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SYLVAIN MISSONNIER, Clinique des métamorphoses, Erès, coll. “Thema/psy” septembre 2020, 224 pages, 14,50 €

C’est sous ce titre intrigant et générateur d’associations libres que Sylvain Missonnier vient de publier un ouvrage aussi profond qu’original.

La ligne éditoriale de la collection Thema/Psy est claire : il s’agit de donner « un éclairage très personnel sur une notion » et de demander à l’auteur en quoi cette notion « en toute subjectivité », les « aide à appréhender leur propre pratique et leur ouvre des horizons de pensée et de recherches ». A ce cahier des charges, l’auteur, psychanalyste, professeur de psychologie clinique de la périnatalité, a répondu à la lettre.

Ce travail introspectif lui permet de mettre en lumière un certain nombre de concepts théoriques « mais avec la vivacité des traces émotionnelles, affectives et fantasmatiques de leurs découvertes et de leur transmission ».

Acceptant de s’exposer, en confiant souvenirs d’enfance, évènements de vie, en nous offrant ses références littéraires, philosophiques, cinématographiques, cliniques et métapsychologiques, Sylvain Missonnier revisite des concepts fondamentaux, nous entraîne dans son parcours professionnel, de l’amour des origines du professeur périnataliste, à l’étude de la transparence psychique liée à toute crise humaine, jusqu’au frôlement de l’aile de la mort à la suite de l’irruption brutale du Réel un matin d’hiver.

La réflexion engagée autour de la « Relation d’Objet Virtuelle », concept fondamental de la pensée de Sylvain Missonnier met en lumière les origines et le devenir des processus de transformations psychiques : « transformations des représentations de l’enfant virtuel dans le processus prénatal du devenir parent, transformations dans le travail de symbolisation primaire chez le nourrisson…, transformations dans la cure, transformations inhérentes aux crises et aux épreuves existentielles. » C’est sous le terme de clinique des métamorphoses que Sylvain Missonnier nous invite à regrouper cette diversité non exhaustive de transformations.

Parce que toute crise existentielle conduit à un réaménagement psychique et à la mise en œuvre de processus créatifs, et qu’il n’existe pas de vie sans moments critiques (naissance, adolescence, parentalité, vieillesse, deuil, rupture, maladie etc …), la métamorphose serait une « signature de la condition humaine et de son développement discontinu ». Il n’y aurait donc « pas de maturations subjectives humaines sans crises cathartiques des métamorphoses ».

Dans Train de nuit pour Lisbonne, Pascal Mercier écrit : « Je crois qu’exprimer une chose, c’est lui conserver sa force et lui ôter l’épouvante ».

Dans cet ouvrage, je crois que Sylvain Missonnier, en démontrant la permanence du sentiment d’exister au travers des remaniements psychiques issus des événements de la vie, en nommant métamorphoses ces transformations biopsychiques travaillées par la virtualisation/actualisation, laisse toute sa force à l’événement vécu tout en lui ôtant son caractère potentiellement destructeur, son risque d’épouvante.

Si, bien sûr, Ovide et Kafka sont ici conviés, c’est bien d’autres auteurs qui viendront illustrer le travail de Sylvain Missonnier, et donner sens et représentations au concept de métamorphose.

Je ne citerai ici que la dernière référence, choisie par l’auteur, à la fin de son ouvrage, et décrivant l’état amoureux : « Une constellation dynamique de désirs, de sensations, de fantasmes et d’affects, conscients et inconscients, qui modifie pour un temps l’ensemble de l’organisation personnelle et qui se traduit par une disposition irrésistible à constituer l’objet élu en tant que source et centre de toute satisfaction, de tout bonheur, mobilisant l’essentiel des ressources énergétiques. Or une telle métamorphose ne peut s’accomplir qu’à la condition d’une certaine disponibilité préalable de la sensibilité, d’une certaine attente ou tension aussi, et d’un certain degré de richesse, au moins virtuelle, du fonctionnement psychique » (Christian David, L’état amoureux. Essais psychanalytiques). Et Sylvain Missonnier ponctue : « Tout est dit ».

L’écriture de Sylvain Missonnier, d’une justesse et d’une authenticité rares, sa description des différents moments critiques ponctuant toute vie humaine, avec son cortège de virtualités fécondes ou traumatiques, nous oblige à une réflexion sur nos propres mutations, sur les transformations qui ont jalonné notre vie. Et, in fine, sur l’importance de cette notion de métamorphose, dont l’état de grossesse et l’accouchement sont probablement la plus forte des représentations, mais qui témoigne pour chacun d’entre nous de la créativité psychique tout autant que de la conscience de la vulnérabilité humaine.

