« Telle fut, Athéniens, l’enquête qui m’a fait tant d’ennemis, des ennemis très passionnés, très malfaisants, qui ont propagé tant de calomnies et m’ont fait ce renom de savant. Car, chaque fois que je convaincs quelqu’un d’ignorance, les assistants s’imaginent que je sais tout ce qu’il ignore. En réalité, citoyens, c’est probablement le dieu qui le sait, et, par cet oracle, il a voulu déclarer que la science humaine est peu de chose, ou même qu’elle n’est rien. »
L’ignorance est une des trois passions humaines après l’amour et la haine. Dans la clinique avec les enfants, surtout avec les adolescents et bien sûr celle de tous les névrosés, cette passion de l’ignorance est essentielle, pivot central de la psyché comme de la cure. Comment se fait-il qu’un sujet, quel que soit son âge, pris dans des symptômes plus ou moins invalidants, ne veuille rien savoir sur le sens de ses symptômes. Malgré une démarche de demande auprès des analystes et des psychothérapeutes, le sujet préfère rester dans une ignorance qui confine à la passion. Au regard de l’étymologie, la passion comporte une dimension de souffrance, comme le symptôme qu’il porte. Quant à l’ignorance, il vient du latin ignorarer, ne pas connaître, mais a aussi signifié être négligent.
Est-ce que l’ignorance fait partie de la constitution du sujet, et pourquoi dans le maniement du transfert, l’analyste rencontre si fréquemment cette butée ? Ce mur de l’ignorance que le névrosé garde jalousement. Est-ce que l’ignorance sur tout le champ du sexuel imprime sa marque sur la psyché au point que le sujet ne veut pas en savoir sur son symptôme comme sur son être ? Voici quelques questions lancées en préambule qui vont me servir d’axe pour déployer ce que je voudrais vous livrer. La constitution de la structure du sujet de l’inconscient, repose sur un manque. Ce manque, porte sur plusieurs points dont la vérité de l’être, et la nature du sexuel. Le sexuel a pourtant présidé à sa naissance, et c’est ce point aveugle qui le constitue. Ce qui a présidé à sa conception, la scène primitive est entachée du sceau de l’irreprésentabilité. L’enfant, l’adolescent, ou l’adulte ne peut, malgré son savoir sur le sexuel, se représenter le rapport sexuel de ses parents qui a été à l’origine de sa conception. Pascal Quigniard le dit fort joliment. Sur le plan métapsychologique, cette ignorance est structurante, essentielle, car elle contribue à élaborer le manque nécessaire à la constitution du sujet. Cependant chaque être est structuré selon des modalités qui lui sont propres, et qui fondent sa singularité.
L’enfant puis l’adolescent rentre dans les apprentissages et le savoir livresques, qui est un autre type de savoir, mais qui est en corrélation étroite dans le psychisme avec cet autre savoir inconscient que je viens d’évoquer à l’instant. C’est la problématique des apprentissages dont il sera question plus loin. Freud a développé une théorisation par rapport au savoir que je condenserais ainsi : de sa propre vérité, on ne veut rien savoir, en particulier sur ses symptômes lorsque l’on est névrosé. Chez Freud, on trouve principalement deux termes généralement traduits par : Ignorance : Unwissenheit (un – préfixe privatif – heit marquant la qualité abstraite) et Nichtwissen (littéralement : le non-savoir). Pour ce qui est de la méconnaissance, les choses sont complexes, car le terme allemand Verkennung est assez peu utilisé. À partir de 1909, (dans l’analyse du petit Hans, et dans L’homme aux rats) on trouve déjà cette idée que le médecin donne au malade les représentations anticipées qui lui permettront de reconnaître et de savoir ce qui est inconscient. Dans le chapitre de L’homme aux rats intitulé Introduction à l’intelligence de la cure, il explique comment il donne au patient des « notions de la thérapeutique analytique » ! Je cite Freud : « Nous avons depuis longtemps cessé de croire (…) que le malade souffrait d’une sorte d’ignorance (Unwissenheit) et que, si on voulait dissiper (aufheben) cette dernière en lui parlant des rapports causaux entre sa maladie et son existence, des évènements de son enfance, etc., sa guérison serait certaine. Or, ce n’est pas l’ignorance