Reflexions sur l’autsime : Nos gènes et nos rencontres
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Reflexions sur l’autsime : Nos gènes et nos rencontres

La première année de la vie d’un enfant est sans doute celle où s’enchaînent le plus rapidement les nombreuses étapes de son développement psychoaffectif et de son développement physique et moteur. Jouer, communiquer, s’apaiser, construire ses repères… Se redresser, mettre en ordre de marche tous ses circuits corporels… On ne voit plus toujours à quel point ce parcours si rapide nécessite de ce jeune pilote de Formule 1 attention, réactivité, plasticité, en même temps que de son entourage, avec qui il évolue très vite. Tout cela s’enchaîne, se négocie, dérape, se redresse… et finalement en un an ou deux, le petit d’homme est déjà bien inscrit dans les fonctionnements humains ! Comme le disent ses parents, rayonnants : “Il a déjà tout compris” !

Des nourrissons différents

Cependant, de façon très précoce, avant un an, certains enfants ne montrent pas beaucoup d’intérêt pour les jouets, ou vis-à-vis de leur entourage, ils semblent dans leur monde, pensifs, ou encore pleurent tout le temps… Pour les professionnels, ces éléments évoquent le risque de possibles troubles sévères du développement psychoaffectif du nourrisson. Pour l’entourage des enfants qui présentent de telles difficultés, communiquer avec lui, comprendre ce qu’il ressent relève de l’énigme. Sans compter la tristesse, le désarroi, la dépression que cela suscite chez de jeunes parents qui espéraient bien autre chose de la construction de leur famille. Comme pour d’autres maladies graves, commence alors souvent, pour les parents, une quête, qui peut être compulsive, d’explications, de causalités, de possibilités de traitement… Ils consultent des livres, des revues pour parents, des sites internet… Dans d’autres cas, ils s’adressent aux amis, à la famille, aux collègues, à leur médecin généraliste… Les sources d’information sont de plus en plus nombreuses à mesure que se développent les nouveaux moyens de communication. La plupart apportent des éclairages partiels, que les parents tentent de rassembler et de comparer à leur propre expérience. Peuvent-ils ou non s’y reconnaître, retrouver leur quotidien, ce que montre leur enfant ? Cela va-t-il leur permettre enfin de donner forme à ce qu’ils vivent ensemble ? La consultation spécialisée survient souvent plus tard, mais ces questionnements peuvent perdurer même après le début d’une prise en charge. Qu’en pense telle relation, que dit tel spécialiste dont les propos sont repris par les médias et qui, de ce fait, serait forcément crédible ? Toutes ces informations prennent une place particulière, quand elles parlent de leur expérience propre…

Avant même qu’ait eu lieu la première consultation avec un psychiatre d’enfants, la question du diagnostic ou non d’autisme est souvent présente, même si elle n’est pas systématiquement posée. En effet, des films, des émissions télévisées, des reportages… ont fait connaître ce type de trouble dans le grand public, et, comme pour l’hyperactivité, bien des familles vont évaluer les difficultés de leur enfant à l’aune des représentations qu’ils peuvent avoir de l’autisme. On peut constater en effet que, lors des premiers entretiens, ce questionnement est souvent latent, avec l’attente d’une réponse du spécialiste consulté. Il peut s’avérer alors difficile de faire entendre aux parents que, dans un certain nombre de cas, ce diagnostic ne peut être ni confirmé, ni infirmé. La plupart des informations qu’ils ont reçues décrit l’autisme comme s’il s’agissait d’une entité bien définie, non évolutive… Se représenter ce trouble dans sa complexité, comme un processus plurifactoriel qui éloigne petit à petit l’enfant de son environnement comme de lui-même, d’une certaine façon, est à contre-pied de ce qu’ils ont pu imaginer. Là où ils ont pu penser ou même espérer une réponse immédiate, efficiente, dans le sens d’une rééducation de leur enfant… certains professionnels proposent une toute autre approche. Pourquoi ne répond-on pas à leur questionnement ? Comment comprendre que ces troubles, que tous s’accordent à reconnaître comme envahissants, sévères, invalidants, puissent conduire à des prises en charge si radicalement différentes, selon les professionnels interrogés ? Peut-être ces propositions thérapeutiques différentes reflèteraient-elles des points de vue antagonistes et inconciliables ? Alors, l’un de ces points de vue serait-il véridique alors que tous les autres ne le seraient pas ?