Sans doute fallait-il du courage pour s’exposer, mais il fallait également une très grande générosité pour nous faire partager un travail réflexif et théorique issu d’évènements totalement personnels et pour nous offrir avec simplicité le maillage du concept et de l’événement dans la pensée en action.

Cet ouvrage est un témoignage précieux de ce que peut être une métapsychologie incarnée, une transmission théorico-clinique éclairante, une théorie vivante.

Et, oui, il nous ouvre des « horizons de pensée et de recherches ».

Sylvie Séguret

Psychologue clinicienne

Sous la direction de PHILIPPE KINOO, MURIEL MEYNCKENS-FOUREZ et CHRISTINE VANDER BORGHT, Supervision en institution et analyse de pratiques, Eloge du conflit et du plaisir, De Boeck Supérieur, Louvain-la-Neuve, novembre 2019, 256 pages, 33 €

Lors de la découverte d’articles ou d’ouvrages théorico-cliniques, nous sommes familiers du privilège d’être invités à être témoins proches de l’intimité de la relation entre le patient et son thérapeute, qui nous y invite en somme. Il est certes moins courant de pouvoir entrer quasi sans frapper dans les locaux où sont réunies des équipes institutionnelles entières et leur superviseur. D’importants articles portant sur ces questions ont paru depuis de longues années, et nous pensons particulièrement aux riches publications de la Revue Française de Psychothérapie Psychanalytique de Groupe ou de la revue Connexions pour ne citer que celles-ci. Mais un ouvrage entier présentant une suite de réflexions « synthétiques » est plus rare. Nous rencontrons ici des équipes penchées sur leur tâche primaire, à savoir le soin dans les institutions de la mésinscription sociale comme les nommait A.-N. Henry, mais aussi sur leurs relations parfois pénibles et toujours complexes, les questions de hiérarchie, ou les multiples pans des circuits organisationnels qui vont souvent, nous le savons, se nicher dans les détails (comme le diable, nous disait Nietzche …) ; les dernières années ont mis notamment en évidence les souffrances générées par les positions de gestion managériales, et la pandémie de Covid-19 qui a surgit depuis la parution du livre de nos collègues belges, entraînant confinement, distanciations dans tous les sens du terme, n’amenuisera certes pas les besoins réflexifs des équipes. Christophe Dejours, dont la pensée est un des filigranes de l’ouvrage, rappelle que « corps et travail ne sont pas des concepts reconnus de la métapsychologie freudienne ; (…) Freud ne propose pas de théorie du corps ni de théorie du travail » (Dejours, Ch., Travail vivant, Tome 1, PBP, Payot, Paris, 2013, p.51). D. Robin, l’un des auteurs du livre présenté ici, nous dit que travail évoquerait douleur voire torture, comme en témoignerait son étymologie antique « tripalium ». Mais c’est aussi un « espace aménagé, constitué d’un bâti très robuste… » : lu sur le petit panneau explicatif fixé sur cet ancien travail de maréchal ferrant au sein d’un vieux village du Tarn où m’ont mené mes pas récemment … Le travail est aussi un « cadre », solidement tourné vers le vivant et la collaboration …

Cet ouvrage nous offre des représentations en effet très vivantes, concrètes, et des exemples nombreux portant sur des dimensions institutionnelles très diverses ; il nous fait cheminer à travers les enjeux, y compris pour le superviseur (ou analyste des pratiques) tels qu’ils s’imposent, nous « prennent au jeu » et se travaillent au fil du processus, bien décrit comme s’amorçant largement en amont de la « demande » formulée, et se rejouant tout autant au cours de la « fin » de la relation liant l’équipe et son superviseur.

