Introduction
Cent ans après la parution des Trois Essais, qu’entend-on, aujourd’hui, par “psychanalyse” et par “sexualité” ? Leurs significations sontelles exactement identiques à celles de 1905 ? Quels sont leurs liens ? Quel est l’avenir de l’une et de l’autre ?
La sexualité humaine
La sexualité est une activité qui s’étend à tous les organismes supérieurs, depuis des centaines de milliers d’années. Elle a connu un développement spécifique et complexe dans l’espèce humaine, à partir du moment où le désir sexuel s’est dissocié de l’oestrus destiné à la reproduction, ce qui semble correspondre à l’avènement de la verticalité et de la bipédie des anthropoïdes : homo erectus.
La dissociation de l’acte de reproduction et du désir sexuel a présidé à tout le développement de notre espèce, notamment au développement de sa boîte crânienne et à la spécification progressive des zones de son système nerveux supérieur, le cerveau. Les activités de représentation, le langage, sa transcription par l’écriture qui l’a rendu pérenne, tout ceci a conduit aussi bien la “horde primitive” à s’acheminer vers divers états de civilisation, que l’individu – devenu au cours des millénaires homo sapiens – à transformer sa relation au groupe dont il fait partie.
On peut retrouver, dans l’étude de l’Histoire, les avatars sociologiques de cette dissociation en butte à l’instinct sexuel premier : les rapts, les viols et les meurtres font partie des conquêtes de territoire comme témoins barbares de cette force primaire qu’est la sexualité.
La psychanalyse
Comme tout autre activité humaine, la psychanalyse est un avatar de la sexualité. Née avec le XXème siècle, c’est une science humaine et un art thérapeutique que Freud a découvert et dont il a développé les aspects théoriques et techniques, suivie par des générations de praticiens et de découvreurs qui poursuivent et approfondissent encore aujourd’hui des avancées dans ce domaine, qui ne s’épuisera qu’avec la disparition de l’esprit humain.
La psychanalyse vise à améliorer les relations intrapsychiques et interpersonnelles au moyen de l’exploration et de la mise en sens du fonctionnement psychique, essentiellement inconscient, issu de l’intrication des pulsions de vie et de mort en pulsions sexuelles, puis en pulsions du Moi.
C’est la transformation de l’instinct sexuel en pulsions et l’étude du devenir de ces pulsions qui nous intéressent ici. “Concept limite” entre le biologique et le psychique, la pulsion peut être considérée comme la dynamique de l’instinct. Illustrant le mouvement continuel de la psyché, la frontière entre les deux ressemble donc beaucoup à une aporie. On peut s’en faire une représentation analogue à celle qu’a donné Freud pour la sublimation : les pulsions se situeraient par rapport à l’instinct au point de transformation de l’eau en vapeur.
La relation des pulsions avec l’inconscient et avec le refoulement est complexe, surtout à partir de la seconde topique et de la seconde théorie freudienne des pulsions. Dès lors, le concept d’Inconscient ne se réduit plus seulement à l’espace psychique du refoulé, mais comprend également le lieu, les mécanismes et les processus du devenir de tout ce qui constitue la psyché : même jamais formulés, les pulsions, les désirs, les émotions et la pensée in statu nascendi en font désormais partie. La pulsion vient de l’intérieur – et non du monde externe. Elle exerce une poussée constante et vectorisée, jamais épuisée par la satisfaction. Elle tend à s’unir à un ou plusieurs autres éléments pulsionnels, internes au sujet ou internes à l’objet vers lequel s’oriente la pulsion pour se satisfaire. Dans de bonnes conditions, elle est susceptible de se transformer de façon quasi infinie, tout en gardant sa force originelle.
À partir de ce mystérieux pouvoir de transformation basé sur la qualité intrinsèque de la pulsion à rechercher d’autres éléments pulsionnels dans un objet, Freud nous donne, en 1924, dans Le problème économique du masochisme, une clé qui nous permet d’aller plus loin dans la reconnaissance des caractéristiques structurales, fonctionnelles et relationnelles de la pulsion. En me servant de cette clé, j’ai mis en évidence une vision généalogique des pulsions qui peut se décliner ainsi :
• La première génération (toujours demeurée hypothétique pour Freud, qui la désigne comme “Ur-Ur-Triebe”) est constituée par la pulsion de vie et la pulsion de mort. L’intrication de ces deux pulsions donne naissance à une…
• Deuxième génération : les pulsions sexuelles.