Plusieurs modèles en présence

En l’occurrence, le modèle cognitivo-comportemental et celui issu des théories psychanalytiques semblent s’opposer voire se combattre ; les parents pris dans de tels clivages courent le risque de devenir les supporters d’une équipe contre une autre, comme s’ils avaient d’emblée à “choisir leur camp”… alors que leur première préoccupation, légitime, est de tenter de trouver les meilleurs soins possibles pour leur enfant et pour eux-mêmes. Mais ne vont-ils pas être tentés de “payer leur cotisation”, d’adhérer à ce qu’ils peuvent se représenter comme un mouvement en compétition contre un autre ? “L’alliance thérapeutique” est de fait bien ambiguë : si elle désigne habituellement l’adhésion, recherchée, des parents à un projet thérapeutique qui leur est proposé, cette expression occulte souvent l’acceptation, pour les équipes, de répondre à une demande de soins formulée par des parents pour leur enfant. Pourtant, dans les deux significations, une certaine tentative de séduction est à l’œuvre qui peut amener à chercher à plaire, voire à s’offrir, un peu plus que de raison… Cela ne prête, la plupart du temps, pas beaucoup à conséquence quand il s’agit de choisir un chirurgien adepte d’une certaine technique d’intervention en orthopédie du genou plutôt que tel autre, qui défend un autre “abord”, et de se faire inscrire sur le planning opératoire de celui-ci plutôt que de celui-là. Il faut bien reconnaître d’ailleurs que, en règle générale, les uns ne donnent pas trop le sentiment de brandir sans arrêt l’étendard en direction des autres. En revanche, en matière de psychiatrie infanto-juvénile, les lignes de front semblent bien édifiées, les fortifications solides, et les parents peuvent se sentir sommés de s’engager. Au fond, la coexistence d’au moins deux courants de pensée, qui pourrait finalement démontrer qu’aucun des discours théoriques en présence n’est parvenu à une explication totale, exhaustive, des troubles précoces du développement de la personnalité, est en fait largement vécue, et présentée, comme témoignant d’un combat de titans qui viendraient, l’un du bon côté, l’autre du côté obscur…

La confrontation entre deux modèles théorico-cliniques n’est pas spécifique de l’autisme infantile. C’est un débat qui traverse le champ de la psychiatrie infanto-juvénile à propos de plusieurs catégories nosographiques de troubles psychiques de l’enfant. S’opposent schématiquement deux représentations : selon la première, l’origine de ces troubles est dans un défaut structurel, constitutif dans le bagage de l’enfant, qui serait donc porteur d’un “handicap” et les outils neuroscientifiques pourraient contribuer à objectiver celui-ci ; selon l’autre point de vue, les troubles s’inscrivent dans un processus psychogénétique avec une place importante accordée au monde psychique inconscient, tant pour l’enfant que pour ses parents. De longue date, les discours des tenants de telle ou telle théorie ont pu renforcer les clivages, notamment quand il est fait reproche aux psychanalystes de culpabiliser les parents ou de ne pas tenir compte des avancées les plus récentes dans les sciences fondamentales : génétique, neurophysiologie… Souvent, les conceptions psychodynamiques, héritées de la psychanalyse, à propos des troubles psychiques de l’enfant sont caricaturées : purement hypothétiques, dépourvues de caractère scientifique si ce n’est fallacieuses, elles ne conduiraient qu’à des modes de prise en charge thérapeutique contre-indiquées quand il s’agit d’autisme ou de trouble approchant !… A l’inverse, certains défenseurs de la psychanalyse ne voient dans les théories cognitivo-comportementales que conditionnements ou sur-stimulations opératoires…

