Pour introduire la question du langage du corps et de l’acte
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Pour introduire la question du langage du corps et de l’acte

Dans la clinique et la thérapeutique des souffrances narcissiques-identitaires, l’acte et le corps tiennent souvent une très grande place, en creux ou en plein, par un trop d’absence ou un trop de présence. La question du statut que le clinicien va conférer à leur émergence dans la pratique, conditionne bien souvent la possibilité même de leur élaboration et du devenir de ce qui s’engage ainsi dans la rencontre. La position que je défends depuis de nombreuses années (R. Roussillon, 1983, 1991, 1995) est que, contrairement à ce qui est souvent trop rapidement avancé, corps et acte ne sont pas seulement à considérer à partir de ce qui “s’évacue” en eux ou à partir d’eux, mais ils sont aussi porteurs d’un message potentiel et “proto-narratif”, donc d’une forme de “langage”, et ainsi comportent une ouverture possible au travail de symbolisation de l’expérience subjective.

L’hypothèse que je propose, selon une indication de Freud (1938), pour explorer cette position clinique, est que le langage du corps et de l’acte porte une tentative de mise en forme et en message d’expériences subjectives primitives précédant l’apparition et l’organisation du langage verbal. Le corps du soma, celui sur lequel les somatoses alertent, autant que le corps de l’expression mimogesto-posturale ou celui mobilisé dans les scénarios d’acte anti-sociaux, sont traversés par des formes signifiantes potentiellement organisables en langage. Ainsi après la requalification de l’affect et de la valeur messagère et langagière de celui-ci, dont nous devons la première notion à C. Darwin (1882), ce sont les autres modes d’expression du corps dont il s’agit de ressaisir la fonction signifiante. Le soma ne peut pas seulement être considéré comme produisant des symptômes “bêtes”, comme certaines positions des psychosomaticiens l’affirment, l’acte ne peut être simplement considéré sous l’égide de la notion issue de la pensée psychiatrique du “passage à l’acte”, l’un et l’autre doivent être interrogés comme forme de “passages” par le soma ou par l’acte, comme des formes de passages vers une forme “messagère” et signifiante. J’ai déjà proposé ailleurs une réflexion sur la manière dont le symptôme dit “psychosomatique” s’inscrivait au sein des chaînes signifiantes, dans la réflexion que je propose ici, je m’en tiendrais à l’exploration de la valeur messagère de l’acte. Il n’est peut-être pas inutile de rappeler la position de Freud à cet égard, position qui semble être oubliée dans des références qui sont le plus fréquemment faites à sa pensée, oubliée voire même refoulée de la pensée psychanalytique ordinaire. Je commencerais par rappeler que Freud, et ceci jusqu’à la fin de sa vie -puisque encore en 1938 dans les notes de l’exil à Londres, il en rappelle fortement le fait-, soutient que les expériences archaïques conservent une forte impression sur la vie psychique tout au long de la vie, qu’elles “se conservent” même plutôt plus que les expériences postérieures. Il souligne alors ce qui lui paraît être la raison principale de cette donne de la psyché, et indique que cela est lié à “la faiblesse de la synthèse du moi” primitif. À la même époque, quand il s’agit d’intégrer dans la clinique psychanalytique l’hallucination et le délire, il indique (Constructions en analyse, 1938) que ceux-ci lui semblent référer à des expériences “vues ou entendues à une époque précédant l’apparition du langage verbal”. Il indique ainsi que cette dernière modifie le rapport du sujet aux expériences subjectives, ou du moins à leur devenir dans la vie psychique.

