Le vieillissement de la population a pour conséquence une augmentation sensible de la prévalence des pathologies neurodégénératives. L’évaluation de ces pathologies par des psychologues cliniciens spécialisés en neuropsychologie est primordiale tant pour leur apport au diagnostic étiologique que par leur qualité d’écoute ainsi que pour l’accompagnement du patient et de sa famille.
Cela fait déjà plusieurs années que François est suivi dans le service de gériatrie de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, pour une évaluation globale, devenue au fil du temps un suivi de « plainte mnésique ». François vient toujours seul en consultation. Veuf depuis 3 ans, il semble convenablement assumer sa nouvelle vie et s’implique plus que jamais dans des activités intellectuelles et sociales. Chef d’une entreprise qu’il a lui-même créée, implantée à un niveau international, il prenait seul jusqu’en 2012 les décisions importantes. Récemment, son fils est entré dans le capital et semble depuis vouloir « pousser dehors » un père qui n’envisage absolument pas une cessation d’activité qui, selon lui, « le tuerait ». François conserve malgré cela des rapports affectifs de qualité avec ce fils unique, même s’il avoue attendre beaucoup de l’aîné de ses petits-enfants qui termine ses études au sein d’une grande école de commerce. En dehors du travail, François est un homme passionné d’art et grand collectionneur qui suit les ventes quotidiennes à Drouot. Il a dû renoncer au golf pour des raisons de santé, ce qui l’a profondément meurtri.
D’année en année, nous avons noué des liens de confiance. La relation investie positivement a permis à François un assouplissement de ses défenses. Lors du premier bilan neuropsychologique, François ne présentait aucune plainte mais, soucieux de sa santé, il avait souhaité, dans le cadre d’un bilan plus global, être rassuré quant à ses capacités. Il lui arrivait parfois en effet de ne plus être sûr d’avoir passé certains appels. Lors de la restitution de ce premier bilan, j’expliquais à François qu’il présentait des difficultés attentionnelles significatives – que l’on pouvait mettre en lien avec une activité un peu trop soutenue s’accompagnant notamment de nombreux voyages à travers le monde – ayant un impact sur la cognition. J’osais évoquer une légère diminution d’activité. Ces remarques furent très vite balayées et banalisées : tout allait bien, il n’avait que 79 ans, à l’année prochaine !
Les évaluations suivantes se dérouleront globalement sur le même mode avec cependant une évolution nette dans la plainte et une inquiétude commençant à s’installer. François se plaint d’une gêne en double tâche, de difficultés d’accès aux noms propres, difficultés à retrouver l’emplacement de sa voiture dans un aéroport ou d’identifier au téléphone, dans la seconde, la personne qu’il entend. Les difficultés relatées n’auraient cependant aucun impact sur son activité professionnelle. Lors des entretiens qui permettent d’inaugurer le bilan, il n’était apparu aucun élément permettant d’évoquer un trouble de l’humeur, mais François s’avérait défensif et dans l’évitement, essayant de « contrôler » l’évaluation. En 2013, le sentant davantage en confiance, mais aussi plus inquiet, et pouvant exceptionnellement consacrer deux heures à ce bilan, je réalisai un entretien plus approfondi, notamment sur les relations de travail entre père et fils, et j’appris que le quotidien était difficile, voire anxiogène : « Je vais au travail la boule au ventre. » Selon François, son fils souhaiterait exercer le contrôle total de l’entreprise sans lui laisser la moindre place. Est-il inquiet des troubles attentionnels que pourrait présenter son père ? Certainement pas, selon le patient. Ce fils est vécu comme menaçant et dans l’attente du pouvoir. L’un des objectifs de l’entretien de restitution sera d’aider François à faire évoluer sa position dans l’entreprise et d’essayer d’accepter un certain changement, d’envisager une autre place narcissiquement acceptable qui passerait par un échange plus authentique avec son fils.
