Dans ce livre remarquable par sa rigueur, sa finesse d’analyse et la profondeur de sa réflexion, Paul Denis rassemble des articles antérieurs, publiés pour la plupart entre 2000 et 2009, mais réécrits et remaniés, qui explorent divers aspects du contre-transfert. Incontournable contre-transfert, c’est sous ce titre que le premier chapitre reprend de manière précise, dans une mise en perspective très suggestive, l’histoire des théorisations psychanalytiques du contre-transfert, devenu l’élément central de la conduite de la cure analytique après avoir été initialement considéré, par Freud d’abord, comme un obstacle à surmonter. Si les discussions continuent à opposer l’analyste-miroir et l’analyste être-humain-empathique, il faut noter que l’imposition du cadre est de toute façon une action de l’analyste, qui provoque le transfert, et donc que tout ne vient pas du patient. Ida Macalpine a souligné l’importance de cet acte inaugural, qui instaure la relation de l’analysé à son analyste, et non une « foule à deux » ou une relation directement symétrique. Pour elle, l’analysé régresse tandis que l’analyste doit éprouver le présent et observer le passé, résistant donc à la potentialité de régression contre-transférentielle induite par le patient.
Après la rareté des articles sur le contre-transfert entre les deux guerres mondiales, l’efflorescence des publications est bien connue, avec la revalorisation d’un courant ferenczien, à côté de celui qui dans la ligne de Freud valorise le rôle de miroir de l’analyste, à quoi il faut également ajouter l’influence kleinienne. Paul Denis expose les thèses des Balint (interactions entre transfert et contre-transfert), de Winnicott (la haine dans le contre-transfert), de Racker (contre-transfert inévitable, direct ou indirect), de Paula Heimann (le contre-transfert comme outil de la cure) et de Margaret Little (les risques d’évitement ou de déni de l’analyste). Il y ajoute une réflexion personnelle sur l’investissement de l’analyste, peu pris en compte habituellement, envisagé dans ses dimensions libidinales et son risque d’emprise, alors que l’analyste se place délibérément en situation de ne vivre que des satisfactions indirectes. La situation analytique ne favorise que partiellement l’infantile et la régression puisqu’elle impose le renoncement aux gratifications directes et au recours à l’acte, l’investissement du monde interne et l’exigence d’élaboration. L’influence des théorisations de l’analyste est notable : s’il pense la situation comme infantile, il se comportera en parent ou en compagnon de jeu…
Le contre-transfert est finalement la condition du transfert, et sa spécificité est que l’analyste doit se comporter en « anti-objet »,
« c’est-à-dire ne pas laisser se fixer sur lui une configuration relationnelle stable qui arrêterait le mouvement transférentiel et par conséquent le processus analytique » (p. 31). Il lui faut donc éviter toute confusion entre l’investissement transférentiel de son personnage et celui de sa personne, et déplacer son propre investissement de la personne de son patient au fonctionnement psychique de celui-ci, au service d’une attitude d’accueil à l’expression de l’inconscient du patient. Ce foyer optique du processus analytique où apparaît l’inconscient est difficile à établir et à maintenir ; dans la cure psychanalytique, il ne s’agit pas d’intersubjectivité, mais de
l’articulation de deux mouvements psychiques spécifiques et de leur articulation conjointe : non pas une interaction mais l’analyse d’une interaction. L’investissement par l’analyste du fonctionnement psychique du patient suscite l’élément central et actif du contre-transfert, un investissement libidinal dans lequel les mouvements psychiques ne sont que des révélateurs conditionnant la valeur dynamique du contre-transfert.