Ma réflexion personnelle est partie du souhait d’explorer les conséquences les deux formulations qu’il propose, sur le cours des évènements de la première enfance, celle qui précèdent l’apparition du langage verbal. Mais si, situées à la fin de la vie de Freud, de tels énoncés prennent valeur testamentaire pour les générations de psychanalystes qui lui succèdent, si ce sont donc ses “derniers mots” sur la question, je voudrais insister sur le fait que la position qu’il défend alors est l’aboutissement d’une élaboration de longue durée chez lui et ne peut en aucun cas être considérée comme le fruit d’une tocade passagère. En 1913, dans le texte intitulé L’intérêt de la psychanalyse, nous pouvons lire “Par langage on ne doit pas comprendre simplement l’expression des pensées en mots, mais aussi le langage des gestes et toute forme d’expression de l’activité psychique…”. La suite de l’article indique qu’il pense au “langage du rêve”, c’est-à-dire celui des représentations de choses, mais aussi celui des langages du corps qu’il explore. Nous verrons plus loin qu’il a déjà abordé la question des formes non verbales du langage dans l’Hystérie et la névrose de contrainte, c’est-à-dire dans l’univers névrotique, mais je voudrais tout de suite souligner que l’on ne peut résumer non plus sa position en restreignant celle-ci à l’univers névrotique, car, passim dans le même article Freud évoque aussi la démence précoce. Nous reviendrons plus en détail sur cette extension, pour l’heure son rappel n’est effectué que pour préciser un cadrage exact de sa pensée : l’attribution de la qualité de langage doté de sens s’étend pour lui aux actes, quelle que soit la pathologie ou le fonctionnement psychique des sujets concernés, c’est un énoncé générique, structurel, et non régional et surgissant d’une heureuse conjoncture.

Reprenons en détail. En 1907 dans l’article qu’il consacre aux Actions compulsionnelles et exercices religieux, Freud évoque le rituel d’une femme qui est obligée de tourner plusieurs fois autour de la cuvette d’eau salie par ses ablutions avant de pouvoir vider celle-ci dans les toilettes. L’analyse de ce rituel compulsif fait apparaître que, non seulement “les actions compulsionnelles sont chargées de sens et (mises) au service des intérêts de la personnalité”, mais qu’elles sont la figuration, soit directe soit symbolique, des expériences vécues et donc qu’elles sont à interpréter soit en fonction d’une conjoncture historique donnée, soit symboliquement. Ainsi pour ce qui concerne le rituel de la cuvette, il prend, au cours de l’analyse, le sens d’un avertissement adressé à la sœur de la patiente qui envisage de quitter son mari, de ne pas se séparer des “eaux sales” du premier mari, avant d’avoir trouver “l’eau propre” d’un remplaçant. Je souligne ici que, pour Freud, le rituel ne prend pas seulement sens dans la relation de la patiente à elle-même, donc sens intrapsychique, mais qu’il s’inscrit aussi dans la relation à la sœur de celle-ci, comme “message” adressé à celle-ci. L’action compulsionnelle a un sens, elle “raconte” une histoire, l’histoire, mais, c’est en plus une histoire adressée, un message, un “avertissement” dit Freud, pour la sœur de celle-ci. L’acte “montre” une pensée, un fantasme, il “raconte” un moment de l’histoire, mais il montre ou raconte à quelqu’un de significatif, il s’adresse.

En 1909, Freud prolonge sa réflexion concernant les attaques hystériques et la pantomime de celle-ci, dans une ligne qu’il avait déjà commencé à frayer dès 1892 et Pour une théorie de l’attaque Hystérique. Dans Considérations générales sur l’attaque hystérique, il souligne alors que, dans celle-ci, le fantasme est traduit dans le “langage moteur”, projeté “sur la motilité”. L’attaque hystérique, et la pantomime qu’elle met en scène, lui apparaissent comme devant être interprétées comme le résultat de la condensation de plusieurs fantasmes (bisexuels en particulier) ou de l’action de plusieurs “personnages” d’une scène historique traumatique. Par exemple, ce qui se donne comme agitation incohérente prend sens, si l’on prend soin de décomposer le mouvement d’ensemble pour faire apparaître une scène de viol. La première moitié du corps et de la gestuelle de la femme “figure”, par exemple, l’attaque du violeur, qui tente d’arracher les vêtements de la femme, tandis que la seconde moitié de son expression représente la femme en train d’essayer de se protéger de l’attaque. Là encore donc, la pantomime apparemment sans sens et qui apparaît au plan manifeste comme une agitation désordonnée, est éclairée si on peut analyser et décomposer les différents éléments qui en organisent secrètement l’agencement. Ce qui apparaît au premier abord comme “pure décharge” livre alors la complexité signifiante qui l’habite.

