Psychopathologie des jeux en ligne
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Psychopathologie des jeux en ligne

Cet article se propose d’introduire la dépendance au jeu en ligne au sein de la psychopathologie du virtuel. Après avoir apporté un éclairage sur cette activité et décrit les signes de la dépendance, nous proposerons des pistes de réflexion théorique sur le virtuel.

Présentation

Ces dernières années, au sein des consultations d’addictologie, l’émergence d’une demande de prise en charge pour dépendance au jeu vidéo révèle l’existence d’un phénomène d’engloutissement dans la pratique, plus précisément, d’un seul type de jeu vidéo : le jeu de rôle massivement multi-joueur en ligne ou MMORPG. Avec actuellement vingt millions de joueurs dans le monde, dont plus de deux millions en Europe, ce type de jeu, jouable uniquement en ligne avec un abonnement mensuel (5-15 euros), s’est largement démocratisé notamment vers les adolescents depuis les sorties de Dofus et de World of Warcraft qui captivent à eux seuls la moitié des joueurs. Cette population est essentiellement masculine et la moyenne d’âge se situe autour de 28 ans.

En une décennie, le MMORPG a dépassé de loin le simple jeu vidéo. Il en constitue la forme la plus aboutie, la plus complexe, reposant tant sur la pointe technologique que sur sa rentabilité économique. Ces jeux en ligne combinent les propriétés techniques du jeu vidéo, l’imaginaire et le système de progression du jeu de rôle, ainsi que l’aspect multijoueurs et communicationnel permis par Internet. Le cadre du jeu est la simulation informatique, audiovisuelle et physique d’un monde à l’ambiance fantastique créé et géré par l’éditeur du jeu vidéo. Cet environnement est permanent et persistant. Il 27existe indépendamment des joueurs et leur est accessible à tout moment. Ce monde est virtuellement infini tant spatialement, par l’ajout régulier de territoires, que temporellement. Il dispose d’une histoire contextuelle guerrière et conserve les traces des joueurs. Ces derniers sont donc encouragés à combattre et à progresser sous forme de niveaux de puissance par l’entremise de leur avatar ou agent virtuel, c’est-à-dire un personnage héroïque qu’ils ont choisi, nommé et affilié à une des factions antagonistes existantes. Le ou les personnages du joueur concrétisent l’identité numérique du sujet au sein du jeu et de ses communautés car c’est de son aspect social que le MMORPG tire son originalité et sa force.

Plusieurs milliers de joueurs peuvent être simultanément présents à distance dans cet environnement qu’ils s’approprient et habitent. Une société virtuelle se développe. Des pionniers aux nouveaux émigrants, les joueurs s’organisent en groupes puis en guildes incluant ou excluant leurs membres au travers de rites locaux tandis qu’une langue s’agrège à des fins pragmatiques. Les joueurs tissent ainsi des liens d’amitié, en général, uniquement dans le cadre du jeu, dans le “vivre ensemble”, l’assistance solidaire et la confidence sans qu’une telle relation ne se transpose dans la vie réelle (IRL).
En deçà du social, l’activité individuelle princeps, faite de combats associés à des récompenses en partie fixes (point d’expériences) et en partie aléatoires (argent virtuel et équipement), est un conditionnement opérant (cf. Ducheneaut et coll., 2007) des plus efficaces sans justifier à lui seul les dérives pathologiques. Le surinvestissement temporel de la pratique du MMORPG est permis par l’infinitude d’un jeu équilibré qui attribue au joueur sa compétence proportionnellement au temps passé. De plus, l’interdépendance des membres d’un groupe, lui-même en compétition avec d’autres groupes, engage le joueur à maintenir une durée de jeu selon d’autres besoins que les siens.

Sémiologie

Les dernières études (Grüsser, Thalemann, Griffiths, 2007) estiment à 12 % la proportion de joueurs de MMORPG ayant des usages problématiques en termes d’excès. Nous proposons des signes permettant d’envisager un usage excessif recoupant en partie ceux de la dépendance. Il s’agit de :

  • la répétition d’une pratique dénuée de changement ou de créativité ;
  • un monopole du MMORPG au sein des loisirs, voire des autres activités ;
  • un appauvrissement des relations sociales extérieures au jeu (familiales, amicales, sentimentales) ;
  • une pratique excessive supérieure à 30 heures par semaine et continue pendant plusieurs mois outre les périodes propices à l’excès ;
  • la préoccupation vis-à-vis du jeu ;
  • la mise en péril d’études, de travail ou de relations affectives significatives ;
  • la persévération malgré la conscience de difficultés ;
  • la protestation (parfois violente), l’agitation ou un changement d’humeur notable quand le sujet ne peut accéder au jeu ;
  • la négligence du corps propre, de l’hygiène personnelle et du lieu de vie.

