Rachel Rosenblum : Mourir d’écrire. Cure ou redoublement du trauma ?
Article

Rachel Rosenblum : Mourir d’écrire. Cure ou redoublement du trauma ?

Le 14 novembre dernier, dans les locaux de la SPP, les Conférences d’Introduction à la Psychanalyse recevaient la psychiatre et psychanalyste Rachel Rosenblum à l’occasion de la sortie de son livre Mourir d’écrire ? Se qualifiant elle-même, modestement, d’analyste prudente, R. Rosenblum nous a présenté une partie de son travail plusieurs fois primé sur les « traumatismes de grande ampli-tude », en particulier ceux vécus par les survivants directs de la Shoah.

« Certains récits d’expériences insoutenables déchirent ceux qui les parlent, lèvent les clivages protecteurs, déclenchent un désarroi qui peut aller jusqu’à la folie, à la décompensation physique grave, voire à la mort ». C’est à un tel danger que R. Rosenblum pensait lorsque, suite au suicide de la philosophe Sarah Kofman, elle posa la question à l’intitulé provocateur : Peut-on mourir de dire ? Depuis, elle questionne le lien possible entre un dire, qu’il soit oral ou écrit, et une mort, sans présumer d’une causalité directe ou indirecte. Alors même que l’histoire psychanalytique se fonde sur l’abréaction du traumatisme (ordinaire) réel ou fantasmé dont le retour du refoulé permettra l’élaboration, il est des traumatismes non élaborables, des deuils impossibles, des expériences qui ont débordé économiquement le sujet et nécessité des adaptations psychiques pour survivre, qu’il est vital de préserver.

« La quantité c’est le destin » nous dit R. Rosenblum à l’aide des mots de Michel de M’Uzan. Dans le contexte singulier des traumatismes extrêmes, l’invitation à l’élaboration, et l’incitation à la remémoration peuvent donc se révéler dangereuses et, bien que répondant parfois à une nécessité impérieuse, leur « dire » peut même devenir catastrophique ; c’est la magnitude du trauma qui crée la difficulté. Ainsi en est-il de traumatismes si extrêmes qu’ils n’ont pas pu être éprouvés. Au moment même où se produisent les faits, la représentation de la réalité traumatique insupportable est expulsée hors de soi ainsi que l’ensemble de la charge affective qui lui est associée. Gelé, enkysté le traumatisme se tapit dans l’ombre.
 
Avec la même délicatesse qu’elle préconise quant à l’écoute des sujets ayant survécu à des traumatismes extrêmes, R. Rosenblum nous a présenté l’étude de diverses modalités de témoignages de personnes ayant survécu à la Shoah pour tenter de dégager les caractéristiques qui distinguent le récit qui protège de celui qui dévaste.

Face à l’insupportable de l’évènement, la personne adopte, pour survivre, des stratégies qui peuvent aller jusqu’au silence total : du traumatisme, elle ne dit rien, pas même à elle-même, au risque parfois d’une existence desséchée, sans vie. Certains traumatismes, par leur massivité, semblent se soustraire à toute possibilité d’élaboration, et peuvent donner lieu à de véritables « destins écrans » selon la terminologie proposée par R. Rosenblum. Afin de mettre le plus de distance possible avec toute trace des évènements traumatiques, le sujet se fabrique une identité d’emprunt. Cette vie d’étranger à lui-même est la condition de sa survie psychique.

D’aucuns, tels Primo Levi et Sarah Kofman ont eu recours à des récits qui parlent de soi en petites quantités par le détour de la biographie d’un autre, de l’analyse d’une œuvre d’art ou d’un essai. Ces récits semblent permettre de parler de son expérience de façon fragmentaire et détournée. Leur vertu « pharmaceutique » selon la dénomination de Derrida, serait de rendre tolérables des expériences intolérables.

Mais parfois – et cela peut se produire après de très longues années – un évènement vient réveiller le souvenir et mettre à mal l’équilibre jusqu’alors maintenu. Le survivant redevient, brutalement, sujet de son vécu qui se dit alors à la première personne. Ce « dire » lui fait prendre le risque de voir s’effondrer brutalement la construction défensive. Le clivage cède sous le poids de la charge affective ravageuse qui fait retour en même temps que le traumatisme non intégré exposant le sujet à l’intolérable de la honte et de la culpabilité.

