Pensées sur la position dépressive
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Pensées sur la position dépressive

J’ai cherché dans les écrits de Mélanie Klein les premières allusions de sa pensée à la position dépressive. Dans l’article qu’elle a écrit en 1929 intitulé Les situations d’angoisse de l’enfant et leur reflet dans une œuvre d’art et dans l’élan créateur, elle parle d’un petit garçon qui est le protagoniste de l’opéra de Ravel, L’Enfant et les sortilèges. Dans cet opéra, le petit garçon se laisse aller à une orgie de destructivité. Mais après cette orgie, quelque chose change en lui : il semble développer une capacité pour la compassion. Il éprouve de la compassion pour un petit animal, un écureuil blessé. Le petit garçon est entouré à ce moment là d’animaux bienveillants. Les animaux bienveillants semblent encourager ce bourgeonnement de réparation. Il s’agit, je crois, d’un clin d’œil à la position dépressive, même si Mélanie Klein n’a pas encore nommé ce terme.

Je reviendrai plus tard sur l’importance de la présence d’un objet bienveillant et pas trop sévère, pour rendre la réparation possible. Mélanie Klein ne parle de la position dépressive qu’en 1935 et même s’il est clair qu’elle décrit quelque chose de très différent de la dépression clinique, le choix de l’expression “position dépressive” n’est pas très heureux et peut créer des confusions. Je citerai ce que Donald Winnicott dit à ce sujet-là, c’est-à-dire sur le terme “position dépressive”. Donald Winnicott dit : “Cette expression est mauvaise pour un processus normal mais personne n’a été capable d’en trouver une meilleure. A mon avis, il aurait fallu l’appeler le stade de la sollicitude (concern). Selon Winnicott le concept est bien introduit par cette expression et il dit que le mot concern est inclus dans les descriptions de Mélanie Klein, mais qu’il ne recouvre pas tout le concept et qu’il faudra donc garder le terme “position dépressive”. Winnicott poursuit, dans ce même article intitulé La position dépressive, par une distinction entre “la dépression qui est un symptôme morbide et indique une humeur” et la position dépressive qu’il considère comme “un phénomène indiscutable, celui du passage de tout être humain de la pré-compassion à la compassion ou sollicitude”. Il emploie aussi le mot “impitoyable”. D’abord, il dit : “Le petit enfant (de notre point de vue) est impitoyable”. Et, plus loin : “A un moment ou à un autre, dans l’histoire du développement de tout être humain normal, il y a ce passage du stade de la pré-compassion (pre-ruth) à celui de la compassion (ruth).”

L’une des idées centrales de la position dépressive d’après Mélanie Klein est la capacité de soutenir le conflit, de percevoir comme une seule, la personne pour laquelle on éprouve de l’amour et de la haine. Si on parvient à soutenir la peine psychique que ce sentiment contradictoire amène, on peut commencer à s’engager dans un processus de réparation.

Je me concentrerai aujourd’hui sur le concept de réparation qui me semble un élément très essentiel de la position dépressive. Mais avant de passer au matériel clinique, je voudrais rapporter quelques mots des Souvenirs et récits de Léon Tolstoï (c’est-à-dire ses mémoires), qui ont été citées par Paolo Carignani (1992) dans un article concernant la réparation.

Ce sont des mots qui nous disent, sous la plume de Tolstoï, la peine psychique, l’angoisse dépressive éprouvée par l’enfant qui a des difficultés à mettre ensemble des sentiments de haine et d’amour pour ses parents. Tolstoï parle de “ses premiers souvenirs”, mais il dit : “A propos de certains d’entre eux, je ne sais même pas s’il s’agit d’une réalité ou d’un rêve.” On l’écoute, même s’il s’agit d’un rêve. “Voici mes premiers souvenirs”(…) : “Je suis attaché ; je veux dégager mes bras, je ne peux le faire, je crie et je pleure et mes cris sont pénibles même pour moi ; mais je ne peux m’arrêter. Au-dessus de moi se tient, penché, quelqu’un, je ne me rappelle plus qui. Et tout ceci dans une demi-obscurité. Mais je me rappelle qu’ils sont deux.” Il poursuit : “Mes cris leur font de l’effet : ils s’en inquiètent, mais ne me détachent pas, ce que je désire et je crie encore plus fort.”

