Psychanalyse et sexualité aujourd’hui : Le « Queer »
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Psychanalyse et sexualité aujourd’hui : Le « Queer »

Queer” veut dire quelque chose comme “tordu”, “bizarroïde”. Jusque vers 1985-1990, ce mot anglais (qui se prononce, en français, à peu près comme “cuir”) était une injure lancée à ceux dont l’habitus révélait l’identité sexuelle incertaine (cette incertitude étant elle-même affichée) par ceux que ce vacillement identitaire dérangeait. Mais l’existence de plus en plus marquée de la “culture gay” ou lesbienne, les gay prides, les coming-out (aveu public par le sujet de son homosexualité), l’intérêt des media pour ces mouvements, leur politisation et, last but not least, la pratique interne de gays et de lesbiennes qui prétendaient qu’il fallait en finir avec l’identité, y compris l’identité gay ou lesbienne, que se définir par l’homosexualité était une position “essentialiste” à abandonner, car elle vous confinait dans des limites insupportables, encore liées au sexe, a projeté le queer sur le devant de la scène, tout d’abord aux Etats-Unis.

Le psychanalyste américain Robert Stoller a introduit dans les milieux analytiques la notion de différence entre sexe et genre, en particulier à travers l’étude des transsexuels. On peut être biologiquement mâle ou femelle et se sentir, en raison, essentiellement, des rapports précoces entretenus avec ses parents, comme appartenant au sexe opposé ; on a alors la conviction d’être femme dans un corps d’homme ou un homme dans un corps de femme, conviction que l’on parvient à faire partager, dans des cas de plus en plus nombreux, aux psychiatres, aux médecins et aux chirurgiens, de façon à leur faire accepter que “la grande opération” soit effectuée.

Le transsexuel nous confronte à l’idée que nous ne sommes pas que des êtres biologiques, mais également des êtres de culture (au sens large du terme, celui-ci impliquant l’histoire personnelle du sujet).

Un autre exemple, qui nous confronte à la suprématie possible de la vie relationnelle précoce sur la biologie, est celui des ambigus sexuels. Il s’agit de sujets dont le sexe à la naissance présente un aspect féminin ou masculin qui induit l’obstétricien à les désigner comme filles ou garçons, alors que l’avenir va démentir ce “sexe d’assignation”. Le petit garçon porte un prénom féminin et est élevé comme une fille (la réciproque se produit dans le cas de fille dont le sexe d’assignation à la naissance ne correspond pas à son sexe biologique). La décision d’opérer l’enfant, lorsqu’une opération est possible, ne doit pas être prise après l’âge de 6 ans, selon l’expérience de certains endocrinologues, si l’on ne veut pas induire, chez le sujet, des troubles psychiques majeurs. (En fait, il s’agit essentiellement de porter une appréciation diagnostique sur chaque enfant susceptible de changer son sexe apparent contre son sexe biologique).

La distinction entre sexe et genre existe de façon implicite, mais évidente chez Simone de Beauvoir. La fameuse phrase “On ne naît pas femme, on le devient” ne récuse-t-elle pas le biologique pour s’appuyer entièrement sur le culturel ? Mais est-on fondé à dénier de façon si radicale l’enracinement biologique des sexes ? Que le biologique puisse être submergé par le relationnel semble avéré. Mais cela ne provient-il pas, pour une part du moins, de ce que Freud appelle “le facteur biologique” précisément, qui peut contrarier d’autres expressions du biologique ? Le facteur biologique (de la formation des névroses) est “la longue période durant laquelle le petit de l’espèce humaine se trouve dans une condition d’impuissance et de dépendance. Son existence intra-utérine est plus courte que celle de la plupart des animaux et il est jeté en ce monde dans un état moins achevé […] les dangers du monde extérieur sont augmentés et la valeur de l’objet, qui seul peut l’en protéger, et prend la place de la vie intra-utérine antérieure est énormément accrue. Le facteur biologique établit donc les toutes premières situations de danger et crée le besoin d’être aimé qui ne quittera plus jamais l’homme.” (1926).

Le besoin d’être aimé peut, en effet, balayer l’enracinement biologique des pulsions. On le voit chez les animaux familiers aussi bien, la domestication les ayant privés de la possibilité de vivre de façon indépendante et les rendant tributaires de l’amour que leur maître leur porte. Mais, s’agissant de l’homme, Freud laisse de côté le narcissisme : être impuissant et dépendant constitue une blessure narcissique qu’on peut chercher à effacer en s’imaginant, dans les fantasmes omnipotents, pourvu de tout et indépendant de ses géniteurs. Les fantasmes d’auto-engendrement, la fascination qu’exerçait, dès l’antiquité, l’androgyne (ou l’hermaphrodite), la légende d’Athéna sortie tout armée et casquée du cerveau de Zeus, évitant ainsi le lent et douloureux processus de développement et la dépendance vis-à-vis de la mère, tout cela indique que la différence entre les sexes et la différence entre les générations constituent un obstacle à la toute-puissance et que dénier cet obstacle est un vieux rêve de l’humanité.

Aux Etats-Unis, c’est essentiellement au début des années 1990 que “la théorie queer” se développe. Elle part des études féministes universitaires et, curieusement pour nous, s’épanouit dans les départements de Français (French Studies). En effet, ses héros s’appellent Barthes (SZ, 1970), Foucault (Herculine Barbin, 1978, hermaphrodite dont il avait étudié le journal), Deleuze et Guattari (L’Anti-oedipe, 1972) et, souvent, Derrida et Monique Wittig. Cette dernière, disparue récemment, l’une des fondatrices du M.L.F., émigrée aux Etats-Unis et devenue lesbienne, affirmait que les lesbiennes ne sont pas des “femmes”, parce qu’elles se situent en dehors de l’économie politique de l’hétérosexualité. La société lesbienne détruit les femmes en tant que groupe naturel, car il s’agit effectivement de dénaturaliser les catégories masculin/féminin et de considérer les différences comme entièrement construites.