Dès les Etudes sur l’hystérie Freud note, dans l’ensemble du scénario ainsi raconté et mis en scène, la place tenue par ce qu’il nomme en 1895 “le spectateur indifférent”. La scène est adressée à ce spectateur, qui est aussi le représentant externalisé du moi, du double, elle raconte “pour” ce spectateur, elle est là encore “message adressé” à un autre, alors “pris à témoin” de ce qui n’en avait pas historiquement comporté. Les deux exemples que nous avons relevés à la suite de Freud, appartiennent à l’univers névrotique, ils mettent en scène des représentants de l’économie anale ou phallique, ils appartiennent à un univers déjà marqué par l’appareil de langage, à un univers déjà structuré par la métaphore. Le corps “dit”, met en scène, ce que le sujet ne peut dire, mais qu’il pourrait potentiellement dire. La structure narrative de la scène appartient à l’univers langagier et à ses modes de symbolisation même si c’est le corps qui “parle” et “montre”. On se souvient que J. MacDougall, plus tard, dans les textes qu’elle consacre aux “néo sexualités”, à ce que l’on nomme le plus souvent les “perversions”, parviendra à des conclusions similaires pour ce qui concerne ces tableaux cliniques particuliers. Le “spectateur indifférent” des études sur l’hystérie, à qui le symptôme névrotique est adressé, deviendra simplement “spectateur anonyme”, variante appartenant cette fois à l’univers narcissique, du premier.

En 1938, s’agissant cette fois de l’univers psychotique des patients délirants, et dans la foulée de la fin de Construction en analyse, dans laquelle Freud propose la généralisation de ses énoncés de 1895 concernant la manière dont le sujet, fut-il psychotique “souffre de réminiscences”, il étend aux états psychotiques la remarque selon laquelle ils se déroulent aussi sous les yeux d’un “spectateur indifférent”, et apparaissent ainsi comme “message adressé” à ce spectateur. Mais dès 1913, dans la partie consacrée à l’intérêt de la psychanalyse pour la psychiatrie, Freud avait affirmé sa foi dans le fait que les actes, fussent-ils ceux des stéréotypies observées dans la démence précoce, c’est-à-dire la schizophrénie, n’étaient pas dénués de sens, mais apparaissaient comme “des reliquats d’actes mimiques sensés mais archaïques”. Il poursuit alors : “Les discours les plus insensés, les positions et attitudes les plus bizarres, partout où semble régner le caprice le plus bizarre, le travail psychanalytique montre ordre et connexion, ou du moins laisse pressentir dans quelle mesure ce travail est encore inachevé”. L’état inachevé de 1913, est, nous l’avons souligné dans notre introduction, complété par les deux hypothèses complémentaires de 1938 : le symptôme psychotique “raconte” l’histoire d’un évènement vu ou entendu à une époque précédant l’apparition du langage verbal, donc avant 18-24 mois, et maintenu dans l’état, c’est la seconde hypothèse, du fait de la “faiblesse de la capacité de synthèse du moi” de l’époque.

La pleine intelligibilité de ces énoncés suppose l’hypothèse complémentaire que les vécus ainsi conservés sont issus d’expériences subjectives de nature traumatique et donc ayant mobilisé, sur le moment et par la suite, des modalités de défenses primaires, qui les ont ainsi soustraites, et avec elles des pans entiers de la subjectivité et de l’organisation du moi (cf les “anciens fonctionnements du moi” que Freud évoque en 1923 comme étant “sédimentés” dans “le surmoi sévère et cruel” que l’on observe dans la réaction thérapeutique négative), à l’évolution ultérieure. Le complément que je propose suppose que soit fait le départage, parmi les expériences archaïques, entre celles qui ont pu secondairement être reprises et signifiées lors d’expériences plus tardives, et celles qui ont été tenues à l’écart de ces formes de reprise après-coup, et se présentent alors comme des fueros selon la métaphore que Freud propose en 1896.