Le lecteur est aussi, en somme, invité à rejoindre l’équipe des auteurs, elle-même au travail dans le plaisir de l’élaboration, de la copensée, s’activant à une co-écriture à plusieurs mains et nous communiquant via un choix d’expériences rapportées, leur expérience sur le terrain, terrain fréquemment parsemé de traumas aux effets délétères. Le panel composé de dix auteurs est lui-même à l’œuvre dans la transmission, certes vers le lecteur, mais aussi dans son propre groupe, en interne ; transparaît là le jeu subtil des rapports entre « vieux routiers » et praticiens plus jeunes. René Kaës écrivait : « … la formation consiste dans le processus sur lequel elle se construit et sur les effets de capacité (P. Ricœur, 2004) qu’elle engendre » (Le travail psychique de la formation, Dunod, Paris, 2011, p.25) ; dans ce même ouvrage, N. Vander Elst et G. Gimenez mettent l’accent sur le fait que « se former c’est hériter et s’approprier un héritage ». Nous sommes ici dans ce registre.

A défaut sans doute de rencontrer une « conflictualité » plus franche portant sur les écarts théoriques, le lecteur qui cherche à ne pas s’empêtrer dans ceux-ci ou à éviter les risques et impasses de la pensée unique, trouvera certes sa satisfaction et le bénéfice d’une claire diversité : clarté intégrant une dimension historique, voire quelque peu « encyclopédique » comme en témoignent la bibliographie et les nombreuses références aux auteurs qui furent pour certains pionniers en matière d’approche des institutions et des complexes rapports au travail. Nous retrouvons par exemple évoqués au fil des pages les travaux de Stanton et Schwartz (1954), W.R. Bion (1962), H. Freudenberger (1982 ; « inventeur » à ses dépens de la notion de burn-out), E. Dessoy (1993), P.-C. Racamier (1993) ou encore P. Fustier (2004), J. Oury (2003, 2007) et R. Roussillon (1987, 1991). Ainsi, l’ouvrage ne nous engage guère dans les méandres des confrontations ou des nuances -même si celles-ci peuvent bien sûr s’avérer significatives – entre les conceptions tantôt familières au systémicien, tantôt au psychanalyste ; il fait plutôt le pari d’un « éclectisme éclairé » et d’une certaine pragmatique qui conviendra aux lecteurs désireux de se faire une idée assez directe et illustrée de ce qui peut animer pensées et réflexions de superviseurs d’équipes. Les textes sont dès lors abordables pour qui s’intéresse au travail en équipe, du dedans ou du dehors pourrait-on dire : mais les auteurs nous indiquent fort bien que nul n’est jamais vraiment « hors » de l’institution et de ses multiples niveaux et enchevêtrements conscients ou non ; ceux-ci nous happent, nous rattrapent, nous incluent y compris lorsque nous prétendons occuper une position d’intervenants dits « tiers » (p 99).

Nous trouvons dans ce livre des pistes pour penser les champs d’intervention, décrire les modes de direction institutionnelle, la construction du cadre, les métafonctions de la supervision ou de l’analyse de pratiques, les isomorphismes, certaines spécificités des dynamiques institutionnelles à la source des demandes d’intervention, pour approcher les techniques de médiatisation développées notamment en pratique systémique, ou, pour terminer, la question … de la fin de l’intervention. Notons qu’un glossaire complète l’ouvrage : il guidera le lecteur dans la compréhension des concepts avec lesquels il serait moins familier, notamment selon ses « habitudes » théoriques de base. En effet, comme nous le suggérions plus haut, l’ouvrage est probablement aussi bien destiné au praticien lui-même engagé dans des tâches d’analyse des pratiques et désirant étayer sa réflexion, qu’aux membres d’équipes soignantes (éducateurs, cadres ou responsables, par exemple) mus par le besoin ou l’intérêt de mieux situer ou comprendre certains enjeux de la dynamique traversée par le groupe institutionnel, par exemple au décours d’une phase de supervision ou d’analyse de pratiques … ou plutôt dans leur après coup : de fait, il me semble toujours préférable que l’ « en-jeu » (terme emprunté à R. Roussillon) – souvent largement inconscient mais pour autant tout aussi producteur d’effets, voire de « surprises » opérantes – reste situé du côté du transfert spontané sur le superviseur et sur le dispositif plutôt que du côté de la rationalité, de la secondarisation ou de l’intellectualisation dans laquelle une lecture « en temps réel » risque toujours de nous pousser.

Les auteurs insistent sur leur conviction que le travail en institution devrait être nécessairement un lieu de conflit et de plaisir ; une des conditions à atteindre, écrivent-ils en s’appuyant sur D.W. Winnicott, sera que « l’institution et son fonctionnement puissent être suffisamment bons, voire “juste assez bon” » (p.225). Une des facettes de cette « capacité », qui constitue un des fils rouges de l’ouvrage et de nos pratiques, serait : transcender l’opposition beaucoup trop simpliste entre les dits utilisateurs et les dits professionnels (p. 207).