Un tel affrontement, relayé ainsi qu’on peut le constater par de nombreux médias ou sources d’informations, risquerait fort d’aboutir à l’abandon d’un des courants en présence. Pourtant, de nombreux parents s’adressent à des équipes pour lesquelles les concepts psychodynamiques restent le principal soubassement théorique. Ils amènent là leurs interrogations, leurs angoisses, qui subsistent longtemps, en lien avec les troubles de leur enfant, avec leur propre difficulté à être en relation avec lui, avec la complexité des prises en charge, dans l’espoir d’y être accueillis avec bienveillance et respect. Il est vrai que certaines prises en charge, qui se réclamaient de la psychanalyse, ont pu donner prise à des critiques tout à fait fondées, au vu de ce qui était renvoyé aux parents et qui ne pouvait manquer d’accroître leur culpabilité. Cependant, la situation actuelle a considérablement changé. La majorité des psychiatres, psychologues, éducateurs, thérapeutes… qui se reconnaissent dans une filiation psychanalytique ont désormais plutôt comme références D.W. Winnicott, M. Klein, F. Tustin, D. Meltzer, W.R. Bion, D. Stern et quelques autres… En France, après S. Lebovici, R. Diatkine, L. Kreisler, D. Houzel, G. Haag, P. Delion, B. Golse… et nombre de leurs collègues moins célèbres, consacrent leur vie professionnelle à prendre soin des jeunes enfants et de leurs familles, dans un axe psychanalytique, avec respect et bienveillance. En outre, à la suite de Freud qui, voici presque un siècle, mettant à jour l’inconscient, entrevoyait la possibilité d’une “psychologie scientifique”, ces auteurs ne cessent de chercher à réduire les clivages, à construire des passerelles entre psychanalyse et “sciences dures”, en s’appuyant sur une meilleure compréhension des étapes précoces du développement psychoaffectif.

La construction du Soi, des processus complexes

Le modèle actuel est que chaque être humain est construit autant par ses gènes que par ses rencontres humaines, en tout premier lieu le bébé. Certes le bagage d’un nouveau-né à sa naissance est constitué autant de potentialités que de vulnérabilités, ce que l’on pourrait désigner comme le “capital propre”, constitué d’actif et de passif, que l’enfant apporte dans la micro-société qu’il fonde avec son environnement familial. Mais, dès les premières semaines de la vie extra-utérine, lors de chaque séquence d’interactions parents-nourrisson, ce “capital propre” et ceux de ses parents vont entrer en transaction. On connaît bien désormais le système digestif du bébé comme apte à déconstruire les constituants de l’alimentation qu’il ingère en de nombreux métabolites qui suivront chacun leur voie propre et vont participer à son développement physique. De même, après chaque séquence d’interaction, le bébé “détricote” ce qu’il vient de vivre, et ré-assemble tous ces petits bouts pour sa propre construction. Or, tout est à construire : sa vision du monde, sa représentation de lui-même, en particulier l’image et l’investissement psychique de son corps, l’espace intermédiaire entre soi et autrui, où va prendre place la capacité de relation, en particulier de communiquer… Les premières esquisses de système mental soutiennent des processus qui font du nouveau-né un être humain… L’héritage freudien introduit, dans ce processus, les mouvements inconscients : en tout premier lieu, au-delà de la satisfaction des besoins instinctuels, le maintien de l’homéostasie est peut-être la première exigence vitale chez le très jeune enfant. Les différents auteurs dans la lignée psychanalytique, principalement après M. Klein et D.W. Winnicott, se sont attachés à décrire l’univers interne du jeune bébé comme fondamentalement discontinu, voire morcelé, peuplé d’angoisses archaïques, à risque de démantèlement et de dispersion qui seraient à l’origine d’éprouvés catastrophiques : la première urgence est de se rassembler. Mais comment se doter d’une enveloppe psychique, comment contenir ses petits morceaux de soi, alors que son propre “appareil psychique” est encore si inabouti ? Comment développer un sentiment de continuité d’exister ? Comment réguler ses états émotionnels, en juguler les excès ?