Autrement dit, dans le devenir intégratif “naturel”, ou du moins suffisamment maturationnel, les expériences précédant l’apparition de l’appareil de langage, sont au moins en partie reprise dans l’univers langagier et ceci de trois manières possibles. Par liaison des traces mnésiques et représentations de chose, d’abord, avec les représentations de mots plus tard acquises. L’expérience subjective est nommée après-coup, les sensations et affects qui la composent sont nommés, analysés, réfléchis, “détails par détails”, du fait de leur liaison secondaire dans les formes linguistiques. L’apparition du langage verbal et la liaison verbale qu’il rend possible, transforme le rapport que le sujet entretient avec ses affects comme avec ses mimiques, sa gestuelle, sa posture et ses actes etc. La liaison verbale permet de contenir et de transformer les réseaux affectifs et ceux des représentations de choses, c’est alors dans la chaîne associative elle-même qu’il faut en repérer l’impact. Les expressions mimo-gesto-posturales peuvent alors accompagner les narrations verbales, elles donnent du corps ou de l’expressivité là où le sujet craint qu’elles soient insuffisantes, ou que les mots ne parviennent pas à transmettre le “tout” de la chose vécue. Les enfants et adolescents sont coutumiers de cette expressivité corporelle d’accompagnement, mais elle ne disparaît jamais complètement de l’expressivité adulte. Dans les formes plus élaborées encore, le jeu avec le langage ou les mots qui le composent, reprend, étaye et développe les jeux antérieurs avec les choses, le registre mimo-gesto-postural ou les affects. Par transfert dans les aspects non-verbaux de l’appareil de langage ensuite, c’est-à-dire dans la prosodie. La voix “dit” l’effondrement vécu en s’effondrant elle-même, son rythme d’énonciation se désagrège, son intensité tente de dire les variations d’intensité de l’éprouver… L’éprouver, en se transférant dans l’appareil de langage verbal, affecte celui-ci dans les aspects les plus “économiques” de son fonctionnement.

Et enfin, après l’adolescence, par transfert dans le style même, dans la pragmatique que celui-ci confère aux énoncés et qui permet que, entre les mots, dans leur agencement même, les choses se transmettent et soient communiquées. J’ai ainsi, par exemple, pu montrer ailleurs, comment le style de Proust, et en particulier son maniement de la ponctuation, transmettait au lecteur un essoufflement “asthmatique”, sans que rien, ou presque, ne trahisse cet éprouvé dans le contenu du texte même, en toute inconscience en somme. C’est alors au lecteur d’éprouver ce que le sujet ne dit pas qu’il éprouve, mais qu’il transmet “à travers” son style verbal. La capacité à transférer dans le style de l’énonciation la richesse des éprouvés n’est cependant pas donnée à tout le monde également et en tout cas pas avant la réorganisation de la subjectivité de l’adolescence. Les enfants n’ont pas encore de véritable style verbal. On pourrait ainsi, à la seule écoute des chaînes associatives verbales, retracer l’histoire de la manière dont certaines expériences subjectives précoces ont été ressaisies dans l’appareil de langage. Quand la reprise intégrative est suffisante, les trois registres de l’appareil de langage que je viens d’évoquer, se conjuguent pour ressaisir les expériences subjectives précoces et leur donner un certain statut représentatif secondaire, pour symboliser secondairement l’expérience primitive.

La question clinique centrale, celle dont nous avons suivi le relevé dans la pensée de Freud et sur laquelle nous souhaitons nous pencher maintenant, est celle du devenir des expériences subjectives précoces qui n’ont pu être secondairement suffisamment ressaisies dans l’appareil de langage verbal. Je précise “suffisamment” car on ne peut exclure, même pour celles qui ont un caractère traumatique et désorganisateur, une certaine forme de ressaisie dans l’appareil de langage, au moins pour ce qui concerne une partie des “états” narcissiques voire même des “états” psychotiques. Mais ce qui m’intéresse plus particulièrement ici est ce qui, tôt soustrait par refoulement, clivage ou projection au processus de symbolisation langagier va chercher et trouver des formes d’expressivité non verbales. Dans toutes les formes de souffrances narcissiques-identitaires sur lesquelles j’ai pu me pencher, une partie du tableau clinique présenté déborde la seule expressivité verbale et se manifeste par une pathologie de l’affect ou de l’agir qui me semble témoigner, pour prolonger l’hypothèse que propose Freud, de la “réminiscence” d’expériences subjectives précédant l’émergence du langage verbal.

