Rôle de la vie intra-utérine dans l’oeuvre de Béla Grunberger
article

Rôle de la vie intra-utérine dans l’oeuvre de Béla Grunberger

« Veuillez m’excuser, je dois recevoir un patient. » Etait-ce une plaisanterie ? Celui qui venait de nous dire cela, à nous ses convives, fêtait ce jour là ses cent ans. Il était près de seize heures et le déjeuner d’anniversaire s’achevait seulement. Nous sommes restés face à une énigme, tout au plus avons-nous su que le visiteur était hongrois. Pourtant, quelques jours plus tard, l’un des convives reçut une demande de rendez-vous de la part d’une personne se présentant comme envoyée par notre hôte.

Cette petite histoire n’est qu’une illustration mi-sérieuse mi-plaisante de la puissance qui a caractérisé la vie de Béla Grunberger. On pourrait tout aussi bien se référer à sa lecture quotidienne, jusqu’à la fin, de trois journaux écrits en trois langues différentes. Tout aussi bien peut-on citer sa participation au Congrès des Psychanalystes de langue française de Lausanne à l’âge de 95 ans. Ce seraient là des facettes de cette puissance de corps et d’esprit qui l’a habité et soutenu dans sa longévité, ses travaux, ses convictions, ses luttes, ses amitiés et sa vie amoureuse.

A quarante ans, il décida de devenir psychanalyste et d’abord médecin. C’était en pleine occupation Allemande. Lui, juif de cette Europe qui devait tant souffrir, venait tout tranquillement de quitter la Suisse pour s’installer en France. Dans le journalisme et la finance, il avait su économiser assez d’argent pour s’engager dans ces projets. Il avait assez de courage et de culture pour le faire à une telle époque. Il sut trouver avec simplicité les appuis nécessaires. Mais comment se faire analyser dans les environs de Lyon en ces temps-là ? Il dut attendre la fin des hostilités bien qu’il ait su convaincre un psychiatre qui n’y connaissait rien de l’allonger sur un divan. Cela dura deux ou trois séances. Il tenait sa conviction de ses lectures et la force de celles-ci ne se relâcha pas malgré tous les obstacles. Ainsi arriva-t-il à obtenir son diplôme de médecin puis à faire une analyse avec Sacha Nacht et à être élu membre de la Société Psychanalytique de Paris.

L’originalité de sa démarche se prolongea dans celle de ses travaux. Il devint un courant d’idées à lui tout seul, prenant à rebours les théorisations de son analyste sur le masochisme, redonnant toute son importance à l’oralité et à l’analité, apportant des éclairages nouveaux aussi bien sur l’oedipe que sur la mélancolie et surtout conceptualisant le narcissisme selon un mode qui allait prolonger la conception freudienne initiale en l’enrichissant de lettres de noblesse cliniques et métapsychologiques.

Sa puissance de pensée ne se contentait pas de faire du narcissisme une nouvelle instance psychique mais y voyait le moteur de toute vitalité intellectuelle, de toute force physique, de toute croissance, de toute expansion personnelle ? Un narcissisme initié dès la conception, élevé in utero et nourri à la pulsion. Pulsion libidinale, certes, mais aux destins complexes, parfois toxiques, pouvant conduire à la mort comme à la vie et dont la cure analytique est la seule approche dès lors qu’elle dérive et se noie dans des perversions.

On ne saurait minimiser le succès de ces théorisations. Un ouvrage princeps suivi par deux autres qui en sont les extensions suffirent à Béla Grunberger pour en rendre compte. Le respect du narcissisme, son éventuelle confirmation, la prise en compte de ses régressions firent le lit d’une compréhension et de comparaisons avec d’autres théorisations qui portèrent sur le même sujet telles que celles de Kohut dont le succès immédiat ne s’accompagna pas de la même fécondité. Hostile à toute exploitation d’une idéalisation possible de sa personne et de son oeuvre, comme on le voit trop souvent par ailleurs, il nous fit le cadeau de n’avoir pas à attendre sa fin pour hériter pleinement de son oeuvre. Elle alla partout sans être autant citée qu’elle aurait pu l’être. La transmission à ses élèves et à ses collègues se fit insensiblement sur le mode de l’introjection pendant les trente ans qui suivirent ses premières publications.

Si le concept d’instance a perdu de son éclat, il n’en va pas de même pour les apports cliniques, psychopathologiques et métapsychologiques dont les destins sont ceux de l’infiltration insensible dans les travaux contemporains. On retrouve un semblable mode de transmission dans les travaux de Maurice Bouvet ou de Francis Pasche. Son exigence narcissique et son expérience clinique et politique l’engagèrent en compagnie de son épouse Janine Chasseguet-Smirgel vers une étude des actes et des fantasmes groupaux à l’oeuvre dans certaines perversions narcissiques qui émaillèrent les révoltes de mai 1968. Ils y gagnèrent des ennemis haineux et acharnés qui restent confits dans leur haine envieuse de leur communauté de pensée. Les autres adversaires, car il y en eut et non des moindres, ont souvent reconnu la vérification et la pertinence de ses prévisions basées pour l’essentiel sur la dénonciation du déni de la différence des sexes et des générations.

Ce fut une grande et belle vie. Nous nous sommes nourris de la pensée et de l’expérience de Béla Grunberger bien avant de le perdre, il nous reste à poursuivre l’oeuvre et à la transmettre, parfois même sans savoir que nous le faisons.