Pourquoi faut-il défendre le bilinguisme des enfants de migrants ? L’exemple du bilinguisme soninké-français
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Pourquoi faut-il défendre le bilinguisme des enfants de migrants ? L’exemple du bilinguisme soninké-français

Introduction

Le bilinguisme, phénomène complexe, est un sujet d’actualités qui suscite de nombreux questionnements et débats. La question du bilinguisme est souvent abordée pour les enfants de migrants qui sont exposés à la pluralité linguistique dès leur plus jeune âge. De nombreuses études ont été faites à ce sujet mais très peu s’attardent sur les parcours langagiers de ces enfants et de leurs familles ainsi que sur les modalités d’acquisition et de transmission de la langue maternelle. Or, transmettre la langue maternelle engage plus qu’un acte linguistique et dépend de plusieurs facteurs qui sont à la fois d’ordre individuels, collectifs, conscients et inconscients. Nous proposons ici, à travers l’exemple du bilinguisme soninké-français des enfants de migrants, d’illustrer l’importance de la transmission de la langue maternelle en situation migratoire.

Des bilingues, des bilinguismes

On qualifie généralement comme bilingue une personne qui parle deux langues. Seulement il semble plus difficile d’énoncer quelles sont les compétences minimum requises dans chacune des langues parlées pour parler de bilinguisme. Généralement, les définitions du bilinguisme qu’on retrouve sont basées majoritairement sur la compétence de l’individu bilingue dans les langues concernées. En effet, on peut caractériser les différents types de bilinguisme en fonction de la chronologie d’acquisition des deux langues, des différences de représentations cognitives dans le domaine verbal, ou selon le niveau de compétence dans chacune des langues (Wallon, Rezzoug et al., 2008). Ainsi, il existe de multiples définitions du bilinguisme. Certaines tendent à accentuer soit les aspects subjectifs (psychologiques) soit les aspects objectifs (linguistiques) du bilinguisme. Pour Grosjean (1992), le bilingue n’est pas deux monolingues mais un tout qui a sa propre compétence linguistique. Ainsi, il n’existe pas de Bilingue similaire. Le bilinguisme doit donc être considéré comme une création singulière propre à chacun. En effet, les chercheurs considèrent aujourd’hui que le bilinguisme est une pratique complexe et multi-factorielle qui ne peut reconnaître une seule et unique définition, mais qu’il existe autant de bilinguismes qu’il existe d’individus bilingues et de situations plurilinguistiques. Nous retiendrons donc l’aspect dynamique et original de chaque bilinguisme.

Les aspects positifs du bilinguisme

Le bilinguisme, présente de nombreux aspects positifs contrairement aux idées préconçues. Comme le souligne Marie-Rose Moro, « les enfants peuvent acquérir simultanément ou successivement deux langues sans aucune difficulté cognitive » (2012, p.108). Au contraire, Bialystok (2009) a mis en évidence que les bilingues sont plus performants que les monolingues dans les tâches requérant l’analyse et la synthèse des informations. Aussi, ces performances se maintiennent dans le temps. En effet, il semblerait que le fonctionnement cognitif des bilingues soit favorable au renforcement de certaines compétences, et ce, y compris pour des sujets âgés. Par ailleurs, Lutz (2009) a démontré dans son étude que sur le plan scolaire les enfants bilingues réussissent mieux que les enfants monolingues. Il met également en avant que si l’enfant bilingue possède les compétences d’écriture et de lecture de sa langue maternelle, il développe de meilleurs résultats dans sa seconde langue. De plus, dans cette même étude il a été démontré qu’une relation familiale soutenante aide ces enfants alors que le familialisme (relations familiales d’exclusivité et placées au-dessus de toute relation sociale) est corrélé avec des difficultés scolaires (Di Meo & al, 2014).