Permettre une large découverte, donner des repères théoriques variés, nous immerger très concrètement dans une série de situations sous forme de vignettes : voici l’offre de ce travail collectif de 250 pages. Le lecteur désireux de s’engager plus profondément dans les ombres et lumières des institutions vues davantage comme des appareillages psychiques (R. Kaës) au sein desquels les dispositifs de soins eux-mêmes peuvent être considérés comme régis largement, eux-aussi, selon des processus inconscients, trouveront à poursuivre leurs recherches notamment dans un ouvrage paru à peine quelques semaines plus tard, chez Dunod, sous la direction de J.-P. Pinel et G. Gaillard, auteurs majeurs dont on ne trouve pas l’évocation, assez étonnamment, dans le présent livre. Nous pourrions voir dans cet écart ou ce hasard le reflet de ce qu’en matière d’institutions, y compris celles rassemblant les spécialistes de la question – systémiciens, psychanalystes, ou autres – tout est sans cesse à remettre sur le métier pour lier, déconstruire et reconstruire, se perdre pour tenter d’approfondir et de comprendre …

Les auteurs nous invitent fort bien à les suivre dans le plaisir et le conflit, dont ils font l’éloge comme ils l’annoncent dans le sous-titre ; ils rejoignent ce que N. Vander Elst et G. Gimenez écrivaient après avoir eux aussi insisté sur la dimension « ludique, maturante et narcissisante », des processus de formation : « la formation est une transformation potentiellement anxiogène et porteuse de souffrance : on se transforme, on perd et on se perd en se formant … ». Lire un ouvrage riche de diverses approches et largement illustré d’exemples cliniques ouvre dès lors un espace « à tête reposée » pour aborder les complexités de ce qui se dépose et se cristallise dans les lieux de supervision et d’analyse des pratiques en institution.

Michel Cailliau

psychologue clinicien, psychothérapeute, formateur et intervenant institutionnel

michel.cailliau@skynet.be

HENRI VERMOREL, Sigmund Freud et Romain Rolland. Un dialogue, Editions Albin Michel, 2018 640 pages, 29 €

L’ouvrage d’érudition de Henri Vermorel reprend et refond le livre écrit avec sa femme Madeleine Vermorel (1993), en une « élaboration entièrement renouvelée de (leurs) recherches », 25 ans plus tard et deux ans seulement avant sa mort le 25 février 2020 à l’âge de 92 ans. Henri Vermorel était psychiatre des hôpitaux (Bassens, Savoie), psychanalyste membre titulaire formateur de la Société psychanalytique de Paris ; il présida le Groupe Lyonnais de Psychanalyse ; il animait de nombreux séminaires et supervisions.

Plusieurs fils peuvent être tirés de la lecture de cette œuvre magistrale de psychanalyse, plongée dans la culture et dans l’histoire des années 1920-40 et irriguée d’abondantes références philosophiques, littéraires, musicales, mythologiques… Henri Vermorel mène son travail avec une grande précision d’écriture et le souci d’accompagner le lecteur dans une découverte aussi complexe que passionnante, au confluent du culturel et de l’intime. Le Dialogue entre Freud et Rolland se tient entre 1923, date de leur première correspondance, et 1936, l’envoi de Freud à Rolland pour son 70ème anniversaire, de son texte : Un trouble du souvenir sur l’Acropole. Un simple échange de remerciements clôt alors leur correspondance, tous deux sont âgés et malades, et Rolland passe à d’autres préoccupations.

Au détour des pages, Henri Vermorel rappelle régulièrement une idée auparavant avancée, l’éclaire sous un autre jour, donnant à son style d’écriture une profondeur de vue saisissante. Selon ma propre lecture, cette œuvre se présente comme une séance d’analyse en abyme : le livre est écrit comme pourrait se dérouler une séance, avec ses moments de réminiscence, d’échos inattendus et après-coups dont le relevé minutieux, détaillé, permet de retrouver le fil transférentiel. Mais cette séance en son parcours, rassemble, condense et révèle l’ensemble du parcours analytique personnel de Freud. Et celui-ci même contient en germes et accompagne tout le développement de la création freudienne. Dans sa riche correspondance, Freud avance des idées reprises et élaborées ensuite dans les écrits métapsychologiques. Entre Freud et Rolland, la correspondance se résume à une vingtaine de lettres entre 1923 et 1936, une seule rencontre en 1924, et des échanges de livres ; mais la profondeur de leurs discussions a inspiré et accompagné la dernière partie de l’œuvre du créateur de la psychanalyse.