L’hypothèse que je propose en complément de celles qu’il avance, est que ces expériences subjectives vont tendre à se manifester dans des formes de langage non-verbaux qui empruntent au corps, au soma, à la motricité et à l’acte, leur forme d’expressivité privilégiée. De la même manière que l’enfant “pré-verbal” utilise l’affect, le soma, le corps, la motricité, le registre mimo-gesto-postural etc. pour communiquer et faire reconnaître ses états d’être, les sujets en proie à des formes de souffrance narcissique-identitaire en lien avec des traumatismes précoces, vont utiliser aussi ces différents registres d’expressivité pour tenter de communiquer et faire reconnaître ceux-ci et ceci de manière centrale dans leur économie psychique. Une autre manière de présenter l’essentiel que ce que je souhaite porter à la réflexion, est de dire que la représentance pulsionnelle, et c’est en cela que j’ai pu proposer l’idée que la pulsion était nécessairement aussi “messagère”, se développe et se transmet selon trois “langages” potentiellement articulés entre eux mais néanmoins disjoints : le langage verbal et les représentations de mots, le langage de l’affect et les représentants-affects, et enfin le langage du corps et de l’acte et de leurs différentes capacités expressives (mime, gestuelle, posture, acte…) qui correspond aux représentations de choses (et aux “représentactions” selon la belle formule de J-D Vincent).
Revenons à mon fil rouge. Les expériences subjectives traumatiques auxquelles réfère mon hypothèse concernant les souffrances narcissiques-identitaires, sont soumises aux formes primitives de pulsionnalité, analité primaire (A. Green) mais aussi oralité primaire, c’est-à-dire non réorganisées sous le primat de la génitalité, fut-ce celle de la “génitalité infantile” (Freud). Ce sont des expériences subjectives qui atteignent le sujet avant l’organisation du non (troisième organisateur de Spitz), avant les premières formes du “stade du miroir” (Wallon, J. Lacan) et de l’émergence de la réflexivité, avant l’organisation de la représentation constante de l’objet et l’organisation de l’analité secondaire (R. Roussillon), c’est-à-dire pour donner une idée approximative avant la réorganisation de la subjectivité qui intervient la plupart du temps entre 18 et 24 mois. Je souligne ces différents “analyseurs”, ces différents “marqueurs” de la subjectivité, car leur manque à être organisé va colorer de manière spécifique le type de communication dont le “langage de l’acte”, dont je traite ici, va être porteur. Il témoignera en effet d’une organisation pulsionnelle “primaire” et peu organisée, d’une grande difficulté dans l’expression de la négation, d’un échec et une quête de réflexivité, d’une dépendance aux formes de présence perceptive de l’objet, on pourrait dire en paraphrasant Freud “l’ombre de l’objet plane et tombe sur le langage de l’acte”, etc. De ce fait le langage de l’acte et du corps reste en effet fondamentalement ambigu, il porte un sens potentiel, virtuel, mais celui-ci est dépendant du sens que l’objet à qui il s’adresse, lui confère. C’est un langage qui, plus encore que tout autre, est “à interpréter”, il n’est que potentialité de sens, que potentialité messagère, il est sens non encore accompli, en quête de répondant, il n’épuise jamais son sens dans sa seule expression, la réaction ou la réponse de l’objet sont nécessaires à son intégration signifiante. C’est aussi pourquoi la clinique nous en montre la plupart du temps une forme “dégénérée”, c’est-à-dire une forme dans laquelle, le répondant n’ayant pas été trouvé ou n’ayant pas fourni la réponse subjectivante adéquate, le sens potentiel a perdu son pouvoir génératif. Un exemple permettra de faire saisir ce que je veux dire. On connaît la stéréotypie classique de certains autistes ou psychotiques qui sont fascinés par un mouvement de leurs mains qui semblent revenir indéfiniment vers soi. Les auteurs d’orientation Kleinnienne évoquent alors une forme d’auto-sensualité. Sans doute. J’imagine plutôt, qu’un tel geste “raconte” l’histoire d’une rencontre qui n’a pas eu lieu. La première partie du mouvement semble en effet aller vers l’extérieur, vers l’objet. J’imagine alors un objet absent, ou indisponible, ou insaisissable, indisponible, indifférent, un objet sur lequel le geste de rencontre “glisse”, sans pouvoir se saisir d’un fragment de réponse, il revient alors vers soi, porteur de ce qui n’a pas eu lieu dans la rencontre. Il tourne à vide, va vers un autre virtuel et revient vers soi, oublie dans son retour ce vers quoi il tendait, mais ce vide, cet oubli, est plein de ce qui n’a pas eu lieu, ce vide “raconte” potentiellement ce qui ne s’est pas produit dans la rencontre. L’ombre de l’objet non-rencontré tombe sur le geste, il tombe sur l’acte “en creux”, en ombre.
Dans les travaux que je dirige à l’université Lyon 2, qui portent sur la criminalité et l’anti-socialité, les actes criminels commis par les sujets rencontrés n’apparaissent jamais, à l’examen clinique approfondi, comme de purs agirs évacuateurs de tensions internes ou de motions pulsionnelles. Ils sont souvent commis dans des états hallucinatoires ou proches de l’hallucination, mais ils témoignent toujours, quelque révoltants qu’ils puissent apparaître, comme des tentatives de “liaisons signifiantes”, des tentatives de liaisons par l’acte d’un pan de l’histoire traumatique du sujet. J’en avais antérieurement proposé l’hypothèse à propos de l’acte par lequel Oedipe se crevait les yeux dans la pièce de Sophocle, l’acte tente tout autant de ressaisir, de cerner et de communiquer une expérience subjective qu’il tente d’évacuer. Je ne peux multiplier les exemples dans le temps qui m’est donné, mais j’aimerais souligner, pour finir, que l’idée d’un langage de l’acte vaut bien au-delà du registre psychopathologique.
J’évoquerais d’abord l’acte sexuel en particulier, qui me semble être tout à fait interprétable selon la ligne que je propose. La rencontre des corps, la manière dont ils se rencontrent, dont l’un pénètre l’autre, le rythme du “va et vient”, la douceur, la brutalité, la posture, l’intensité mis dans l’engagement de soi… “racontent” à l’autre la pulsion de soi, mais aussi comment, dans le corps à corps primitif “préverbal” avec la mère, les corps se sont rencontrés, pénétrés, et comment cela a pu être repris intégré, médiatisé et symbolisé dans le sexuel adulte. Les corps parlent le sexuel, l’acte sexuel “raconte” l’expérience de soi et l’histoire de l’expérience de la rencontre avec l’objet. Le langage des corps dans le monde animal me fournira mon dernier exemple. Le “domptage” des dauphins obéit à un rituel intéressant et qui pourrait bien aussi se retrouver dans certaines formes d’acte sexuel ou de rencontre corporelle chez l’homme. Le dompteur doit commencer par présenter une partie de son propre corps, son bras par exemple, pour ne pas dire son membre, à la bouche, pleines de dents acérées, du dauphin. Celui-ci pourrait, d’un coup de mâchoire, trancher ce qui s’offre ainsi à lui. Mais il se contente d’exercer une faible pression sur le membre offert, le bras, il fait “sentir” qu’il pourrait couper ou endommager celui-ci, et s’arrête sans blesser le “dompteur” confiant. Puis ce dernier peut retirer le bras, et alors le dauphin se retourne et offre son ventre, la partie la plus vulnérable de son anatomie. Le dompteur à son tour pose la main sur le ventre et exerce une pression qui signifie autant qu’il peut exercer son pouvoir sur cette partie vulnérable, que le fait qu’il ne le fait pas. Voilà un “dialogue” corporel qui me paraît être le prototype corporel des opérations au fondement de ce que l’on a pu nommer le “transfert de base” que l’on peut observer quand une cure psychanalytique se présente bien. Bien sûr un tel dialogue est polysémique, il peut s’interpréter de bien des façons, du point de vue des formes du sexuel engagé, du point de vue des enjeux narcissiques de la vulnérabilité et de la sécurité, etc., mais n’est ce pas aussi la caractéristique fondamentale du langage de l’acte, et d’une manière plus générale du corps.