Concernant le bilan neuropsychologique à proprement parler, les résultats obtenus par François ne s’avèrent pas strictement normaux. Ils se révèlent déficitaires dans le domaine de la mémoire épisodique visuelle ainsi qu’en mémoire de travail, et s’accompagnent d’un discret ralentissement dans le traitement de l’information visuo-spatiale. Ces résultats sont corrélés à sa plainte. Dans les domaines instrumentaux et exécutifs, aucun déficit significatif n’est noté. A ce stade, la restitution doit tenir compte de sa capacité à pouvoir entendre et comprendre les implications des résultats aux tests et le psychologue ne peut faire l’économie de l’impact psychique de l’annonce des résultats. En effet, dans la majorité des cas, les patients attendent que l’on donne un sens à ce qu’ils vivent, non pas tant par une hypothèse diagnostique, qui ne peut reposer sur le seul bilan neuropsychologique, que par l’explication et la proposition d’une prise en charge. Il est d’ailleurs très fréquent que les conjoints ou enfants des patients rapportent que, bien que le nom de la maladie dont souffre leur conjoint ou parent ait été annoncé, les patients l’ont oublié ou ne semblent pas focalisés sur ce savoir-là.
M’appuyant sur les résultats de ce nouveau bilan neuropsychologique, dont je pouvais faire état en les comparant avec ceux obtenus auparavant, je pouvais expliquer à François qu’un état anxieux peut avoir un impact négatif sur des processus attentionnels déjà fragilisés par le vieillissement fonctionnel de certaines parties du cerveau. Cet état anxieux n’expliquant pas la totalité des déficits, un suivi plus régulier avec certains examens complémentaires devrait alors probablement être proposé par le gériatre s’occupant de lui. Et, s’il le souhaite, une prise en charge psychologique pourrait être envisagée.
De quoi se plaint-on quand on a 80 ans ? De son manque de mémoire, d’attention, des noms propres que l’on ne retrouve pas au moment voulu. Mais ces plaintes ne sont-elles pas potentiellement un paravent (Verdon B., 2007) ? La plainte mnésique est le reflet d’une souffrance subjective que les patients associent, lorsqu’ils se projettent dans un futur incertain, à une maladie, à une perte de contrôle de leurs actes et à une perte de leur autonomie. L’angoisse de mort sous-jacente qui saisit le sujet âgé face à l’épreuve du temps doit pouvoir être entendue et réfléchie par tout psychologue travaillant en gériatrie ou en neurologie. Cette angoisse est sous-tendue par des pertes objectivées somatiquement : arthrose, diminution de l’audition, de la vue, du périmètre de marche, etc., sont autant de plaintes formulées spontanément.
Le psychologue exerçant en gériatrie, s’il souhaite vraiment rencontrer le sujet dans sa singularité, ne peut faire l’impasse d’une réflexion personnelle sur sa propre finitude et sur ses propres pertes. « Le clinicien a à s’interroger sur ses propres attentes et ses craintes face à la problématique éminemment douloureuse pour chacun, absolument existentielle, de la perte et de la finitude de tout être humain. […] L’enjeu sera finalement de pouvoir contribuer à aider le sujet à vivre le mieux possible et jusqu’au bout » (Mure-Petitjean C. et Rocard V., 2012, p. 63).
Ce questionnement personnel n’est pas sans faire écho à la question de la formation des étudiants en neuropsychologie qui, pour la plupart, ne connaissent de l’entretien clinique que le nom. Seul le contenu manifeste de la plainte est entendu. Seule l’agressivité du déni est perçue. Les mouvements transférentiels et contre-transférentiels peuvent ne pas avoir été discernés, conduisant le psychologue à n’envisager que la composante psychométrique de son évaluation. Sans formation à la clinique du vieillissement, comment aller au-delà du refus de l’évaluation manifestée parfois avec virulence, pour se risquer à rencontrer la subjectivité du patient, ses fragilités, sa discontinuité ? Ce renoncement sera d’autant plus grand que le psychologue exercera dans le cadre d’une consultation mémoire où l’on trouve souvent peu de place pour l’écoute, tant la notion de rentabilité y est devenue centrale.