Lemhöfer & al (2004), quant à eux, se sont intéressés aux performances des sujets bilingues dans une troisième langue en comparaison aux performances des sujets monolingues dans une seconde langue. Les résultats de leur étude rendent compte que contrairement aux unilingues, les bilingues n’avaient pas besoin de traduire les concepts d’une langue à une autre pour produire une réponse. En effet, ces derniers disposent de différents registres de langues auxquels ils peuvent faire appel et donc d’une plus grande disponibilité cognitive et métalinguistique. Ainsi, les bilingues ont plus de facilités à apprendre une troisième langue qu’un unilingue apprenant une seconde langue. Dans le même sens, Abdelilah-Bauer (2008), montre que la coexistence de deux systèmes linguistiques chez un sujet bilingue lui permet de développer des compétences « métalinguistiques » en ayant une meilleure conscience phonologique et des meilleures aptitudes dans les tâches de catégorisation. Effectivement, l’enfant bilingue doit très tôt, organiser son langage dans deux systèmes séparés et donc il apprend très vite qu’il y a plusieurs façons de dire/nommer les choses. Les enfants bilingues auraient donc une plus grande sensibilité communicative (Baker, 1996). Autrement dit, ils sont plus attentifs au besoin de l’interlocuteur avec une sensibilité aux éléments non verbaux de la communication. Aussi, le bilinguisme « encourage la création, verbale et non verbale et apporte une grande souplesse d’esprit : on conçoit qu’il puisse y avoir plusieurs solutions à un problème, qu’il puisse exister des écarts de sens, qu’on puisse faire des erreurs, qu’il faille encore chercher pour trouver la meilleur traduction » (Moro, op.cit. p.120). D’autre part, Toppelberg (2006) dans son étude a démontré que chez les enfants de migrants hispanophones aux Etats-Unis, les troubles psychopathologiques sont moins importants dans le groupe d’enfants bilingues anglais-espagnol que dans les groupes d’enfants monolingues aussi bien anglais qu’espagnols. Enfin, il est de plus en plus mis en avant que l’attrition de la langue maternelle – réduction ou tassement des connaissances linguistiques initialement acquises (Serre et Bennabi-Bensekhar, 2005) – pourrait être un facteur de risque en soi pour la structuration de l’enfant.

Ainsi, le fait que plusieurs langues coexistent chez l’enfant ne constituent en aucun cas une entrave pour son développement langagier, c’est plutôt le fait de renoncer à la langue maternelle qui constitue un processus d’appauvrissement.

Le bilinguisme des enfants de migrants

Les enfants de migrants sont considérés comme des « allophones » par les professionnels (Baubet et Moro, 2009). On entend par allophone, une personne qui a une langue maternelle différente de celle de l’environnement dans lequel il vit. En ce qui concerne le bilinguisme de ces enfants, il est généralement précoce, consécutif et peut se définir sous deux formes : actif ou passif. On parle de bilinguisme actif lorsque les langues sont utilisées dans la communication verbale et de bilinguisme passif quand l’enfant vit dans un contexte de bilinguisme sans pour autant se servir lui-même de ces langues (Bensekhar-Bennabi & Serre, 2005).

En France, « seuls 10% environ des enfants de migrants âgés de six à huit ans sont bilingues additifs, c’est-à-dire qu’en fonction du contexte, ils pensent, parlent, écrivent, rêvent dans l’une ou l’autre de leurs langues » (Moro, 2012, p.104). Un enfant peut très bien être un bilingue additif à trois ans et voir la tendance s’inverser vers sept ans. Dans ce cas- là, le bilinguisme serait en faveur du français plutôt que de la langue maternelle. En effet, « l’influence de l’école est telle qu’on maîtrise parfaitement sa seconde langue mais qu’on comprend sans pouvoir la parler sa langue maternelle ou qu’on a accès seulement à certains de ses registres, en général ceux de l’oral et de l’affectif » (ibid). Ainsi, il s’agirait plutôt d’un bilinguisme de type soustractif. Tel est le cas du bilinguisme de 40% des enfants de migrants (ibid). L’utilisation privilégiée du français au détriment de la langue maternelle peut également s’expliquer d’une part par le processus d’acculturation et de l’autre par une dévalorisation de la langue familiale. Cependant, il n’est pas totalement juste de parler de bilinguisme soustractif car cela ne rend pas réellement compte des compétences des enfants. Il nous semble préférable d’emprunter le terme de bilinguisme partiel proposé par M.-R. Moro (ibid, p.106) car « même une maîtrise partielle de certains (registres de la langue maternelle) représente déjà beaucoup. Sur le plan affectif, en tout cas, elle peut suffire à faire beaucoup de bien à l’enfant. À condition qu’il ait de sa langue maternelle une représentation suffisamment bonne au sens où l’entend Donald Winnicott, autrement dit « qu’il n’y voie rien de honteux ni de caché » (ibid). Néanmoins, parfois ce type de bilinguisme peut conduire à l’attrition de la langue maternelle et/ou au choix du monolinguisme. Le phénomène d’attrition est soumis à un effet d’âge mais aussi à la fréquence et à la qualité des sollicitations verbales, pouvant aller jusqu’à l’extinction d’une langue initialement acquise (Rezzoug & al, 2007).