en soi (Nichtwissen) qui constitue le facteur pathogène, cette ignorance a son fondement dans les résistances intérieures qui l’ont d’abord provoquée, et qui continuent à la maintenir ». Il est remarquable que le premier terme qu’emploie Freud soit Unwissenheit dont le préfixe Un marque le sens privatif de la lacune (telle qu’elle s’entend dans le registre de l’apprentissage). Ce que nous observons chez les enfants et adolescents en échec scolaire.Mais la suite est tout aussi importante, car Freud continue : « La révélation au malade de ce qu’il ne sait pas parce qu’il l’a refoulé ne constitue que l’un des préliminaires indispensables au traitement ». Il y a donc clairement à entendre que dans la mise en place même du dispositif analytique, il y a nécessité préalable de constituer une ignorance : le sujet ne sait pas, et il ne sait pas quoi ? Ce qu’il en est de son désir, puisqu’il l’a refoulé, mais aussi qu’il est dans la méconnaissance parce que, de cette méconnaissance non plus, il ne veut rien savoir. En 1916 dans son Introduction à la psychanalyse, Freud précise que le médecin devrait pouvoir facilement, du fait de son habitude de l’analyse, rétablir son malade en le délivrant de son ignorance par la communication de ce qu’il sait. Mais écrit-il : «…il y a différentes sortes de savoir qui n’ont pas la même valeur psychologique. Le savoir du médecin n’est pas celui du malade et ne peut pas manifester les mêmes effets. Lorsque le médecin communique au malade le savoir qu’il a acquis, il n’obtient aucun succès. Ou plutôt le succès qu’il obtient consiste non à supprimer les symptômes mais à mettre en marche l’analyse… ». Et plus loin : « Le malade sait alors quelque chose qu’il ignorait avant, à savoir le sens de son symptôme, et pourtant il ne le sait pas plus qu’auparavant. Nous apprenons ainsi qu’il y a plus d’une sorte de non savoir ». Ces dernières remarques méritent un commentaire. Il s’agit de se décaler de l’analyse sauvage d’une part, et l’on peut même se demander de nos jours si la conception freudienne de délivrer au patient le sens de son symptôme, garde toute sa pertinence puisque, si nous suivons Freud, ce n’est pas là l’essentiel. Mais plutôt la façon dont le sujet va se mettre à devenir un analysant et va partir lui-même à la recherche du sens de ses symptômes.
Lacan de son côté a déployé une théorisation sur la question du savoir poursuivant les avancées de Freud. Il a isolé 3 passions chez le sujet. À Sainte-Anne, en 1971, Lacan dit : « Que l’ignorance puisse être considérée dans le bouddhisme comme une passion, c’est un fait qui se justifie avec un peu de méditation », ajoutant aussitôt que « la méditation, ce n’est pas notre fort ». La méditation dans le bouddhisme, c’est le sine qua non, si l’on peut dire, pour se purifier de ces trois passions fondamentales, c’est-à-dire de l’agir qui anime les passions humaines. L’amour la haine et l’ignorance. La passion de l’ignorance, c’est que justement c’est de cela qu’il ne veut rien savoir. « De l’être de l’Autre, il ne veut rien savoir ». L’ignorance se constitue d’une façon polaire par rapport à la position virtuelle d’une vérité à atteindre. Le sujet ne veut pas ou plutôt ne peut atteindre sa vérité. Il m’arrive de dire que la névrose rend bête. Ce qui est vrai et faux à la fois. Mais c’est ce qui cliniquement nous permet de considérer autrement un sujet névrosé qui vient nous consulter. D’autant plus, s’il s’agit d’un enfant ou d’un adolescent qui se trouve dans un échec ou un refus scolaires. Le sujet qui vient en analyse se met dans la position de celui qui ignore. Il n’y a pas d’entrée possible dans l’analyse sans cette référence. L’analyste de son côté méconnaît le pouvoir d’accession du sujet à cette dimension de l’ignorance ou parfois ne sait pas qu’il a à répondre à celui qui, par tout son discours, l’interroge. L’analyste doit savoir ce qu’il fait avec l’analysant. Non pas lui montrer qu’il se trompe, au sens d’erreur, puisqu’il est forcément dans l’erreur, mais qu’il a à lui montrer comment il parle « à côté », comment il parle sans savoir, comment il parle comme un ignorant. Ce sont les voies de son erreur qui sont importantes.