C’est en prenant appui sur ses premières expériences de rencontres avec un sujet, sur ses premières relations d’objet, selon le vocabulaire psychanalytique, que le bébé va déployer de premiers fantasmes, de premières pensées, qui vont l’aider dans cette contention. Le fait de penser permet ainsi au nourrisson de se tisser une enveloppe psychique qui rassemble et donne du sens à ses ressentis. On doit d’ailleurs noter qu’il s’agit autant d’organiser sa relation au monde, avec les stimuli, les satisfactions, les frustrations etc. qui en émanent, que la relation à lui-même, à ses éprouvés d’origine interne. S’inscrit notamment là ce que Winnicott avait décrit comme l’intégration somatopsychique, ou, pour reprendre d’autres références, la constitution d’une peau psychique qui enveloppe et contient le soma… Finalement, pour peu que ses premières expériences interactives soient suffisamment bonnes, le bébé construit, en appui sur celles-ci, ses premières fondations de sujet comme ses premières aptitudes relationnelles, ce qui lui permettra de passer ensuite à autre chose.
Cela met en jeu en fait des mécanismes extrêmement complexes où des mouvements inconscients particulièrement profonds sont à l’œuvre, tant chez l’enfant que chez les membres de son entourage. A ce sujet, si le bébé peut sembler être celui des “interacteurs” auquel incombe la plus lourde charge, les parents ont aussi un long processus à mener, qui a pu être qualifié de “nidification psychique” et qui consiste à faire une place, dans leurs représentations mentales, à leur enfant et à leurs relations avec lui. En effet, le processus, par lequel le bébé se construit un appareil psychique contenant, a besoin de s’appuyer sur une capacité de contenance de la part de son environnement humain. Winnicott et plusieurs autres ont pu développer tout cela, ce qui requiert une grande disponibilité psychique et des structures psychologiques en suffisamment bon état chez ses interlocuteurs. Sans doute peut-on entendre ainsi le terme bien connu de mère “good enough”, suffisamment bonne.

Quand cela ne fonctionne pas…

Selon les conceptions actuelles qui découlent de la psychanalyse, les troubles marquent l’extrême difficulté des premières constructions psychiques, notamment quand les premières expériences interactives ne permettent pas au bébé, en quête de se construire, d’y trouver un étayage suffisant. Il faut noter qu’une telle conceptualisation ne désigne a priori comme “coupable” aucun des protagonistes. C’est bien dans la rencontre que quelque chose est défaillant, et c’est dans l’échec de la rencontre que se développent les répercussions délétères, dont on doit constater qu’elles impactent autant le développement psychoaffectif du bébé que les processus de parentalité de ses parents. En outre, se représenter ces troubles sur un mode psychopathologique légitime les tentatives pour proposer du sens face à ce que l’enfant montre : les symptômes peuvent en effet être compris comme étant des formations de compromis, avec l’expression de fantasmes archaïques sous-tendus par des angoisses catastrophiques. C’est donc un éclairage différent de celui qu’apporte une approche descriptive, à visée “cartographique”, sans pour autant remettre en cause les regroupements syndromiques, dont l’utilité n’est pas contestée. En revanche, la perspective psychanalytique semble seule appropriée pour soutenir la représentation de cet enfant, ainsi que de sa famille, comme étant dans une certaine dynamique psychique, avec des enjeux, des obstacles, des conflits, des émotions… qui se situent pour l’essentiel à un niveau inconscient, à des profondeurs où il ne saurait être valablement question de faute ou de responsabilité… C’est aussi la pertinence spécifique de l’abord psychanalytique que d’être en capacité, compte tenu du cadre thérapeutique qui est posé, de pouvoir accueillir tous ces niveaux psychiques et d’en permettre une certaine élaboration. Ce qui a comme effet de pouvoir restituer au nourrisson et à sa famille une amplitude, une liberté, dans leur vie psychique, alors que cet enfant était en grand danger de ne plus se penser comme pensant.

Cet abord est aussi, quoiqu’on ait pu dire, compatible avec une perspective développementale et neurogénétique. Dans les situations saines, suivant le schéma déjà ancien selon lequel “la fonction crée l’organe”, les processus psychiques s’inscrivent dans un fonctionnement neuronal, où certaines connexions synaptiques sont favorisées, d’autres inhibées, où certaines régulations se mettent en place. Egalement, “l’organe soutenant la fonction”, la maturation cérébrale du nourrisson le rend de plus en plus disponible à la relation et aux acquisitions.