Par ailleurs, dans la littérature, est décrit le concept de « semi-linguisme », conséquence d’un non accès au bilinguisme additif. Le bilinguisme des enfants de migrants est alors perçu de manière restrictive. Or, la notion de semi-linguisme est discutable car il n’existe pas un seul bilinguisme mais plusieurs bilinguismes. L’enfant de migrant comme tous les enfants grandissant dans un environnement bilingue, se crée une identité singulière et plurielle, tenant compte de ses diverses appartenances. Ainsi, la transmission culturelle au sein de la famille -source privilégiée dans le processus de construction identitaire du sujet- constitue un élément essentiel dans l’analyse du bilinguisme de l’enfant. En effet, la transmission en situation migratoire n’est pas toujours aisée pour les parents et peut parfois se répercuter au niveau de l’investissement des langues parlées. L’investissement de la langue est en effet fortement corrélé à des facteurs socio-affectifs qui reposent sur le vécu particulier de l’enfant et sur la valeur qu’il attribue à chaque langue, valeur véhiculée au sein de la famille d’une part, de l’école et de la société d’autre part. Ainsi, le bilinguisme constitue « toujours une expérience individuelle qui relève davantage de l’aventure que d’un programme linguistique » (Wolf-Fedida, 2010, p.11). Chaque enfant bilingue développe donc son propre parcours langagier au sein de sa famille, de façon singulière et en prenant des risques.

En outre, l’enjeu de garder la langue maternelle et de la faire vivre est important car elle est un des représentants identitaires et bien souvent le seul lien langagier entre l’enfant et sa famille. Une valorisation des langues maternelles permet une bonne estime de soi chez des individus qui peuvent ainsi mettre en avant leurs savoirs linguistiques et culturels et s’inscrire dans une histoire langagière et culturelle (Di Meo & al. op.cit). Enfin, facteur d’affiliation, la langue relie à ses ancêtres, son histoire et à tous ceux qui parlent la même langue que nous.

Les enfants de migrants, les langues et l’école

L’entrée à l’école est une étape importante dans le développement de tous les enfants. Elle peut être vécue comme un bouleversement pour l’enfant du fait qu’il y a un changement d’univers et une séparation avec la mère. Ce bouleversement est d’autant plus important chez les enfants de migrants. En effet, l’entrée à l’école est également significative de changement de monde et d’univers culturel. Pour Nicoladzé (1993), l’entrée à l’école correspondant à une rupture de la fusion et des modèles parentaux, peut représenter un vécu d’insécurité pour l’enfant voire un traumatisme ou un abandon (s’il n’en saisit pas le sens et la portée). En effet, leurs repères – affectifs, comportementaux, environnementaux – ne trouvent plus d’écho dans le monde de l’école. En ce sens, ces enfants sont confrontés à un clivage entre le monde de l’école et le monde de la maison.

Souvent dès leur entrée à l’école maternelle, les enfants de migrants sont confrontés à un clivage langagier (Moro, 2004, 2007, 2010 ; Abdelilah-Bauer, 2006). En effet, avant l’entrée à l’école, ils sont au contact de la langue maternelle, langue qui repose avant tout sur des fonctions affectives dans un premier temps puis cognitives. C’est à travers la langue maternelle que l’enfant découvre le monde. Or, l’entrée à l’école et l’utilisation d’une nouvelle langue demandent une mobilisation d’autres fonctions jusque-là peu utilisées et dénuées de cette dimension affective. La seconde langue viendrait donc assurer une fonction instrumentale, permettant l’adaptation sociale alors que la langue première conserverait la dimension symbolique. De plus, des auteurs (ibid.) ont souligné le fait que la maîtrise d’une seconde langue est dépendante du niveau de maîtrise de la première langue. Il faut que l’enfant baigne suffisamment dans sa langue première, langue dans laquelle il a découvert le monde et a appris les bases nécessaires pour échanger avec son environnement et structurer sa pensée pour mieux apprendre une seconde langue, car celle-ci s’appuierait sur les acquis de la première langue (Hagège, 1996 ; Rezzoug & al, 2008). L’apprentissage de la langue seconde se ferait donc simultanément avec le renforcement de la langue première (Lüdi, 2007). Ainsi, il existerait un lien interdépendant entre la langue maternelle et la langue du pays d’accueil/ de l’école. Or, les langues maternelles et les compétences linguistiques des enfants – en dehors de la langue de l’école – ont peu de place au sein de l’institution scolaire. Des auteurs (Berthelier, 2006 ; Chomentowski, 2009) ont souligné que l’apprentissage d’une seconde langue sans médiateur ou support peut conduire à des distorsions ou des fautes de langue qui peuvent avoir un incident sur le cursus et les apprentissages scolaires.

