l’extrême variabilité de soin et d’accueil entre deux structures, l’intrusion d’un psychologue en attente de réaction démonstrative de souf-france, le sentiment d’objectalisation et de distance au rendez-vous d’annonce avec l’oncologue, la fermeture d’esprit du monde médical à certains soins de confort (comme l’homéopathie et l’aloe vera durant la radiothérapie) mais aussi la grande amabilité des infirmières, la compréhension chaleureuse du gynécologue et du médecin généraliste, la disponibilité et la compréhension du personnel de crèche…

Les récits suivants de Malika – 36 ans, franco-marocaine, assistante de direction, mère de trois enfants, qui découvre un cancer du sein, à la naissance de son dernier fils – Claire – 43 ans, française, créatrice de bijoux et chapeaux, mère d’un garçon né le jour du diagnostic de cancer – Estelle – 33 ans, libanaise, cadre, mère d’une petite fille née à 35 SA, 3 semaines après l’établissement du diagnostic de cancer – évoquent sur d’autres tonalités testimoniales les perspectives d’amélioration de l’accompagnement pluridisci-plinaire qui s’en dégage.

La deuxième partie du livre ouvre le rideau sur les coulisses, composées de récits cliniques et données théoriques, succes-sivement brossés par les auteurs collaborateurs. Authentiques, ambivalentes, éprouvantes, les positions des spécialistes cons-truisent une réponse composite aux interrogations d’Estelle, Claire, Malika et Marie, et une promesse de dialogue resserré entre ces deux scènes, intime et profes-sionnelle – parfois tout autant cloisonnées que celles du cancer et de la maternité. La description des pratiques par service et spécialité se tisse sur fond d’un appel général à plus de circulation et transmission entre structures et disciplines afin d’appréhender la  globalité singulière de chaque situation clinique, selon les critères en présence : angoisse et état de santé de la mère, dispositif de garde et d’aide maternelle au domicile, enjeux pour le dévelop-pement de l’enfant… Tous ces éléments que les réunions de concertation pluridisciplinaire (RCP) participent à mettre en lumière.

Un état des lieux de Fabrice Cneude, pédiatre néonatologue, établit les risques recensés pour un bébé (selon le terme à naître, le traitement de la mère, la prématurité, les hospitalisations, etc.) tandis que les indications de Marc Espié, nous renseignent sur les pensées qui surgissent dans la tête du cancérologue en charge de la maman. La grossesse ne provoque pas le cancer mais son mécanisme biologique peut pourtant stimuler le dévelop-pement de cellules cancéreuses préexistantes hormonodépendantes. L’apparition d’un cancer au moment de la grossesse est paradoxalement un facteur important de diminution des risques de cancer du sein (d’autant plus vrai que la maman est jeune et répète l’expérience plusieurs fois). Somaticiens et psychistes de l’adulte et de l’enfant attestent ensemble des risques maternels et fœtaux lors de la grossesse, des indications d’interruption de grossesse en fonction de ce risque et du moment du diagnostic, de ses effets sur l’allaitement, l’accouchement et la fertilité future et les modalités de contraception ultérieures. 

Ils témoignent autant du fond que de la forme des prises en charge, ayant évolué ces dernières années vers un développement du réseau de soin intra et extra-hospitalier entre secteur gyné- cologique et oncologique, entre professionnels d’un même service, soutien essentiel pour les professionnels comme le souligne Laurent Pannequin -praticien hospitalier, chef de pôle mère-enfant. Il s’agit encore de l’étayage mutuel entre médecin et collègue (sage-femme ou psychologue) notamment au moment de l’entretien d’annonce – portage psychique de la patiente dans ses identités de mère, femmes, épouse, fille, patiente, selon Fabienne Galley-Raulin et Isabelle Gremillet, sages-femmes. 

Les nécessaires formations, régulations et transmissions comme axes de continuité pour exercer auprès de femmes sujettes aux angoisses de morcellement, persécution, dissolution, et de protection des professionnels dans le maintien de leur implication à juste distance. Ce souci d’étayage des soignants contribue à soutenir leur aptitude à porter leurs patientes qui elles-mêmes ont à     « porter la vie dans un registre mortifère » (Mylène Garo, psychiatre, thérapeute familiale). La fonction intrinsèque du récit clinique pour les professionnels (Anne-Marie Chabert, psycho-logue) continue de filer la métaphore des poupées russes : à l’instar de leurs patientes, ces derniers peuvent construire, penser, guérir par le récit clinique, déposé ici au creux du contenant et créatif ouvrage Cancer et maternité. Les voix des proches entrent également dans ce grand choeur polyphonique, ceci notamment au travers d’études sur le couple et la parentalité, liens tantôt écorchés, agrippés, fuyants ou persécutants, tantôt confiants, résilients, vivants. Le boulever-sement du devenir parent, tant biologique, psychique que culturel se confronte avec celui du cancer, et « la transparence psychique intersubjective » (Riand, 2010) avec le traumatisme de la maladie grave partagée, nivelée selon les places et la nature des angoisses de chacun (mort, castration et perte). Vœux de mort, envie destructrice de ces proches en souffrance s’expriment dans le sentiment de culpabilité, le désir de réparation, de surprotection. Du côté des bébés, Danièle Delouvin, psychologue et ancienne présidente de l’ANAPSYpe (ndlr, Association Nationale des Psychologues pour la petite enfance), décrit avec simplicité et acuité clinique la façon dont une équipe en crèche, confiante et concernée, décèle et recueille les traces de mémoire et de deuil chez un petit enfant dont la mère est morte brutalement.