Plus loin, il continue : “Je sens l’injustice et la cruauté non des gens car ils me plaignent, mais du sort, et j’éprouve de la pitié pour moi-même. Je ne sais pas et jamais je ne saurai ce que c’était : étaient-ce mes langes de nourrisson dont j’essayais de libérer mes bras, ou était-ce un maillot dont on m’enveloppait lorsque j’avais plus d’un an pour m’empêcher de gratter ma gourme ? Ai-je réuni en ce seul souvenir, comme cela arrive en rêve, beaucoup d’impressions ? Ce qui est sur, c’est que ce fut là ma première et ma plus forte impression”. Léon Tolstoï nous dit qu’il n’est pas fâché avec ses deux parents penchés sur son berceau, parce qu’ils le “plaignent” et ce peut-être ils le liaient pour son bien, pour éviter qu’il gratte son eczéma. La colère est clivée, elle est ressentie contre la cruauté du “sort”. On voit là ce qu’on pourrait décrire comme une défense contre la peine psychique de la position dépressive, une défense contre l’expérience d’avoir de l’amour et de la haine pour la même personne ou pour les mêmes personnes. La plume de Tolstoï nous décrit merveilleusement le conflit des deux sentiments opposés, l’amour et la haine. La peine psychique centrale de la position dépressive. Naturellement on ne sait pas s’il s’agit d’un rêve, d’un fantasme ou de la réalité, ni de quel âge Tolstoï nous parle.
Je voudrais maintenant regarder le bourgeonnement de quelques éléments de la position dépressive dans la réalité clinique.

  • Je parlerai d’une consultation mère-père-enfant que j’ai menée à la Tavistock Clinic.

Une petite famille traumatisée

La famille avait fui un pays d’Afrique qui traversait une période troublée. Les deux parents avaient vécu des moments très traumatiques. La mère était déjà enceinte quand ils quittèrent l’Afrique et le bébé naquit à Londres, trois mois après leur arrivée. Ils avaient été acceptés comme réfugiés politiques et le père avait trouvé un travail très mal payé. La mère était probablement déjà déprimée quand ils ont quitté le pays d’origine, mais elle l’a sûrement été après la naissance du bébé. Le bébé avait été très difficile à allaiter au sein et la mère l’avait sevré dix jours après la naissance.

Quand j’ai rencontré la famille, le bébé, Farouk, avait trois mois et il refusait de prendre le biberon s’il était donné par sa mère ; il l’acceptait s’il était donné par son père. Le père était sans doute moins déprimé que la mère et un peu moins perdu qu’elle. Il parlait l’anglais mieux que sa femme et le bébé s’attachait beaucoup au regard de son père. Pendant toute notre première rencontre, la mère pleurait et Farouk évitait son regard. Elle parlait d’une voix très basse, presque inaudible. On avait l’impression que ce bébé se protégeait de quelque chose qui aurait pu descendre par les yeux de la mère, s’il la regardait et qui aurait pu entrer en lui avec le lait s’il prenait le biberon. Probablement, il accentuait la dépression de sa mère en refusant son biberon.