La pédagogie devrait donc prendre en compte les différences culturelles pour s’approcher d’une égalité réelle des chances (Moro, 2012).

L’évaluation des compétences langagières précoces des enfants plurilingues

Il apparaît nécessaire de pouvoir reconnaître et donner un statut à toutes les compétences linguistiques des enfants plurilingues. Cette reconnaissance passe aussi par la possibilité d’évaluer toutes les compétences langagières de ces enfants dans le but d’affiner leurs évaluations et d’adapter les prises en charge qui leur sont destinées. À ce jour, il n’existe pas d’outil capable d’évaluer le langage des enfants de migrants plurilingues. C’est dans ce contexte que l’équipe pluridisciplinaire (psychologues, orthophonistes, linguistes, experts transculturels) du service de psychopathologie de l’enfant et de l’adolescent de l’hôpital Avicenne, a construit un outil permettant d’évaluer le langage des enfants de migrants parlant une autre langue que le français à la maison : l’ELAL d’Avicenne (outil d’Evaluation Langagière des enfants Allophones). Cet outil a pour but de permettre l’évaluation des compétences langagières des enfants plurilingues. Ce dernier se devait d’être adaptable d’un contexte culturel à un autre, donc suffisamment universel pour pouvoir être utilisé dans des langues différentes, avec l’aide d’un interprète. Ainsi, l’ELAL d’Avicenne étant construit sur le concept d’universaux langagiers, la construction du test devrait être valide pour toutes les langues. Comme pour toute évaluation du langage, cet outil comporte les deux volets indispensables : la compréhension et la production. Cet outil évalue donc ces deux dimensions en langue maternelle.

Recherche clinique sur le bilinguisme à l’aide de l’ELAL d’Avicenne

La création de cet outil et sa validation, ont été fait dans le cadre d’une grande recherche clinique : « Validation de l’ELAL d’Avicenne : outil d’évaluation langagière des enfants allophones et étude des facteurs familiaux et transculturels en jeu dans l’acquisition du bilinguisme précoce chez les enfants nés en France de parents migrants » sous la direction du Pr. Marie-Rose Moro et coordonnée par Dalila Rezzoug.

Dans le cadre de la validation, on s’est intéressé à des enfants de la population générale rencontrés en milieu scolaire (N=150) : des enfants en moyenne et grande section de maternelle, âgés de 4 à 6 ans, nés en France de parents parlant la même langue maternelle. Afin de valider cet outil, trois langues ont été choisies : l’arabe, le soninké et le tamoul. Ces trois langues ont été choisies du fait de leur prédominance dans le bassin de vie autour de l’hôpital Avicenne. Au-delà de cette prédominance, ces langues sont véhiculées dans des contextes historiques qui leur sont propres (guerre, colonisation, multilinguisme, religion) et les trajectoires migratoires qui en découlent influencent leur transmission. Dans le cadre de la recherche, une double évaluation langagière est faite à l’enfant : en langue maternelle et en français. Ainsi, après une évaluation langagière en langue maternelle à l’aide de l’ELAL d’Avicenne, une évaluation langagière en français est faite à l’aide de la N-EEL (Nouvelles Épreuves pour l’Examen du Langage, Chevrie-Muller & Plazza, 2001). Cette double évaluation permet de rendre compte des compétences de l’enfant et de situer le profil de son bilinguisme. Par ailleurs, dans un second temps, un entretien semi-directif est réalisé auprès du ou des parents afin de mieux appréhender le parcours langagier de l’enfant à travers les pratiques langagières intrafamiliales, l’investissement des langues et l’histoire migratoire et familiale.

Transmission de la langue soninké en situation migratoire

Le soninké est la langue parlée par un peuple d’Afrique de l’ouest qu’on appelle les Soninkés (présents surtout au Mali, mais aussi au Sénégal, en Gambie et en Mauritanie). Comme la plupart des langues africaines, le soninké est une langue de tradition orale. C’est seulement depuis les années 70 que l’écriture du soninké est apparue. Cette nouvelle modalité de transmission s’est développée notamment dans le milieu des étudiants soninkés en Egypte et dans le milieu des travailleurs immigrés en France. Malgré que la langue soninké s’écrive depuis une quarantaine d’année, on constate que le passage à l’écrit reste encore difficile. Rares, sont ceux qui maîtrisent les compétences pour l’écrire et la lire.