C’est cette thèse essentielle que déploie l’ensemble du livre. Le chapitre II, L’avenir d’une désillusion, issu d’un article de 1988, montre les fondements de cette thèse : investi en tant que personne, l’analyste s’expose et se dérobe à la fois. Analysant l’investissement dont il est l’objet, l’analyste le désorganise. L’analyse est ainsi une « épreuve de la réalité intérieure qui ne s’effectue qu’à travers une épreuve de l’irréalité de l’objet ». La bipolarité objet-anti-objet est l’organisatrice du cadre et du déroulement transférentiel. La « résistance par le transfert » est ainsi une « résistance par la relation » à cette situation paradoxale et traumatique de la cure qui suscite à la fois désexualisation et resexualisation et pousse à trouver des voies de réaménagement. Du côté de l’analyste, on peut sans doute évoquer une sorte de « névrose contre-transférentielle » globale ; paradoxalement, ce que l’on appelle habituellement réactions contre-transférentielles sont des réactions de l’analyste qui témoignent d’un investissement de son patient, momentané ou durable, comme personne ordinaire au lieu d’un investissement de son fonctionnement psychique. A l’autre pôle, existe la tentation d’établir avec le patient une situation d’analyse pure, idéale. L’érection d’un objet analytique idéal naît de la blessure narcissique inévitable qu’il y a à avoir vécu une analyse imparfaite, avec un analyste imparfait, aboutissant au projet d’être plus psychanalyste que lui, en s’appliquant à n’être qu’un anti-objet au service de l’or pur de l’idéal analytique, dans une sorte de séduction narcissique qui néglige les particularités, les différences du patient réel au profit d’un horizon chimérique d’union des fonctionnements mentaux. « C’est seulement lorsque la plus grande part d’illusion en a été abandonnée que le transfert peut devenir, dans sa réécriture contre-transférentielle, l’organisateur de l’ensemble du fonctionnement de l’analyste. »
Un chapitre critique analyse une dérive, « l’addiction au transfert des autres » ou contre-transfert addictif, lié à la dépendance passionnelle et à l’irruption de la passion dans la cure. Le destin des situations de dépendance à la personne de l’analyste, reproduisant une dépendance ancienne, et transférentielle à ce titre, va dépendre de l’attitude contre-transférentielle de l’analyste. S’il la ressent comme une menace, il va tenter de calmer le jeu et de tenir son patient à distance ; mais il peut aussi, voire en même temps, éprouver des satisfactions à se sentir si indispensable. Si l’analyste se laisse emporter par son addiction au transfert d’autrui sur lui, la névrose de transfert du patient est dévoyée, l’analyste s’apparente à un gourou et la cure devient une secte à deux. Face à cette tentation permanente, l’analyste ne peut résister que si sa propre analyse lui a permis une autonomie de fonctionnement suffisante, et que son rapport à un groupe cohérent lui permet l’élaboration nécessaire au traumatisme quotidien de la rencontre avec la souffrance d’autrui.
L’analyste exige du patient, qui craint de tomber, qu’il lâche le système auquel il s’accroche ; devant ce vertige de l’analyse, le patient risque d’être tenté d’implorer un autre sauveur. C’est aux différentes formes de phobie de l’analyse que s’attache le troisième chapitre : phobie de l’analyse interminable chez Sacha Nacht, de la durée de la séance chez Lacan, phobie du fonctionnement psychique, du cadre analytique, de la rétention et de la retenue nécessaires à l’interprétation, phobie du transfert passionnel… Chez le patient, le choix même de l’analyste est souvent une claire manifestation de sa phobie de la cure. Face à un patient, en entretien préliminaire, il nous faut donc nous demander quelle peur il veut conjurer, et ce qu’il veut éviter en adressant sa demande. Reprenant magistralement l’analyse de Margaret Little avec Winnicott, Paul Denis y reconnaît une phobie de la cure, vécue par M. Little comme un passage à l’acte homosexuel, et une phobie de son agressivité et de son sadisme, ainsi que des fantasmes homosexuels féminins chez Winnicott ; au lieu d’être reconnus et intégrés dans le tissu interprétatif, ces fantasmes sont agis dans une sorte de flirt dont la valeur sexuelle est déniée par l’alibi d’une attitude maternelle. Dans cette communauté de déni (M. Fain), le transfert passionnel est traité par une sorte de clivage, puisqu’il est à la fois cultivé et dénié, et que le langage de la passion y est rabattu et confondu avec celui de la tendresse maternelle (le « mamanais ») autre forme séductrice et contre-phobique de la confusion des langues.