Pendant nos entretiens, les parents ont pu parler d’événements pénibles ou même traumatiques. Progressivement, le père est devenu davantage capable de contenir sa femme. On voyait chez lui des aspects de la bisexualité psychique qui a été décrite par Didier Houzel (2001). Il était très maternel avec Farouk et, d’une certaine façon, avec sa femme aussi. Il établissait des liens. Il offrait un pont (une fonction symboliquement paternelle) en traduisant quelquefois en anglais pour sa femme, quand elle ne trouvait pas les mots pour dire quelque chose, surtout s’il s’agissait d’événements traumatiques. Peu à peu, le bébé a commencé à accepter le biberon donné par sa mère. Ce que je voudrais souligner c’est qu’un cercle vertueux, “a benign circle”, s’est mis en place. Le fait que le bébé accepte le biberon soulageait la mère ; ses yeux ne projetaient plus autant de dépression et le bébé a commencé à sourire un tout petit peu. Il y avait une sorte de réparation réciproque.

Au moment du premier sourire de Farouk à sa mère, le père était debout derrière elle. On voyait quelque chose de très semblable à la sculpture d’Henri Moore où le père situé derrière la mère pose ses mains sur les épaules de sa femme qui regarde son bébé dans ses bras. Le père contient la mère qui, à son tour, peut mieux contenir le bébé. Dans le travail avec cette petite famille, Farouk a pu arriver à ce premier sourire, quand il a commencé à voir que la mère était moins endommagée. Elle ne pleurait plus pendant les séances et elle commençait à sourire, grâce à l’aide de la thérapie, mais surtout, comme je l’ai déjà dit, à la présence très thérapeutique du père.

Le stade de la réparation, ou même celui de la compassion (stage of concern de Winnicott), sont bien difficiles à atteindre quand on sent que le dommage auquel on est confronté est énorme et catastrophique.

  • Un adolescent, bien endommagé, qui avait pris des dangereux cocktails de drogue et qui était très déprimé lors de son sevrage, rêva qu’il était dans un paysage ressemblant à des images qu’il avait vues dans un documentaire sur Hiroshima et Nagasaki après la bombe atomique. J’appellerai ce patient Tristan. Tristan percevait qu’il y avait une mort totale dans son paysage intérieur. Tout avait-il été tué par la bombe atomique, ou bien par lui-même ? Comment commence-t-on à réparer si on est confronté à Hiroshima et Nagasaki ?

Comment peut-on tenter de réparer s’il y a une voix à l’intérieur, comme il y avait chez Tristan, qui lui disait qu’il était responsable d’un désastre atomique ? Quand j’ai parlé au début de cette article du commentaire de Mélanie Klein sur L’Enfant et les sortilèges, j’ai souligné le fait que l’enfant a pu commencer à réparer, à avoir de la compassion pour l’écureuil blessé, après avoir été très destructeur, car il y avait autour de lui des animaux bienveillants, et non un Surmoi féroce et jugeant. C’est un peu comme si les animaux lui disaient “Ça va, ce n’est pas catastrophique. Le dommage que tu as fait n’est pas irréparable”.
Quand on travaille avec des patients comme Tristan, l’adolescent qui se sentait responsable d’Hiroshima et de Nagasaki, il est très important d’essayer de diminuer la sévérité de la voix du Surmoi dans la relation analytique. Si le Surmoi est trop sévère, il peut bloquer un processus de réparation et le chemin vers la position dépressive. Les voix surmoïques sévères soutiendraient inconsciemment la conviction du patient d’être infiniment et irréparablement coupable, ce qui peut amener à une écrasante dépression. Il y a une alternative à la dépression quand la culpabilité est perçue comme écrasante. Des patients qui ne peuvent pas tolérer la peine psychique de la position dépressive ni s’engager dans une véritable réparation, peuvent mettre en place un processus de pseudo-réparation, c’est-à-dire une réparation maniaque.