• C’est à ce point précis que l’intrication pulsionnelle fait usage de sa qualité de vectorisation pour rechercher l’intrication avec les pulsions d’un objet extérieur. De cette première union exogamique naîtra une…
• Troisième génération : les pulsions du Moi, qu’il s’agisse des pulsions d’auto-conservation, de la pulsion d’emprise ou de toutes les autres pulsions se rapportant au Moi du sujet.
Cette hiérarchie généalogique place donc les pulsions sexuelles à la racine même de tout le développement pulsionnel, ainsi qu’à ses avatars narcissiques, auxquels on les oppose trop souvent.
Comme il n’existe pas de mesure quantifiable de l’inconscient, l’évaluation et la thérapie de l’organisation psychique d’un sujet ne pourront s’effectuer qu’au travers d’un instrument qui lui est quasi homologue : une autre psyché. La méthode psychanalytique évolue donc dans un champ extrêmement complexe, dont les paramètres peuvent se laisser définir, mais dont le fonctionnement est constamment en mouvement. Cette dynamique ouvre sur la richesse et la diversité des émotions, des pensées et des actes de notre espèce. La technique psychanalytique requiert des règles précises et un cadre rigoureux. Le psychanalyste s’engage notamment à s’abstenir de tirer un quelconque avantage personnel, matériel, sexuel, ou social, de la situation de transfert de l’analysant, au-delà des honoraires qu’il reçoit de ce dernier.
Ainsi, la psychanalyse se réfère-t-elle à toute l’histoire de la sexualité humaine. Comme celle-ci ne cesse de se développer et de se métamorphoser, entraînant de profonds changements dans les structures sociales et économiques pour les individus qui composent une société donnée, on est en droit de se demander quels vont être son devenir et son influence dans les débuts de ce nouveau millénaire.
L’avènement de la personne humaine dans la société dont il fait partie
Les relations de l’individu avec la société sont fonction du développement de l’un comme de l’autre. Ainsi, très schématique-ment, un sujet à la forte personnalité sera-t-il conduit à choisir, selon les paramètres de son Idéal du Moi, entre le pouvoir et la solitude, selon le type de société dans laquelle le hasard l’a fait naître, tandis qu’un sujet à la personnalité vulnérable aura tendance à se soumettre passivement aux règles sociales ou antisociales de son entourage fût-il psychopathique ou délinquant.
Le souci du psychanalyste, qu’il traite des adultes, des adolescents ou des enfants, concerne donc bien le développement harmonieux du noyau de la personnalité, le Moi, et de la nature des défenses qui interviennent dans les relations de celui-ci avec ses propres pulsions et celles des autres, ainsi qu’avec les règles morales et sociales qu’il a intériorisées dès son plus jeune âge. Au cours des cinquante dernières années, les psychanalystes ont élargi leurs connaissances sur l’articulation des pulsions sexuelles avec les pulsions du Moi. Du même coup, l’importance du rôle de l’objet d’investissement de la pulsion du sujet s’en est accrue, notamment, celle du tout premier objet d’amour et de haine du petit d’homme : la mère.
Qu’il s’agisse du concept winnicottien de holding, du concept bionien de capacité de rêverie ou de la théorisation laplanchienne de la séduction maternelle, il est désormais établi que la vectorisation et les transformations des pulsions sexuelles à l’intérieur du couple mère-nourrisson participent de manière essentielle à l’organisation du premier Moi de l’enfant. De la place que donne la mère à celui-ci, dans sa relation avec elle comme dans sa relation avec le père et avec la fratrie du nouveau-né dépendra la place de l’individu devenu adulte dans la société tout entière.