C’est là un des points essentiels que je voulais souligner : dans les cures de sujets quel que soit leur âge, c’est que l’essentiel pour l’analyste n’est pas de délivrer un message sur la vérité de son symptôme, mais qu’il découvre par lui-même les différentes voies d’accès à son symptôme qui sont autant d’errements subjectifs. Les adolescents nous offrent souvent une belle illustration clinique de cet errement subjectif, qui est selon moi un passage obligé dans la structure pour accéder à un statut de sujet à part entière. Ce qui, sur le fond, pose la question de l’interprétation. D’un côté l’interprétation freudienne qui explicite dans le transfert les différentes motions inconscientes relevées par l’analyste en tenant compte des coordonnées singulières de l’histoire de chacun, et d’un autre côté l’interprétation signifiante qui ouvre, dans le meilleur des cas des pistes inédites à l’analysant sur le chemin de la levée de l’ignorance sur son symptôme. J’entends par interprétation signifiante, le fait de relever, de scander ou de souligner un signifiant du discours du patient et de lui livrer cela à ses propres associations.
Marc, lycéen de 18 ans en terminale, vient pour des angoisses massives d’apparition soudaine, sur un fond de personnalité plutôt phobique. D’emblée ce garçon intelligent m’annonce qu’il sait en fait pourquoi il est sujet à des angoisses. Mais il ne comprend pas pourquoi malgré cela, il continue à être la proie d‘angoisses qui le submergent et envahissent tout son champ de pensée et retentissent sur sa scolarité. Il est persuadé que cela vient de la séparation de ses parents quand il avait 13 ans, car ses angoisses ont débuté peu après. Mais il a cependant un doute : comment des années après, il reste imprégné de cette séparation et pourquoi cela l’empêche d’avoir des relations satisfaisantes avec les filles de son âge. Lorsqu’il relate ce qui s’apparente à une dépression maternelle, il réalise comment il a été institué en quasi-thérapeute de sa mère à son insu. Cette action thérapeutique ayant bien sûr échoué. Il avait eu cependant à vivre au quotidien avec une mère abandonnée, abandonnique, et ne pouvait percevoir les coordonnées de pulsions de mort dont il était l’objet, indirectement. Sur un autre plan, il ne pouvait s’accorder avec un père qui s’était mis à mener une vie de « joyeux célibataire », alternant les conquêtes féminines à une cadence assez rapide, et dont il ne supportait pas les manifestations de jouissance que celui-ci lui montrait ostensiblement. C’est paradoxalement, au décours d’une séparation avec sa petite amie, initiée par lui, que Marc est assailli d’angoisses. À ce stade, à partir de ce qu’il me livre, je suis en mesure de pouvoir lui livrer une interprétation qui paraît désormais évidente. Qu’il sait mais refuse de voir et de savoir. Son appétence pour l’ignorance de ce qui l’agite le fait s’engouffrer dans les affres de l’angoisse. Mais la prudence et le « tact » que se doit d’avoir l’analyste me conduisent à ne rien lui en dire dans un premier temps. Puis, je lui énonce, alors qu’il reparle de son père, ce qui me semble évident et ce qu’il paraît prêt à entendre. Se sentant identifié à une position paternelle haïe et abhorrée, à son insu, il ne peut qu’être assailli d’angoisse. Je lui dis en réalité quelque chose de beaucoup plus simple : « Au fond, vous êtes un peu comme votre père ». La portée de cette interprétation tombe à plat ne suscitant aucune association nouvelle de sa part. Il me faudra attendre une autre opportunité pour tenter de faire échec à sa passion de l’ignorance. Un peu plus tard, alors qu’il évoque son ancienne petite amie, il dit qu’elle se déprime, et qu’il ne voit pas pourquoi, car il a été « classe » avec elle, lui annonçant en douceur la séparation qu’il avait décidée, et lui assurant qu’elle avait beaucoup de qualités. Il emploie une tournure de phrase particulière. Il dit : « Je ne suis quand même pas un enfant de salaud. » Je lui répète simplement « vous n’êtes pas un enfant de salaud ?» sur le mode interrogatif ; « oui, son père est un salaud » il n’avait jusque-là jamais pu le formuler ainsi. Il reprend sur le champ une autre lecture de ce qu’a été son père. Les séances suivantes amorcent une lecture interprétative des comportements de son père sous un jour très différent. Mais ce qu’il avait voulu ignorer jusqu’alors se pose alors comme une évidence. À ceci près que c’est lui, dans sa position de patient, qui s’autorise cette lecture, dégagée de la passion de l’ignorance dans laquelle il s’était cantonné jusque-là.