La réflexion sur les leçons du silence permet de souligner que la réserve de l’analyste témoigne d’une conscience de la nécessité d’un écart entre l’analyste et son patient, et de celle des moyens et des limites de la méthode analytique. La réflexion sur le transfert négatif, avec sa fixation au traumatisme et son caractère monovalent, suscite l’interrogation sur un contre-transfert négatif, non tant dans l’émergence de sentiments hostiles que dans un investissement de son patient limité à un certain registre, pour éviter de se confronter à des éléments qui seraient pour lui traumatiques ou désagréables. Un très intéressant chapitre est consacré à l’expression latérale du transfert, d’abord à partir de la reprise de la cure de L’homme aux rats, et de quelques autres remarques freudiennes, puis dans une réflexion sur le lien entre le surgissement d’un transfert latéral et le fait que le transfert échappe au refoulement. Paul Denis interroge ainsi la répression du transfert et le clivage du transfert, la figure particulière que représente l’irruption dans la cure d’un patient du patient, puis s’intéresse à la dynamique du transfert latéral, notamment à partir d’un texte d’Henri Danon-Boileau (1962) sur l’aménagement par une patiente de son transfert passionnel grâce à un transfert latéral. Il importe de considérer ce que le patient rapporte de ses agirs latéraux -ainsi que des éléments latéraux transitoires ou de l’investissement des objets inanimés du cadre – comme faisant partie du transfert et d’y reconnaître en même temps un espace de jeu. Le problème se complique et tend à perdre son pouvoir analysant lorsque « ce n’est plus de jeu », et que le conflit se reproduit, sans écart par la symbolisation, dans une répétition à l’identique dans l’espace extra-analytique pour préserver la relation a-conflictuelle avec l’analyste. La latéralisation permet au patient de ne plus prendre à parti l’analyste, se contentant de le prendre à témoin (P. Israël), et son interprétation est un moment ou une étape de l’interprétation du transfert. Mais toute interprétation extra-transférentielle favorise une forme de latéralisation de ce qui se passe par rapport à l’analyste, rendant à l’extrême l’analyse interminable avant qu’elle n’ait commencé !
L’écart entre les différentes pratiques qui se réclament de la psychanalyse illustre l’influence des contre-attitudes théoriques de l’analyste qui sous-tendent son contre-transfert ou le refus de tenir compte de celui-ci. Paul Denis développe son propos par une étude des pratiques lacaniennes : la dérision du courant lacanien envers la notion de contre-tranfert, conçu par Lacan comme une faute éthique ; la conception de l’interprétation qui vise pour Lacan à une traduction de l’inconscient, aux dépens de la place occupée par les affects et par la représentation ; la conception du transfert, la question de la demande et celle du désir. Ces différences théoriques d’avec la conception traditionnelle de l’analyse, et cet écart entre Lacan et Freud, aboutissent à une pratique analytique fondée sur l’analyse du signifiant lors de séances à durée variable, souvent très courtes, de fréquence variable, où le traitement de la demande prime sur l’analyse du transfert, et qui n’est plus la même activité que la psychanalyse traditionnelle.
Un chapitre s’intéresse aux enjeux du vieillissement ou de la maladie des analystes pouvant conduire à une rupture de fait de la règle d’abstinence nourrie de fantasmes d’immortalité. Un dernier chapitre reprend plus largement la question de l’éthique du psychanalyste, envisageant concrètement, dans maints détails, les risques liés à une position trop séductrice et l’importance essentielle, au cœur de l’éthique psychanalytique, de l’analyse par l’analyste de son contre-transfert.