Réparation maniaque ou coïto ergo sum

• Je vous donnerai maintenant un exemple de réparation maniaque : Pablo, était un adolescent de 19 ans tout à fait engagé dans la réparation maniaque lorsque j’ai commencé à travailler avec lui. Il est né à Londres mais ses deux parents sont originaires d’Amérique Latine. La mère de Pablo avait été très déprimée avant sa naissance, pendant la grossesse, du fait que sa propre mère était morte soudainement au Venezuela quand elle était à son huitième mois de grossesse. Elle n’avait pu se rendre à ses funérailles car aucune compagnie aérienne ne lui permettait de voler dans cet état avancé de grossesse de Londres jusqu’en Amérique Latine. La mère souffrait d’une dépression puerpérale et d’un deuil empêché par la colère : son bébé ne lui avait pas permis de se rendre aux funérailles de sa mère. La relation de la mère avec Pablo était colorée, je crois, dès le commencement par un message : “C’est de ta faute à toi”. Même s’il est possible que la mère lui en ai voulu de ne pas être allée aux funérailles de sa propre mère, j’ai compris, et cela a pris du temps, que la culpabilité éprouvée par Pablo était beaucoup plus grande, tout à fait cachée dans son inconscient. Il se sentait coupable d’avoir tué quelqu’un. Il semble que sa mère pleurait beaucoup. Il se rappelait qu’elle pleurait dans son enfance, mais on lui avait dit qu’elle pleurait aussi beaucoup quand elle l’allaitait. Pablo a commencé à parler très tôt et il paraît qu’il a appris à lire quand il avait 4 ans. Il semble que son père lui lisait beaucoup d’histoires. L’image du père était celle de quelqu’un de tendre, qui prenait soin de lui. Mais Pablo choisissait peut-être de ne pas le percevoir aussi fort que lui-même. Pablo a grandi dans le fantasme de donner de la joie à sa mère avec ses succès académiques et d’être chargé de faire le bonheur de sa mère, à la place de son père.

Pablo transmettait ainsi l’image d’avoir eu l’expérience à la fois d’une mère déprimée et d’un père maternel, pas d’un parent psychiquement bisexuel comme le père de la petite famille africaine. Pablo m’a dit qu’après l’âge de 12 ans, il avait eu beaucoup de succès avec les filles à l’école. Je crois qu’il a commencé à se percevoir alors comme le garçon qui allait “donner de la joie” à toutes les filles et plus tard à toutes les femmes. Quand je l’ai rencontré, il avait environ 19 ans, et entretenait une relation avec une femme beaucoup plus âgée que lui, quoique plus jeune que sa mère. Ce n’était pas sa seule relation. Le but de Pablo dans la vie était de donner de la joie aux femmes.

Dans la relation analytique avec moi, il modulait sa séduction dans un registre un peu différent. Il essayait d’être le plus irrésistible possible, mais il tentait surtout de me séduire en m’apportant des rêves très intéressants, comme pour introduire une flamme de vie en moi. Il attaquait beaucoup ma fonction paternelle, la fonction des limites, en arrivant en retard et en essayant de prolonger la séance, en se souvenant d’un rêve “dont je dois vous parler” juste à la fin de la séance. Il était très important pour moi de tenir le cadre très fermement et d’interpréter sa difficulté à s’engager dans le travail analytique. Progressivement, Pablo commença à se rendre compte que son fantasme de donner de la joie aux filles et aux femmes leur apportait surtout quelquefois beaucoup de larmes. Il s’en rendit compte quand sa défense maniaque diminua peu à peu. Cela s’est produit au moment où une fille était tombée sérieusement amoureuse de lui. Elle avait même quitté son fiancé pour lui, bien qu’il n’ait eu aucune intention de s’engager avec elle. Il s’est peut-être senti coupable du fait que la fille était très en détresse quand elle s’est rendue compte qu’elle n’était pas la seule dans sa vie. Je crois aussi qu’il s’est senti particulièrement coupable du fait que cette fille venait, comme sa propre mère, d’un pays d’Amérique Latine.