Il existe une forte diaspora soninké dans le monde particulièrement en France. Ils représentent 70% des travailleurs migrants de l’Afrique de l’ouest. Bien qu’ils soient minoritaires dans leurs pays d’origine, les migrants soninkés se rassemblent autour de la langue qui devient un marqueur identitaire. La valorisation et le développement de cette identité linguistique dans la migration nous a conduit à interroger les facteurs en jeu dans la transmission de la langue maternelle et dans l’acquisition du bilinguisme soninké-français chez les enfants de migrants soninkés en France (Camara, 2014).

Dans notre cohorte d’enfants bilingues soninkés-français (N=50) rencontrés dans le cadre de la recherche, seuls 8% d’entre eux ont un bilinguisme de type harmonieux. On constate qu’ils ont un meilleur usage de la langue française que de la langue soninké (les résultats à la N-EEL sont meilleurs que les résultats à l’ELAL d’Avicenne). Néanmoins, lors des évaluations en soninké la compréhension est bonne car ils arrivent à répondre aux consignes bien que ce ne soit pas dans la langue demandée. Ces résultats peuvent en partie s’expliquer par le fait que plusieurs des items présentés sont associés/relèvent de la sphère scolaire tels que les couleurs et le dénombrement. Les résultats des enfants sont à prendre en compte avec les pratiques langagières de la famille, la place et l’investissement des langues ainsi que l’histoire migratoire et familiale. En effet, dans la spécificité et la singularité de chaque histoire familiale, plusieurs facteurs influencent le choix des parents de transmettre ou non la langue maternelle et, de l’autre côté, la capacité des enfants à la recevoir. Comme le souligne Rezzoug et Moro, « c’est la rencontre des expériences infantiles, familiales et collectives des parents, avant, pendant et après la migration, qui constitue le premier ingrédient de cette transmission » (2011, p. 156).

Il ressort de notre étude (Camara, 2014) auprès des parents soninkés rencontrés que ces derniers considèrent leurs enfants comme étant bilingues, alors que les résultats des évaluations langagières montrent que très peu peuvent être réellement considérés comme parfaitement bilingues. Comment expliquer cela ? Il est vrai que dans la culture soninké, un enfant n’est pas beaucoup sollicité à cet âge-là (4-6 ans) sur le plan linguistique car on attend de ce dernier qu’il soit dans une phase d’écoute et d’obéissance. On suppose donc qu’à partir du moment où l’enfant comprend le parent, même s’il lui répond en français, une communication est possible, de ce fait le parent étant compris et pouvant communiquer avec son enfant, le considère comme étant bilingue. Aussi, la langue soninké – langue orale – accorde une place non négligeable à la compréhension de la langue et de la parole avant de pouvoir la dire et la donner. Par conséquent, les résultats des enfants à l’ELAL d’Avicenne, sont encourageants quant à leurs capacités langagières : ils traduisent une mise en place de la langue soninké, étant encore dans la première phase qui est celle de la compréhension, pour ensuite pouvoir acquérir la capacité d’être locuteur.

Tous les parents rencontrés considèrent qu’ils ont transmis leur langue maternelle à leur enfant. Cependant, les résultats des évaluations langagières en soninké ne permettent pas de rendre compte de cela. Ainsi, lorsque les parents nous disent qu’ils ont transmis la langue, ils expriment plutôt leur désir de transmission. On retient également que la transmission de la langue soninké représente plus qu’une transmission de compétences langagières : il s’agit d’un processus identitaire. En effet, la langue est le vecteur de transmission de l’histoire familiale et migratoire, mais aussi porteur de la filiation et des affiliations qui permettent d’inscrire les enfants dans un lien transgénérationnel. Transmettre la langue, c’est donc le moyen d’affilier l’enfant dans ses lignages et au pays d’origine. Ainsi, la langue a d’abord une fonction identitaire avant d’avoir une fonction communicationnelle.