Afin de voir évoluer « le trauma-tisme mortifère en traumatisme créatif » comme le souhaite le psychologue Riand dans son article, la place de la psychothérapie et psychanalyse pour les patientes, leurs proches et les soignants, est un des domaines cruciaux que travaille ce livre collectif. Groupes de paroles et supervisions, entretiens de soutien, sont autant de méthodes rapportées par Nicole Alby, présidente d’honneur d’Europa Donna (ndlr, Association de coalition européenne contre le cancer du sein) à partir d’une vignette clinique, le moment de fin de traitements pour les patientes (chimiothérapie et radiothérapie) étant pointé comme le temps privilégié du travail psychologique. Silke Schauder -psychologue clinicienne, art-thérapeute, profes-seure des universités à l’UPJV d’Amiens- désigne les « impacts traumatogènes » du cancer d’un côté (« choc de l’annonce, angoisse des traitements, de la rechute, de la mort ») et de maternité de l’autre (« boule-versement identitaire, affectif, relationnel, familial, hormonal, transparence psychique, revivis-cences oedipiennes, etc…) – deux évènements de vie « capables de produire des sidérations psychi-ques et retours du refoulé impressionnants ». Vécus ensem-ble, leurs effets se potentialisent pouvant dans un cadre rassurant s’avérer maturatif, voir résolutif pour le sujet. Le défi clinique d’amenuiser l’impact traumato-gène de cette expérience impensable repose peut-être sur une « résilience assistée » (Silke Schauder) qui vise la symbo-lisation du traumatisme, son élaboration progressive à travers la relance des associations et enfin la verbalisation du dégagement émotionnel ». Ainsi, se précisent les indications vers : 
– des entretiens cliniques indivi-duels pour prévenir des complications comme « le deuil anticipé (de l’enfant à venir), décompensation psychopatho-logique, troubles des interactions précoces, non compliance aux soins médicaux, etc ». Jacqueline Wendland, psychothérapeute à l’unité Vivaldi, n’oublie pas non plus de mentionner l’outil spécifique de la thérapie parent-enfant.
– Des groupes de parole pour rompre l’isolement, s’approprier son vécu en le partageant avec des pairs. Le sentiment d’affiliation au groupe permettant de « lutter contre des sentiments dépressifs » et développer des mécanismes de défense plus mâtures, de s’engager dans un travail de différenciation et de construction identitaire, de développer des centres d’intérêt en dehors du cancer. Attention toutefois à  la potentielle pression normative inhérente à tout dispositif de groupe. 
– L’art-thérapie pour sa valeur récréative, substitutive, ré-affiliative et ré-humanisante.

En guise de post-scriptum du précieux ouvrage Cancer et maternité, je laisse la place au souvenir d’une patiente. Elle est retraitée,  rencontrée en service d’oncologie, aujourd’hui décédée des suites d’un cancer de l’utérus. Dans nos premiers entretiens, elle me narre sa perplexité à vivre et se représenter ce cancer comme une grossesse paradoxale. Sa propre expérience de la grossesse a donné vie à 2 filles, elles-mêmes mères de plusieurs enfants – qui constitue une accroche vitale essentielle pour la patiente – et dans cette troisième et terrible grossesse, elle abriterait sa propre mort. L’association entre tumeur et fœtus dévoile ici à la fois l’extrême ambivalence de l’expérience de maternité douée de potentialité mortifère mais aussi du vécu du cancer, lui-même porteur de vie, de renaissance, de créativité. Cette combinaison fantasmatique indique combien la périnatalité et la cancérologie ont intérêt à être pensées ensemble, au-delà même de la spécificité clinique traitée dans Cancer et maternité. Dans son appropriation psychique du vécu de cancer, situé en zone hautement symbolique, cette patiente mobilisait un processus de maternalité, et nous livre peut-être une clef associative pour comprendre ce que plusieurs auteurs de l’ouvrage dénoncent comme tabou. « L’impensable rencontre » ne surgissant pas seulement de la réalité, crue et impitoyable, mais également des fonds marécageux de l’inconscient collectif. Cancer et maternité  jette ainsi le tabou éponyme à la mer et opère un dégagement moral et une universalisation du propos si spécifique, qui est le sien en affrontant tous les tandems : cancérologie/maternité, adulte/-enfant, patient/professionnel, occident/reste du monde, corps/âme.

Espérons que ce livre éveille la curiosité épistémophilique et clinique dans tous les champs somatiques et psychiques sur le sujet et au-delà, irradiant ainsi d’une lumière nouvelle la vie des femmes, mères, épouses et filles qui se bousculent en une patiente.