Il imaginait probablement, à ce moment là, que son comportement aurait pu avoir des conséquences catastrophiques. Je crois que voir cette fille en larmes lui avait rappelé sa mère en larmes dans sa petite enfance. Pablo commençait à comprendre, au cours de l’analyse, que ce qu’il essayait de faire “en donnant de la joie aux femmes”, c’était une façon de donner de la joie à la mère qui pleurait dans son esprit et qui était pour lui comme un poids mortifère. Il voulait faire cesser les pleurs de sa mère en lui mais avec sa défense maniaque avec les filles, il les faisait pleurer. La réparation était maniaque et, de fait, ne fonctionnait pas.
Je n’aurai pas la possibilité de parler ici du développement du transfert avec Pablo. Je voudrais juste dire qu’une de mes tâches avec ce patient a été de lui permettre d’internaliser une voix parentale moins sévère, un voix qui l’aiderait à éprouver du regret et non une culpabilité écrasante. Celle-ci aurait pu le faire tomber dans la dépression, dépression qu’il craignait tellement et à laquelle il tentait d’échapper avec sa sexualité compulsive (coïto ergo sum). Il était question d’arriver doucement avec lui à regarder le désespoir du petit garçon qui avait senti que sa mère était tellement triste et qui avait cherché à mettre une flamme de vie en elle. Peut-être valait-il mieux laisser cette tâche au père. Sa façon de vouloir être “l’ingénieur de la vie” chez les femmes n’était pas la meilleure possible. Dire que ce n’était pas “la meilleure possible” ne signifie pas qu’il leur avait fait quelque chose de catastrophique, qui aurait été la cause d’un dommage irréparable. On va laisser Pablo ici, au “seuil de la position dépressive” (Meltzer, 1967). Des années d’analyse ont été nécessaires avant qu’il puisse renoncer à ses défenses maniaques sans tomber dans une dépression clinique et arriver à un état plus proche de la position dépressive, en devenant capable d’une vraie réparation.

Premières lueurs de la position dépressive

• Je voudrais parler maintenant brièvement d’un cas où on peut voir le commencement de la réparation et celui de la position dépressive chez une fille dont j’ai supervisé le traitement mené par Alessandra Cavalli, analyste italienne qui vit à Londres. Elle a suivi cette adolescente à la Tavistock Clinic au Département des Adolescents où Suzanna, 17 ans, a été adressée avec des symptômes de boulimie et de dépression. Elle est née dans une famille juive et sa grand-mère, qui maintenant vit en Israël, a passé deux ans en camp de concentration et a survécu. Suzanna va la voir régulièrement chaque année mais sa grand-mère ne parle jamais de la guerre. Suzanna l’a entendue crier pendant la nuit car la grand-mère a des cauchemars. A Londres, après le début de la thérapie, quand Suzanna était moins déprimée mais encore boulimique, elle a choisi de se joindre à un voyage optionnel qu’organisait son école pour se rendre à Auschwitz. Ses parents ne l’ont pas accompagnée à l’aéroport et n’ont rien voulu savoir de cette visite quand elle est revenue, car dans sa famille on ne parle pas de la guerre. Mais, maintenant, Suzanna pouvait parler dans sa thérapie de l’impact de sa visite à Auschwitz et entrer en contact avec des sentiments de culpabilité, qui étaient énormes, énormes comme l’Holocauste. Elle a pu faire face à ces sentiments parce que son analyste l’a aidée à internaliser un Surmoi beaucoup plus bienveillant que le Surmoi féroce qu’elle avait au début de sa thérapie. Après deux années de travail, Suzanna a pu dire à son analyste que sa voix était maintenant présente pendant ses rituels boulimiques.

Je cite Suzanna :

  • “Maintenant votre voix est là. Votre voix est silencieuse mais elle est là. Elle m’observe.
  • Comment ? demanda l’analyste
  • Elle m’observe mais pas d’une façon jugeante. Elle ne me fait pas ressentir que je suis coupable. Votre voix simplement me regarde et regarde ce que je fais”.