En 1991, Judith Butler, professeur des Universités, publie un livre intitulé Gender Trouble, sous-titré Feminism and Subversion of Identity. Ce livre connaîtra une nouvelle édition en 1999. S’appuyant sur l’idée, introduite justement par Stoller, d’un écart entre sexe et genre, elle écrit : “Par exemple, si sexe et genre sont radicalement distincts, alors il ne s’ensuit pas que d’un sexe donné doive surgir un genre donné ; en d’autres termes, “femme” ne nécessite pas la construction culturelle d’un corps féminin, et “homme” n’est pas une interprétation d’un corps masculin. La radicale formulation de la distinction sexe/genre suggère que les corps sexués puissent être l’occasion de plus d’un genre et, en allant plus loin, que le genre ne se limite pas à deux […] le genre peut potentiellement proliférer au delà des limites binaires imposées par l’apparente binarité du sexe.” “[…] De façon plus radicale, on peut, si on le choisit, ne devenir ni masculin ni féminin, ni homme, ni femme.”

En fait, certains slogans de Mai 68 sont déjà porteurs de ces idées : Il n’y a ni père, ni mère !” s’exclame la Commission. “Nous sommes en marche !” On retrouve l’analogue dans L’Anti-oedipe, qui donne pour modèle humain le schizophrène : “homme du côté des hommes et femme du côté des femmes” (indifférenciation entre les sexes et entre les générations).

Dans sa préface au livre d’Hélène Bourcier, enseignante à l’Université de Reims, Queer Zones (2001), Beatriz Preciado nous situe dans un temps “post-mère” et “post-père”. Car, en France, le Queer a fait son entrée en particulier au Collège International de Philosophie, qui lui consacre un volume de sa revue (Mai 2003) à la couverture pour le moins frappante. (Dans ce volume, Beatriz Preciado réclame une “queerisation” de l’Université). Les Temps Modernes (Juin-juillet-août 2000) publient un dossier intitulé “Différence des sexes” et “Ordre symbolique” (attaque contre Lacan et Françoise Héritier) destiné à promouvoir le droit d’homosexuels hommes à l’adoption et même à la grossesse et à l’accouchement.
Dans un texte de ce dossier, la juriste Marcela Iacub attaque le ventre maternel comme possédant des droits exorbitants par rapport à ceux de l’homme. La seule solution égalitaire serait “l’ectogénèse” (la grossesse accomplie en dehors du corps). Marcela Iacub est devenue, depuis quelque temps, une chroniqueuse régulière du quotidien Libération. Ce que je désire souligner est que la théorie “queer”, au-delà de son effort pour faire admettre l’indétermination des sexes, fait tache d’huile et étend ses attaques à la mère (N.T.M.). Bien entendu, le père, premier visé (“l’homme blanc, hétérosexuel, colonialiste”) est de moins en moins épargné, bien que cela se fasse de façon plus discrète.
Déjà Deleuze et Guattari, dans Mille plateaux (1978), reniaient la verticalité de l’arbre au profit de l’horizontalité du rhizome. Pour en finir avec la généalogie, telle est l’ambition d’un livre publié en 2004 par un Professeur d’Université. Il s’agit de “briser l’ordre généalogique”, de “délester la transmission de sa fonction reproductive et procréatrice” et de “déjouer les assignations identitaires”. Mais également de l’empêcher d’assigner “des places”, de légitimer “des hiérarchies et des valeurs” et de “dramatiser une crise de la transmission”. Car le queer est contemporain de la crise identitaire qui caractérise notre époque post-moderne, crise que cette théorie s’efforce de transformer en idéologie libératrice.

Bibliographie

BARTHES, R. (1970). Comment vivre ensemble. Paris : Le Seuil.

BEAUVOIR, S. de (1949). Le Deuxième sexe. Paris : Gallimard.

BOURCIER, M.-H. (2001). Queer Zones. Paris : Ballard.

BUTLER, J. (2005). Trouble dans le genre, Pour un féminisme de la subversion, traduit de l’anglais par Cynthia Kraus, Paris : La Découverte.

CHASSEGUET-SMIRGEL, J. (2003). Le Corps comme miroir du monde. Paris : Puf.

CHASSEGUET-SMIRGEL, J. et GRUNBERGER, B. (2004). L’univers contestationnaire. Réédition avec une nouvelle préface, Paris : In Press.

CHILAND, D. (1997). Changer de sexe. Paris : Odile Jacob.

CHILAND, C. (2003). Robert Jesse Stoller. Paris : Puf. COLLEGE INTERNATIONAL DE PHILOSOPHIE (2003). Queer : Repenser les identités. Paris : Puf.

DELEUZE, G., GUATTARI, F. (1972). L’Anti-oedipe. Paris : Ed. de Minuit.

DELEUZE, G., GUATTARI, F. (1978). Mille plateaux. Paris : Ed. de Minuit.

FOUCAULT, M. (1978). Herculine Barbin. Paris : Gallimard.

FOUQUE, A (2005). Il y a deux sexes. Paris : Gallimard.

FREUD, S (1926). Inhibition, Symptome, Angoisse. Paris : Puf.

HERITIER, F. (1996). Masculin, féminin. Paris : Odile Jacob.

NOUDELMANN, F. (2004). Pour en finir avec la généalogie. Paris : Ed. Léo Scheer.

STOLLER, R. J. (1978). “Sex and Gender”. Trad. en français : L’identité sexuelle. Paris : Gallimard. Revues