Au fil du temps où il revisitera son passé, il percevra pleinement cette expression « enfant de salaud », qui implique non seulement un jugement nouveau pour son père mais le confronte lui à sa position sexuée et à sa place dans une transmission symbolique insoutenable. Il lui échoit d’être cet enfant de salaud qu’il se refusait à être, cette identification impossible à un père tant haï. C’est au bout d’un certain temps de ce travail de dégagement de l’emprise symbolique et imaginaire dans laquelle il était confiné que ses symptômes commencent à céder du terrain. C’est la rencontre d’une nouvelle jeune fille qui l’amènera à se positionner différemment dans sa position phallique qui attestera du mouvement interne qu’il a pu effectuer dans le transfert, mais aussi du fait de son engagement dans sa relecture critique de ses positions de sujet. Ce chemin sur les voies de la subjectivation, singulier, rend compte de cette accession difficile à un statut de sujet, tant il était pris dans les aveuglements de sa passion de l’ignorance. De même l’analyste est pris aussi par sa pulsion de savoir et souvent à son insu dans une passion de l’ignorance de ce qui est articulé dans le discours de son patient. Sa position de sujet supposé savoir, ne le rend pas pour autant « sachant ». Il lui faut se départir de son savoir livresque pour se mettre en position d’écoute d’un savoir qui ne peut lui venir que de l’autre, du patient dans la singularité de ses coordonnées subjectives. C’est une autre des facettes de la résistance de l’analyste que de ne rien vouloir entendre ou de ne rien vouloir en savoir sur le symptôme qui est avancé par le patient. L’ignorance ne choisit jamais son camp ! C’est que l’ignorantia docta devient facilement ce que j’ai appelé, ce n’est pas d’hier, une ignorantia docens. Si le psychanalyste croit savoir quelque chose, en psychologie par exemple, c’est pour lui déjà le commencement de sa perte, pour la bonne raison que tout le monde sait qu’en psychologie personne ne sait grand-chose, sauf exactement dans la mesure où la psychologie elle-même est, sur l’être humain, une erreur de perspective.
Le sujet qui nous fait une demande, est la pièce qui manque à un savoir conditionné par l’ignorance. On peut dire aussi en suivant Lacan, qu’il est toujours en position de déchet par rapport à sa représentation. J’insiste encore sur ces trois pôles, du savoir en tant qu’inconscient, qui sait tout peut-être, sauf ce qui le motive, du sujet qui s’institue dans sa certitude d’être un manque à savoir, et de ce troisième terme qui est précisément le sexe, dans la mesure où il est rejeté au départ, et où il ressort qu’on ne veut rien en savoir. Cela dit, après ce que je viens de vous dire de l’ignorance, vous ne vous étonnerez pas que je fasse remarquer que l’« ignorance docte », comme s’exprimait un certain cardinal, au temps où ce titre n’était pas un certificat d’ignorance, un certain cardinal appelait « ignorance docte » le savoir le plus élevé. C’était Nicolas de Cues, pour le rappeler en passant. De sorte que la corrélation de l’ignorance et du savoir est quelque chose dont il nous faut partir essentiellement et voir qu’après tout, si l’ignorance, comme ça, à partir d’un certain moment, dans une certaine zone, porte le savoir à son niveau le plus bas, ce n’est pas la faute à l’ignorance, c’est même le contraire.