L’addiction est une pathologie subséquente à l’abus mais désormais autonome. Les symptômes de l’addiction se rajoutent voire éclipsent la pathologie précédente et causale, notamment la dépression. L’insertion d’une addiction au jeu en ligne au sein de la catégorie des addictions comportementales du futur DSM reste prématurée, voire incertaine (Council on Science and Public Health, 2007). En effet, les sujets ne présentent qu’irrégulièrement les critères de Goodman (1990). L’usage intensifie un retrait social, ici partiel du fait d’Internet, souvent antérieur ; l’impulsion (craving) est absente ou disparaît rapidement après l’arrêt. Toutefois, l’existence de cas sévères, marginalisant le sujet et cliniquement proche d’une addiction, incite à repérer les fonctions psychiques que remplissent ces pratiques excessives et notamment leurs accointances régulières avec la problématique adolescente et les structures limites.

Pistes de réflexion théorique

Dans le dilemme adolescent, le jeu en ligne peut tout aussi bien servir à préfigurer les situations à venir et accompagner psychiquement les transformations pubertaires par la mise en scène exploratoire de nouvelles images de soi qu’à l’inverse, contenir -dans le sens plein du terme- le sujet en construction et le maintenir dans une stase narcissique, arrêtant son développement. Nous envisagerons, ici, uniquement quelques éléments propres au MMORPG pouvant servir à entraver le processus adolescent.

En premier lieu, la pratique excessive du jeu vidéo, sensorielle a minima et isolante, permet d’éviter la rencontre avec un corps génitalisé ; son truchement par la création d’un corps numérique dont la sexuation n’est qu’artificielle et doté d’une toute-puissance infantile rend compte selon nous de la persistance du fantasme d’auto-engendrement (cf. Chapelier, 2001) qui repousse l’émergence de la génitalité et de la filiation. Conjointement à ce fantasme, l’homophilie et l’indifférenciation propre à la phase de latence dominent des relations d’objet illusoirement totales, mais en réalité partielles sous le régime du virtuel (Civin, 2000). Du fait de l’hermétisme maintenu de toute part entre une sphère du jeu commune et une sphère réelle idiosyncrasique, dans le MMORPG l’autre est si peu différencié qu’il est primairement constitué sur le modèle du double. En ce sens, les partenaires de jeu ne peuvent servir à la diffraction et être intériorisés, ils font office de témoins et servent d’étayage narcissique auquel le sujet est dépendant proportionnellement à ses failles narcissiques.

D’autre part, le surinvestissement perceptivo-moteur de l’activité couplé aux mécanismes de maîtrise typique de l’analité (gestion, calcul, accumulation) à la base du MMORPG permettent d’éviter la pensée sexualisée et circonscrivent l’émergence pulsionnelle au sein d’un environnement virtuel sans retour de force. Cet élément peut être rapproché de procédés auto-calmants pour faire taire les tensions internes. L’agressivité est projetée dans le jeu et c’est en premier lieu autour de la gestion de l’ordinateur qu’elle émergera dans la réalité au cours des crises familiales, crises réitérées finalement à l’origine de la demande de soin. S’entrevoit alors la dynamique familiale dont l’un des aspects les plus communs est la proximité complaisante mère-fils. Les effets de ce lien s’observent dans l’identification héroïque (cf. Gaon, 2004) à l’avatar qui rend compte de la présence du Moi Idéal confondu avec un Idéal du Moi démesuré chez ces adolescents inhibés pour lesquels le tiers paternel est régulièrement absent ou tyrannique, émotionnellement inaccessible.
En conclusion, pour des sujets insuffisamment narcissisés, le cadre du jeu virtuel, dans ses dimensions d’accueil et de protection permanente, évoque l’idée d’un contenant maternel pare-excitant disposant des qualités de holding et de présentation d’objet qui suture l’absence par la production perpétuelle d’un objet narcissique maîtrisable, l’avatar. La viabilité de cette stase narcissique réside dans sa nature particulière, à savoir : “une séquence (infinie et) organisée de fantasmes” (Winnicott, 1971, p. 44) prégénitaux d’omnipotence forgée dans une texture virtuelle qui n’est ni réelle, ni imaginaire et, qui plus est, étayée par la spécularité des autres participants de ce qu’il faut concevoir comme une rêverie diurne assistée par ordinateur. Lorsque la transitionnalité fait défaut chez le sujet, le virtuel représente un palliatif (un substitut ?) de “la capacité contenante et de rêverie” (Bion, 1962) et l’on peut comprendre son sempiternel recours comme une défense maniaque (Winnicott) visant à se protéger tant du monde interne que du monde externe. Supportée par les propriétés du virtuel, cette “fantasmatisation reste un phénomène isolé, qui absorbe de l’énergie mais ne participe ni au rêve ni à la vie” (Winnicott, 1971, p. 40), or c’est bien respectivement devant la peur ou l’hésitation de vivre et de rêver, en somme d’exister, que l’adolescent ou le sujet-limite butent tous deux. Leur reconnaître une existence, aussi virtuelle soit-elle, augure le meilleur départ pour un travail psychothérapique.