M.C. Gély-Nargeot et S. Raffard (2012) rappellent que la pratique du bilan neuropsychologique est une praxis s’appuyant sur des règles déontologiques précises : un entretien, un bilan psychométrique, un bilan cognitif, mais aussi un bilan du fonctionnement psychoaffectif. Ce bilan requiert du temps pour le patient et de la compétence pour le psychologue. C’est une étape indispensable au diagnostic. Elle est le fait de psychologues spécialisés qui sont soumis au même statut que les autres psychologues cliniciens. Selon l’article 2 du décret n°91-129 du 31 janvier 1991 portant sur le statut particulier des psychologues de la fonction publique hospitalière, le bilan neuro-psychologique à visée diagnostique, à l’instar de tout acte clinique des psychologues, s’inscrit dans le cadre des missions de promotion de l’autonomie de la personnalité. Le respect de cette autonomie passe notamment par la prise en compte de la dimension spirituelle, généralement négligée, qui prend un sens aigu dans l’accompagnement de bien des patients âgés. Il n’est en effet pas rare de recueillir dès l’entretien des témoignages d’une vie spirituelle intense et étayante. Comme l’écrit N. Bailly : « Le bien-être spirituel, dans ses aspects existentiels, redonne du sens à la vie, aux événements de la vie, engendre une paix intérieure et offre du réconfort et de l’espoir. […] Et, tandis que des changements importants s’opèrent dans les ressources sociales, physiques ou même financières, la religion et la spiritualité semblent être des sources de soutien et de bonnes stratégies pour « faire face » » (2012, p.22).
En fin de bilan, une interprétation cognitive reposant sur des théories spécifiques choisies par le psychologue permettra d’éclairer le fonctionnement cognitif singulier du sujet et d’envisager d’une part différentes hypothèses diagnostiques, et d’autre part différents types d’accompagnement. Le psychologue devra connaître les limites de ses outils et être vigilant quant à leur interprétation. Il devra en outre tenir compte de la clinique sous peine de proposer des hypothèses erronées.
P.Y. Jonin (2013) définit le bilan neuropsychologique comme « une méthode clinique d’évaluation psychologique centrée sur l’évaluation heuristique du fonctionnement cognitif, visant à promouvoir l’autonomie de la personne » – évaluation d’autant plus heuristique qu’elle sera effectuée auprès de sujets âgés pour lesquels, dans 30% des cas selon Nelson et al. (2012), les lésions neuropathologiques seront plurielles. On ne rencontre donc pas toujours de corrélation directe entre le tableau cognitivo-comportemental observé lors de l’évaluation, le type de lésions cérébrales et les localisations retrouvées lors de l’anatomo-pathologie.
Le psychologue devra être d’autant plus sensible aux aspects qualitatifs observés lors de l’évaluation des sujets âgés. L’interprétation du bilan devra tenir compte de la variabilité inter et intra-individuelle générée par les co-morbidités (diabète, HTA, cholestérol, hypo et hyper-thyroïdie notamment) que certains de ces sujets pourraient présenter. Ajoutons à ces facteurs les affections sensorielles telles que la dégénérescence maculaire liée à l’âge (DMLA) ou l’hypoacousie, les troubles thymiques tels que la dépression et l’anxiété. On comprend à quel point l’interprétation du bilan peut être complexe et toujours singulière. C’est donc à une approche intégrant toutes ces données, tant cliniques que psychométriques, psychopathologiques et anatomiques, que devra s’atteler le psychologue spécialisé en neuropsychologie.
Bibliographie
Bailly N., « Croyances religieuse et spiritualité chez la personne âgée », Le Journal des Psychologues, décembre 2012, 303, p. 18-22
Gély-Nargeot M.-C. et Raffard S., « La Pratique du bilan clinique, neuropsychologique et psychométrique », in Verdon B. (dir.) Cliniques du sujet âgé. Pratiques psychologiques, chap. 3, p.65-85. 2012, Paris, Armand Colin.
Jonin P.-Y., Limites et apports du bilan neuropsychologique, Communication orale au Forum de la Société de Neuropsychologie de Langue Française, « Actualités et mise au point sur les démences », Paris, 2-5 déc. 2013.
Mure-Petitjean C., Rocard V., « L’Entretien clinique », in Verdon B. (dir.) Cliniques du sujet âgé. Pratiques psychologiques, chap. 2, p.39-65, 2012, Paris, Armand Colin.
Nelson PT et al., « Correlation of Alzheimer disease neuropathologic changes with cognitive status : a review of the literature », J Neuropathol Exp Neurol, 2012 Mai, 71(5), p. 362-81.
Verdon B., « Diversité psychopathologique dans la clinique de la plainte mnésique de l’adulte vieillissant », Psychologie et Neuropsychiatrie du vieillissement, 2007, 5 (3), p.209-223.