Illustration d’un parcours langagier

Madame S. est originaire de la Mauritanie, pays qu’elle a quitté il y a presque vingt ans pour rejoindre son mari dans le cadre d’un regroupement familial et des problèmes de fertilité. Elle est aujourd’hui mère de six enfants, dont Kandji, la benjamine, âgée de presque cinq ans que nous rencontrons dans le cadre de la recherche sur le bilinguisme. Elle est scolarisée en moyenne section dans une école maternelle de la banlieue nord parisienne. Lorsque nous rencontrons Madame S., alors qu’elle a la possibilité de parler dans les deux langues, elle utilise majoritairement le français, langue qu’elle a apprise en France grâce à des cours d’alphabétisation. Par moment, un détour par le soninké semble incontournable pour expliciter ses propos. Au sein de la famille, les pratiques langagières dépendent à la fois du locuteur et de la personne à qui on s’adresse. Les parents entre eux parlent le soninké, la fratrie entre elle le français. Pour parler à leurs enfants, Monsieur S. utilise le soninké tandis que Madame S. utilise les deux langues. Il existe un désaccord au sein du couple parental quant à la langue à utiliser avec les enfants. Selon Madame S., ses enfants sont bilingues même si les plus jeunes parlent moins soninké que les aînés. Elle dit de Kandji qu’elle parle en français sauf occasionnellement où il lui arrive de mélanger les deux langues. Les premiers mots de Kandji étaient en soninké, mais très vite, le français a pris plus d’ampleur au contact de la fratrie. Lors des évaluations langagières de Kandji, nous sommes face à une petite fille inhibée. Ses résultats sont meilleurs à son évaluation en français qu’en soninké. Elle a une bonne compréhension de sa langue maternelle et est capable de produire des phrases courtes mais elle reste en difficulté lorsqu’il faut raconter une histoire. Dans ces cas là, Kandji fait appel à l’alternance codique en employant des mots en français pour compléter ses propos.

Les relations intrafamiliales sont entretenues régulièrement que ce soit avec la famille en France qu’avec la famille au pays, le plus souvent par téléphone car les retours sont rares. Au niveau des affiliations culturelles dans le pays d’origine et dans le pays d’accueil, Madame S. semble avoir de fortes attaches qui passent par la famille, la langue, le travail et les coutumes. Elle se sent appartenir autant à son pays d’origine qu’à son pays d’accueil. D’ailleurs, un retour au pays semble difficilement envisageable pour Madame S., argumentant par le fait d’avoir eu des enfants en France et qu’ils sont trop jeunes. Madame S. s’efforce de transmettre à ses enfants sa langue maternelle de la même manière que ses propres parents lui ont transmise, c’est-à-dire en la parlant. Elle explique que pour transmettre la langue chez les Soninkés ce n’est pas comme pour le français où il y a un passage par l’écrit. Pour Madame S., transmettre sa langue, signifie transmettre une identité, ainsi que le respect et ses valeurs. Elle souligne l’importance que ses enfants puissent communiquer avec sa mère et le reste de la famille resté au pays. Lorsqu’on l’interroge sur le bilinguisme, elle considère que c’est un atout pour sa fille. Madame S. insiste sur l’importance de parler les deux langues aux enfants. Elle ne conçoit pas de ne transmettre que sa langue maternelle à sa fille car cela signifie pour elle, la mettre en difficulté dans sa scolarité.

A travers cette rencontre avec Madame S. et sa fille, on constate combien la transmission de la langue est complexe et est fortement corrélé à l’histoire familiale et migratoire. La place, les représentations et le choix des langues, les pratiques langagières, l’âge, les affiliations culturelles, l’histoire migratoire, le rang dans la fratrie sont autant de facteurs en jeu dans l’acquisition du bilinguisme.

Conclusion

En somme, transmettre la langue maternelle à son enfant n’est pas uniquement un acte linguistique mais également un processus de transmission culturelle et identitaire. En effet, la langue est porteuse de la filiation et des affiliations. Il est alors essentiel que les enfants acquièrent leur langue maternelle de manière secure pour ensuite pouvoir mieux accueillir et investir la langue seconde et les acquisitions.

Aussi, il est nécessaire de lutter contre les préjugés encore très présents : le bilinguisme précoce n’entrave pas le développement langagier de l’enfant, ni l’acquisition des apprentissages. Les enfants peuvent acquérir simultanément ou successivement deux langues sans effets cognitifs négatifs (Moro, 2012). Bien au contraire, le bilinguisme est une richesse cognitive et affective et un facteur protecteur des enfants de migrants et de tous ceux qui sont dans des milieux plurilingues. Il est donc important de valoriser et de soutenir la transmission des langues en situation transculturelle car la pluralité linguistique, quelque soit le degré, est une chance pour tous les enfants. Ainsi, donner la possibilité à l’école républicaine d’ouvrir ses murs à la diversité et à la richesse linguistique de ses élèves et de la société, permettrait d’optimiser les chances de réussite et de créativité de tous les enfants.

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