Dans les situations pathologiques, on peut également penser que les distorsions viennent s’inscrire dans les fonctionnements neuronaux de ce jeune cerveau en cours de développement. En fait, les progrès les plus récents de la neurophysiologie, enrichie par les apports de la neuro-imagerie, notamment fonctionnelle, en particulier avec les découvertes sur la plasticité neuronale, et les concepts psychanalytiques se rejoignent de plus en plus souvent, au-delà des différences de terminologie, ce qui a pu faire écrire que les neurosciences corroboraient la psychanalyse.

Les mystères des troubles autistiques

Restent les questions étiologiques. En matière de troubles autistiques, on peut constater que, dans un certain nombre de cas, des troubles apparaissent de façon ultra-précoce, dès les premières semaines de vie extra-utérine, sans que des facteurs parentaux évidents soient retrouvés. Cela soutient l’hypothèse d’une gêne aux premières constructions psychiques qui serait primitivement propre à l’enfant, déterminée avant sa naissance, sans qu’il soit encore actuellement possible de savoir quels en sont les facteurs déterminants mais avec de fortes probabilités en faveur de causalités au moins partiellement génétiques.

Dans d’autres situations en revanche, les symptômes apparaissent de façon différée, après une phase de latence où les premières constructions psycho-affectives ont semblé s’effectuer de façon harmonieuse. Cela plaide alors plutôt en faveur d’une vulnérabilité de l’enfant qui se trouverait révélée par des facteurs multiples : facteurs d’environnement, facteurs propres aux interactions précoces, voire autres facteurs propres à l’enfant …

La plupart du temps, quand la consultation concerne un enfant très jeune, on ne peut en fait que constater le risque que cet enfant évolue vers un tableau autistique sévère. Qu’ils appartiennent à la sphère relationnelle (troubles précoces des interactions, troubles de la communication préverbale…), au registre de l’investissement psychique du corps (troubles du sommeil, troubles digestifs, troubles du tonus…) voire déjà à un registre autistique, au sens étymologique de tentatives de l’enfant pour s’auto-contenir (stéréotypies, instabilité motrice…), les symptômes précoces s’inscrivent, avec ce qui les sous-tend, comme des obstacles aux interactions harmonieuses entre l’enfant et son environnement, par conséquent comme des entraves aux constructions psychiques fondatrices, du côté du nourrisson mais aussi du côté parental. Et, en l’absence de soins, l’évolution “naturelle” d’un tel syndrome glisse vers des formes graves, enkystées, qui vont constituer un tableau autistique tel que dans les descriptions classiques. C’est d’ailleurs là un démenti très clair aux discours lénifiants qui peuvent encore avoir cours, où les parents s’entendent dire que “ça va se passer tout seul”, ce qui n’est jamais le cas.

Comment dire avec certitude, par ailleurs, s’il s’agit là d’un syndrome appartenant, primitivement, en propre à l’enfant ? En effet, il n’y a pas, dans ces formes précoces, de symptôme spécifique qui se rattacherait exclusivement à une forme primaire, en dehors peut-être de l’absence de pointage ou encore de l’absence d’attention conjointe, qui ne sont cependant significatives qu’au-delà d’un certain âge de l’enfant. Certes, avant 12-18 mois, une enquête anamnestique rigoureuse pourrait peut-être permettre, devant un tableau d’apparition très précoce, dès les premières semaines, avec des symptômes successifs dans des registres distincts, de retenir plutôt une hypothèse primaire et d’éliminer, avec l’aide d’un bilan étiologique associé, d’autres types de troubles précoces : dépression sévère du nourrisson, carence affective majeure, troubles à substrat organique (aberration chromosomique, déficit sensoriel sévère, troubles primitifs de la neuroconstruction, maladies métaboliques…). Cependant, la reconstruction que les familles peuvent opérer dans l’après-coup, l’absence fréquente de repérage des premiers signes… rendent souvent aléatoires de telles lectures rétrospectives et incertaine toute conclusion.