Or, la société occidentale d’aujourd’hui-pour ne parler que de ce que je connais un peu- n’a plus grand chose à voir avec la société d’Europe centrale dans laquelle Freud s’est développé. Avec l’avènement et la généralisation du travail de la femme, la situation de celle-ci, au sein du couple parental, de la famille et de la société, a connu des bouleversements considérables qui atteignent inévitablement sa vision de la maternité. La libéralisation de la contraception, la multiplication des techniques de fécondation artificielle -ne va-t-on pas jusqu’à prédire une généralisation du développement foetal complet dans un utérus artificiel ?-, l’effritement des conditions familiales, notamment, la disparition quasi-totale de la famille élargie et la prolifération des familles monoparentales, autant de paramètres qui modifient profondément les premières relations de l’enfant au monde dans lequel il est né, fût-ce à l’intérieur d’une société relativement stable du point de vue politique et économique.
L’Infantile et la névrose
Freud a découvert que les pulsions existaient dès la naissance – peut-être même dès un moment indéterminé de la croissance foetale. Il a fait de la névrose infantile, avatar de la sexualité infantile, le prototype de la névrose de transfert, champ spécifique d’intervention de la cure analytique.
La structuration d’une personnalité névrotique s’organise autour des difficultés que rencontre un individu à installer dans son identité psychique la reconnaissance de la différence des sexes et des générations, ainsi qu’à gérer son sentiment inconscient de culpabilité, inhérent aux motions pulsionnelles homo et hétérosexuelles qui découlent de ses premiers investissements d’amour, de haine et de désir de connaître. Cet ensemble, qui comprend le Complexe d’Oedipe et le Complexe de castration, organise les rapports du sujet au principe de plaisir et au principe de réalité.
Les développements de l’expérience psychanalytique ont progressivement déplacé l’attention des praticiens vers les relations des tout débuts de la vie. Les travaux de Mélanie Klein ont mis en évidence une version précoce de l’oedipe, dès le milieu de la première année de vie, lors de la reconnaissance simultanée, par le bébé, de l’altérité de la mère et de l’existence du désir de celle-ci pour un autre que pour lui. À l’aube de la phase féminine primaire, le désir de la mère pour le père est perçu par l’enfant, et cet élément endopsychique va profondément transformer sa manière d’aborder le monde.
À partir de W.R. Bion, les concepts psychanalytiques ont gagné une situation de polarisation, et l’attention du praticien s’est orientée vers la nature et la qualité des mouvements oscillatoires de la psyché. L’oscillation qui se produit entre une vision projective et une vision introjective du monde des relations (Ps<->D) sera considérée comme la base du fonctionnement psychique humain autour de l’axe oedipien. Avec la sexualité qui l’organise, l’Infantile est donc toujours présent et existant dans l’être humain d’aujourd’hui, et son analyse demeure plus que jamais d’actualité.
La sexualité et la psychanalyse dans la société aujourd’hui
Le psychanalyste dispose actuellement de paramètres théorico-techniques plus fins que ceux de la première moitié du XXème siècle. Il peut observer et analyser des mouvements psychiques plus complexes dans leur nature et dans leurs intrications. Il faut néanmoins se demander si l’évolution de la société n’a pas modifié les paramètres de base de la cure psychanalytique. Toute la question du devenir du désir, du refoulement et des identifications est contenue dans cette interrogation.
Depuis plus de trente ans, les critères qui président à la formation des groupes humains suivent la voie d’un hédonisme où prédominent les valeurs infantiles du pouvoir et de la jouissance immédiate. Les comportements liés directement à la sexualité ont pris une apparence de liberté dont les limites semblent reculer sans cesse.
En réalité, sous le couvert d’une pseudo égalité -revendiquée dans le domaine du principe de plaisir, et non plus dans celui du principe de réalité- la sexualité est devenue une valeur socio-économique qui impose ses propres lois à l’individu. Loi du plus fort, loi d’un profit financier de grande envergure qui l’orchestre mondialement et plus ouvertement que jamais, la sexualité s’impose socialement comme objet de satisfaction, sans égard pour ceux qui en font les frais.
Actuellement, les enfants pris en charge par les psychanalystes se développent dans des milieux familiaux et sociaux de plus en plus gravement traumatisés et/ou déficitaires. En effet, les premières victimes de cet état de fait ne sont pas seulement les enfants et les femmes des pays en voie de développement, mais aussi, on le sait, les enfants des pays développés économiquement. Malgré les structures mondiales de prévention et de soins que l’on tente de mettre en place, les dégâts s’amplifient de jour en jour, potentialisés par ceux de la drogue et du sida.