Peu à peu, on a pu mieux comprendre, au moins partialement, de quoi Suzanna se libérait avec ses rituels boulimiques. Progressivement, au lieu de percevoir la culpabilité de l’Holocauste, de toutes les pertes que la famille avait subies, de la vie de cauchemar que sa grand-mère avait vécue dans les camps, Suzanna a pu faire face à une culpabilité supportable. Lors d’une visite en Israël, elle s’est rendue compte que ça aurait fait du mal à sa grand-mère si elle s’engageait dans ses rituels boulimiques pendant qu’elle habitait chez elle dans le kibboutz. Suzanna a été capable de ne pas s’engager dans les rituels boulimiques pendant toute cette visite en Israël. Ce que je veux souligner, c’est qu’elle a voulu épargner à sa grand-mère, qui avait déjà beaucoup souffert, l’expérience d’avoir une petite fille avec de sérieux problèmes. Ce changement était possible grâce à la diminution de la sévérité du Surmoi de Suzanna, qui était initialement aussi sévère que celui de Pablo et qui faisait peser sur elle un sentiment de catastrophe. Cette fois ce n’était pas la mère en larmes, ni Hiroshima, ni Nagasaki, mais l’Holocauste. Le fait qu’une portion aussi importante de l’histoire soit niée, soit par la grand-mère, soit par les parents, fait penser à une transmission trans-générationnelle, dans laquelle la dépression initiale était probablement colorée par des dépressions projetées en Suzanna. Je mets l’accent ici sur le passage de la dépression à des sentiments dépressifs, des sentiments dont on pourrait parler comme stage of concern, stade de la compassion, d’après Winnicott.
Je me suis concentrée dans cette présentation sur un aspect très spécifique de la position dépressive, c’est-à-dire sur celui de la réparation et sur celui de la qualité des objets internes et externes qui permettent, ou empêchent, le processus de réparation. Mélanie Klein avait donné une place très importante à la réparation. Elle avait même écrit un livre qui s’intitule Amour, Haine et Réparation. Depuis que beaucoup de post-kleiniens ont été influencés par la pensée de Bion et par son accent sur Amour, Haine et Connaissance (Bion 1962), le triptyque Love-Hate-Knowledge est venu remplacer dans beaucoup d’écrits, et j’inclus ici certains écrits de Meltzer, le triptyque Amour, Haine et Réparation de Klein. Tout en respectant l’importance donné par Wilfred Bion aux liens de Connaissance, liens qui sont si fondamentaux dans la relation mère-enfant et dans la relation patient-analyste, je tenais à revenir sur le triptyque originel Amour, Haine et Réparation. Il me semble que le concept de réparation peut créer un lien entre la position dépressive décrite par Mélanie Klein et celle décrite par Winnicott lorsqu’il parle du stade de la compassion (stage of concern) et du passage de l’impitoyable au pitoyable.

Bibliographie

Bion W. (1962), Learning from expérience, London, Heineman.

Carignani P. (1992), “Aspetti riparativi nell’Infant Observation” in Cosenza A., Monteleone M., Polacco-Williams G., La riparazioneStorie di bambini alla ricerca di una officina di pensieri, Pisa, Edizioni del Cerro.

Houzel D. (2001), “On parental bisexuality”, Journal of Child psychotherapy, Vol. 27.

Klein M. (1929 b), “Les situations d’angoisse de l’enfant et leur reflet dans une œuvre d’art et dans l’élan créateur”, Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1968, p. 254 à 262

Klein M. (1934 b), “Contribution à l’étude de la psychogenèse des états maniaco-dépressifs”, Essais de psychanalyse, Paris, Payot,. 1968, p. 311 à 340

Meltzer D. (1967), The psychoanalytic process, Londres, Heineman.

Winnicott D.W. (1992), De la pédiatrie à la psychanalyse, Paris, Payot (Science de l’homme), p. 235.

Tolstoi L. (1878), Souvenirs et récits, Paris, Gallimard, 1960 (Bibliothèque de la Pléiade), p. 375 à 376.