C’est toujours une gageure de faire une exposition consacrée à un écrivain, dans un musée. Comment donner à voir ce que l’écrivain donne à lire ? L’exposition d’Orsay propose un important ensemble de tableaux sur le thème de la violence dans les représentations du corps (surtout féminin) à travers l’histoire de l’art, scandé par des citations de Sade.
Les œuvres sont nombreuses. C’est une exposition qui demande du temps. S’il y a quelques œuvres de seconde catégorie, on y voit surtout de très belles choses. Des dessins magnifiques de Degas, Masson, Rodin, Odilon Redon. Des Goya évidemment très pertinents par rapport au sujet. Des Delacroix admirables. Des Picabia toujours surprenants. Des Füssli ténébreux. On découvre le peu connu A. Kubin avec toute une série de dessins qui viennent de l’Albertina de Vienne. Les photos de Man Ray, des toiles de Max Ernst. Quelques Picasso viennent montrer avec force le lien entre violence et sexualité. Enfin, un superbe Bacon. Mais le lien de ces belles toiles avec les idées de Sade n’est pas toujours évident. Beaucoup d’œuvres antérieures à Sade montrent que les peintres n’ont pas attendu Sade pour représenter des corps souffrants. Et parmi les tableaux postérieurs, il n’est pas sûr que les artistes aient été influencés par lui. Prenons le sublime Sommeil de Courbet. Ce n’est pas parce qu’un tableau représente une scène érotique saphique qu’il est sadien, encore moins sadique. Les femmes de Courbet sont provocantes, peut-être, mais loin de la vision misogyne de Sade. A vouloir trop montrer l’influence de Sade, l’exposition devient tendancieuse. Il est tout à fait regrettable que le très gros et très beau catalogue ait été rédigé entièrement et exclusivement par Annie Le Brun, une inconditionnelle de Sade. Une exposition qui traite un sujet aussi controversé exigeait des points de vue diversifiés, dont le public aurait eu besoin pour ne pas être pris dans un axe idéologique unique.
En fait, il y a une différence de taille entre les textes de Sade et les œuvres exposées. La démarche n’est pas la même. En dehors de quelques œuvres qui évoquent des pratiques perverses agies, ces artistes – peintres, sculpteurs, photographes, cinéastes – représentent les crimes et la cruauté, sans jamais les justifier. Leur regard est lucide, il dénonce, il n’est pas dépourvu de compassion. Tandis que la démarche sadienne est sans pitié et incite aux violences les plus extrêmes. Le problème avec Sade, c’est que ce qu’il a écrit, il l’a fait. C’est tout l’écart entre fantasme et passage à l’acte. Reconnaître l’origine pulsionnelle de nos actes et nos fantasmes est un des piliers de la théorie psychanalytique. Mais Freud a montré que la civilisation consiste à réfréner ces élans pulsionnels, pour ne pas sombrer dans la barbarie. Sade montre que la barbarie n’est jamais dépassée et que de plus elle est érotisée. Sade met en lumière – et c’est là où il a apporté quelque chose d’important – le lien entre sexualité et criminalité. « La férocité est toujours ou le complément ou le moyen de la luxure ». Ou encore : « Le crime est une volupté comme une autre ». Il montre que ces tendances ne nous sont pas étrangères. Ce fou, ce meurtrier, ce tortionnaire, ce pourrait être moi ? Cette femme ligotée pourrait m’attirer ? Si je peux m’identifier à celui qui souffre, et y trouver du plaisir, il m’est plus difficile de m’identifier à celui qui fait souffrir et encore plus d’envisager que je pourrais y trouver du plaisir.
Pour Sade, l’homme est fondamentalement un prédateur en quête d’une proie dont il s’empare et qu’il fait souffrir sans pitié ni limite. Il faut bien dire que l’actualité lui donne raison. En regardant ces oeuvres, qui représentent des scènes de guerre, de torture, de meurtre, de cannibalisme, de viol, de corps maltraités, on ne peut s’empêcher de penser aux images que nous voyons tous les soirs à la télévision. Les crimes commis contre l’humanité en toute impunité. Sade dévoile la nature sexuelle de ces actes de barbarie et dénonce l’hypocrisie d’une société qui les permet et les justifie. Et c’est ce qui fait que cette exposition est très actuelle et très fréquentée.
Simone Korff-Sausse
Psychanalyste, SPP