La réponse la plus adéquate semble par conséquent d’évoquer, plutôt qu’une description univoque de l’autisme, un processus autistisant dans lequel l’enfant est plus ou moins enfermé, à partir d’une vulnérabilité propre et de facteurs secondaires. Plusieurs pistes explorent ce processus, avec l’idée commune d’éprouvés non métabolisables pour le bébé : hyperesthésie, surcroît d’excitations, effondrement de ses appuis antérieurs… l’amèneraient à mettre en place défensivement des barrières qui, secondairement, vont limiter de plus en plus ses possibilités relationnelles. La validité de cette idée d’un processus pathogène est également confirmée par le constat de résultats positifs, obtenus après des prises en charge appropriées (qui réclament des moyens importants), qui ont permis à des très jeunes enfants engagés dans cette voie de s’en dégager. Quoiqu’il en soit, on retrouve là un modèle de compréhension des troubles qui est de plus en plus largement partagé en médecine humaine, associant vulnérabilité individuelle et facteurs qui la révèlent ou non. On rejoint aussi une autre intuition de Freud, celle des séries complémentaires que B. Golse reprend dans une modélisation poly-factorielle des troubles autistiques.

Quels soins ?

Au vu de tous ces points, une “bonne pratique médicale” actuelle semble ainsi, face à un nourrisson qui présenterait des troubles précoces et invalidants du développement de la personnalité, de proposer, dans le même temps que la consultation pédopsychiatrique spécialisée, un bilan neuropédiatrique, génétique et sensoriel. Pour autant, la découverte chez un nourrisson, quand c’est le cas, d’une aberration chromosomique, d’un handicap sensoriel, d’une anomalie neurophysiologique… n’écarte pas la question de ce qu’il éprouve, des tentatives qu’il déploie pour se construire malgré tout… et ni celle de l’engagement de son entourage. A ces préoccupations, les psychothérapies psychanalytiques peuvent offrir un espace thérapeutique, avec les outils de la psychanalyse transposés à ces situations. En revanche, les professionnels formés à la psychanalyse ne sont la plupart du temps pas compétents pour apporter les soutiens éducatifs, cognitifs que nécessitent ces enfants. Pas plus qu’ils ne seraient compétents comme prothésistes ou comme généticiens.

Reste qu’actuellement encore, les structures de soins semblent le plus souvent clivées, les propositions de prise en charge pluri-disciplinaire, ou plutôt pluri-conceptuelle, n’existent que très peu, comme si chaque théorie générait ses pratiquants, isolés dans des lieux étanches aux autres… Sans doute la période actuelle de déséquilibre croissant entre les besoins et les moyens attribués, en pédopsychiatrie, favorise-t-elle les replis, qui contribuent eux-mêmes à amplifier la pénurie. En effet, les prises en charge parcellaires donnent l’illusion d’économies possibles de coût pour des soins qui, autrement, auraient la réputation d’être longs, chronophages, complexes : les gestionnaires s’emparent volontiers de tels mirages et vont plutôt soutenir certains projets, qui laissent espérer de tels bénéfices, plutôt que d’autres, a fortiori si ces derniers peinent à montrer des résultats quantifiables. Il y aurait là un vaste débat, pour regretter, après bien d’autres, que les choix politiques en matière de santé ne soient pas clairement référés à des choix de société. Mais quelles répercussions cela a-t-il, à court terme, sur nos patients et leurs familles ? Le risque de clivage intrapsychique est majeur, qui viserait à évacuer ou bien les pensées, chargées d’émotionnalité, ou bien les cognitions. Aucun des modèles, sauf à être dans une forme d’omnipotence, condamnable d’où qu’elle émane, ne peut apporter de réponse totale. Chacun des modèles, seul, risque de se révéler mortifère, comme il serait mortifère, et absurde, de vouloir mettre en compétition parler à un bébé et le nourrir.

Peut-être les demandes des patients et de leurs familles, qui ne manquent de nous interroger sur telle nouvelle thérapeutique, telle approche, après une lecture ou l’audition d’une conférence, pourraient-elles, finalement, être entendues comme une invitation à ce que nous tempérions nos propres enjeux narcissiques. Face à des troubles aussi sévères, aux perspectives thérapeutiques si étroites, plutôt que de vouloir opposer des théories, sommes-nous en capacité de les articuler ? Saurons-nous inventer ensemble les structures et les prises en charge dé-clivantes ?