À partir des années 70, les psychanalystes ont vu s’estomper, voire s’escamoter la différence des sexes et des générations, tant dans les liens familiaux que sociaux qui se sont noués entre les individus. L’inhibition et la transformation des pulsions ont cessé de représenter des valeurs reconnues et transmises par l’éducation, pour devenir plutôt des tares dont il faudrait se libérer. Il en est résulté une désintrication pulsionnelle qui s’exprime avec toute la violence de l’Infantile et de la prégénitalité, violence qui pose de graves problèmes à la société tout entière et qui pèse lourd sur la communication des individus entre eux.
Les psychanalystes qui traitent des enfants observent actuellement un curieux phénomène, qui pourrait bien avoir des conséquences importantes sur la structure psychique de nos descendants : la période de latence est en train de disparaître. Tous les milieux socioculturels semblent touchés par ce mouvement. Les amours enfantines ne sont plus le vert paradis d’une période de la vie dominée par la structuration du refoulement sexuel et de sa sublimation en Idéal du Moi et en désir de connaître, mais au contraire, une position sociale à laquelle il faut accéder à tout prix, selon des lois groupales qui vont du “baiser avec la langue” à la relation sexuelle précoce – évidemment, sans protection… Les syndromes d’hyper-activité se multiplient et, s’ils font l’affaire de la production pharmaceutique, ils n’en sont pas réduits pour autant sans dommages pour le développement psychique des jeunes patients.
Questions pour les psychanalystes d’aujourd’hui et de demain
Dans une société où tout se passe comme si la fameuse affirmation de Freud selon laquelle “l’enfant est un pervers polymorphe” pouvait désormais s’appliquer à l’adulte, qu’est devenue la culpabilité liée à l’acte sexuel ? Ce dernier signe-t-il encore une quelconque intimité pour le couple qui l’accomplit ? Avons-nous trop présumé de l’évolution psychique de l’être humain ? Faudrait-il donner raison aux religions qui limitent strictement la sexualité à la reproduction de l’espèce ? L’homo sapiens serait-il, psychiquement parlant, retourné à la mentalité antérieure à l’homo erectus, entraînant dans cette régression toutes les découvertes merveilleuses qu’il a faites entre temps vers une mentalité de groupe où l’excitation pulsionnelle est devenue un must et ne vise plus qu’à la décharge immédiate ?
La vulgarisation de la psychanalyse porte une part de responsabilité dans cette situation : on ne touche pas aux mécanismes constitutifs de l’identité sexuée sans encourir le risque de voir celle-ci s’effriter plutôt que de se développer, tant il est vrai que tout ce qui est bon suscite l’envie et la destructivité. En parlant de l’ignis et des ferrae que constituaient ses découvertes, Freud a toujours insisté sur les risques liés à la méthode psychanalytique, lorsque celle-ci n’est pas transmise dans un enseignement long et rigoureux de la technique.
Pourtant, les traitements analytiques des patients psychotiques, psychosomatiques, autistes et schizophrènes nous ont simultanément permis d’affiner notre écoute et nos outils thérapeutiques, et la psychanalyse des enfants nous apporte toujours davantage le levain indispensable à comprendre et à assainir l’organisation psychique en développement.
Dès le début de ses découvertes, Freud a toujours considéré la psychanalyse comme une méthode thérapeutique, et il serait déraisonnable de la faire dévier de ce but. Elle en mourrait de sa belle mort, si elle se cantonnait à demeurer l’apanage de quelques beaux esprits, curieux d’observer les méandres de l’âme humaine. Les psychanalystes d’aujourd’hui sont en mesure d’aider les individus meurtris par la mentalité de groupe ambiante qui constitue un traumatisme souvent silencieux, destructeur de l’identité de base de l’être humain et de la société dont il fait partie.
L’enjeu est de taille, puisqu’il concerne également le patrimoine psychique qui sera transmis aux générations futures. Pourtant, nous avons encore fort à faire pour mettre en commun nos expériences cliniques quotidiennes et pour développer de nouvelles compétences.
C’est à ce prix seulement que nous pourrons faire face, non seulement aux critiques de plus en plus nombreuses adressées à notre profession, mais surtout à la calcification d’une science de la vie qui n’est pas à l’abri de la mort.