Comment donc, permettre de dire le vécu traumatique de grande amplitude qui parfois avait été soustrait à la conscience du sujet ? Comment faire lorsque ce dire peut surgir sans prévenir, de nombreuses années plus tard, de manière incontrôlable, au risque d’engendrer une réplique dévastatrice à l’origine d’une re-traumatisation par l’ampleur de la charge affective qui était la sienne, et qui va peut-être être vécue pour la toute première fois ?

Parfois, la nécessité de dire et le danger de ce même dire conduisent les survivants de génocides, d’attentats, de situations traumatiques extrêmes à consulter un analyste qui doit avoir conscience que, pour eux, à l’opposé de la clinique de la névrose, le dégel des affects et la remémoration n’engendrent pas une diminution de la souffrance mais un traumatisme redoublé lorsque le souvenir refait surface, accompagné des affects mortifères dévastateurs de honte et de culpabilité d’avoir survécu dans un contexte que Primo Levi qualifiait de « zone grise ».

R. Rosenblum nous propose de penser une adaptation prudente de la conduite de la cure qui permettrait l’écoute de ces patients tout en préservant les défenses vitales mises en place. L’impératif du tout dire doit ainsi être modulé en respectant des « zones de réticence » qu’il convient de ne pas forcer. Le partage silencieux est insuffisant mais faut-il aller jusqu’au partage de la honte ? Il faut parfois être prêt à « prêter sa psyché » comme on le fait dans le psychodrame ou encore comme on peut avoir à le vivre lorsque, généralement durant les premiers entretiens,  l’œil sec, le sujet traumatisé coupé de ses affects, aborde des évènements traumatiques dont la charge émotionnelle forclose vient envahir l’analyste qui « éprouve à sa place » comme l’a décrit S. Ferenczi dès 1932.

Le rôle des entretiens préliminaires est central. Lorsqu’un sujet laisse entrevoir une histoire concernant la survivance à des situations traumatiques extrêmes, il est fondamental de recourir à la prudence, en proposant parfois un accueil en face à face et toujours un travail qui privilégie ce qui permettra une restauration narcissique du sujet. Rachel Rosenblum propose alors de dégager quatre points d’attention caractéristiques du souvenir traumatique forclos. A la perte d’affect vis-à-vis du souvenir traumatique et à sa nature souvent « étrange » s’ajoute le partage des affects, très bien décrit par Claude Janin, après Sandor Ferenczi, en 1999. « Le patient fait vivre à l’analyste ce qu’il n’a pas
pu vivre de sa propre histoire ».

Enfin, l’imbrication des traumas ; si l’évènement est extrêmement traumatique, il viendra, de surcroît, se nourrir de tous les traumatismes et fantasmes passés. Il peut être utile de séparer la réalité matérielle historique des réalités psychiques afin
d’éviter que les fantasmes agressifs inconscients soient vécus comme actualisés dans l’évènement traumatique, provoquant un « collapsus de la topique interne » du sujet, selon le terme de C. Janin. Le traumatisme alors amplifié par la rencontre entre fantasme et réalité risquerait de provoquer une confusion chez le sujet qui ne saurait plus si la source d’excitation est interne ou externe.

Afin que la remémoration ne vienne pas, à nouveau, abolir la différenciation entre réalité psychique et réalité externe, l’analyste va donc devoir trouver un nouveau registre d’interventions qui s’étayera, d’une part, sur l’acceptation d’une expérience partagée qui peut aller jusqu’à la verbalisation, par l’analyste, d’affects contre-transférentiels ; d’autre part, sur une recontex-tualisation des expériences vécues afin de soulager la blessure narcissique liée à la honte et permettre de relativiser la culpabilité, compte tenu de la singularité historique des évènements vécus.

Marika Bourdaloue
Psychologue clinicienne
Psychanalyste, membre de la SPP