Quels sont les points communs entre Freud « juif athée », voire « hérétique » et Rolland, « chrétien sans Eglise » ? Tous deux sont des Européens et des humanistes : Freud se définit comme « citoyen du monde de la culture » et Rolland, pacifiste, s’élève en 1914 contre la guerre : « crime contre la civilisation ». Il en prévoit l’horreur de même qu’il pressent la catastrophe hitlérienne : « crime contre l’humanité » et s’oppose au fascisme, puis il critique le colonialisme ; il se rapproche de Gandhi et étudie la mystique hindoue ; il se laissera leurrer par le communisme de Staline, ayant du mal à renoncer à l’idéal d’un monde nouveau que semblait promettre la révolution russe. La réflexion de Freud est intimement liée à l’Histoire, ainsi la mort de millions de jeunes gens pendant la Grande Guerre évoque aux deux amis, les vœux de mort (inconscients) des pères envers leurs fils et serait une impulsion à élaborer la seconde théorie pulsionnelle.

Chacun est nourri de culture gréco-latine, se reconnaît une filiation dans l’œuvre de Goethe et des romantiques allemands, ainsi que chez Spinoza, le philosophe juif laïque d’Amsterdam. Henri Vermorel rappelle que les concepts princeps de la psychanalyse – située entre matérialisme et idéalisme, sont des thèmes romantiques : le rêve ; l’inconscient ; la pulsion (Trieb). Chacun parle la langue de l’autre, et plusieurs langues ; ils sont des écrivains ; ils aiment l’Italie et méditeront tous deux devant la statue du Moïse de Michel-Ange à Rome, sur le tombeau du pape Jules II. Rolland se passionne pour la musique, à laquelle Freud déclare ne rien entendre… Ils sont en dialogue avec des intellectuels européens dont Stefan Zweig qui veille à entretenir le lien entre eux. Il est un « pollinisateur croisé » des échanges entre ses deux amis. Rolland obtient le prix Nobel de littérature en 1915, une distinction qu’espérait Freud néanmoins récompensé par le prix Goethe en 1930. Ils sont aussi tous deux les fils aînés de mères passionnées mais bientôt affectées par un deuil, et déçus par une imago paternelle qu’ils compensent par des identifications héroïques : « seul contre tous ».

Henri Vermorel attire notre attention sur le terme d’« auto-analyse » (de Freud) qu’il juge impropre. En effet, cette analyse s’appuie sur des tiers : la longue relation transférentielle avec son ami Fliess, (puis Jung, puis Rolland) ; les expériences avec les patients ; les données issues de la culture. Aussi est-il plus exact de définir le mot « auto-analyse » ainsi : « processus créateur, appuyé sur le transfert à un tiers, en référence à un travail intérieur analytique, notamment sur ses rêves, confronté aux données de l’expérience clinique avec les patients, ou encore aux données de la littérature et de la mythologie ». (p.62).

L’inattendu plaisir de la lecture lié à la construction originale de l’écriture, suscite une surprise et même un trouble qui font écho à l’objet d’étude que cerne Henri Vermorel : la mystérieuse poussée de l’inattendu éprouvé sur l’Acropole en 1904 est restée une interrogation pour Freud jusqu’à une forme de résolution en 1936, dans la création du texte Un trouble du souvenir… qui marque le terme de son dialogue avec Rolland. Aux « illuminations » et à la « sensation océanique » de Rolland, répondent le « sentiment d’étrangement », le trouble de Freud. Le lecteur, tout en suivant Henri Vermorel qui expose avec pédagogie la genèse de l’œuvre freudienne à la lumière des échanges avec Rolland, est ému par les évocations de la plongée dans l’immense étendue psychique, océanique, des premières relations de l’être humain avec la mère, aux confins de la vie et de la mort. Et Henri Vermorel de montrer combien les blessures narcissiques précoces, qu’ont tous deux vécues Freud et Rolland, sont des ferments pour l’œuvre de leurs vies. Par la contrainte à créer qu’elles imposent, elles font face au désespoir sans fond qui s’éprouve dans l’emprise d’une imago maternelle devenue dangereuse : absorbée dans le chagrin de la mort d’un bébé ou d’un petit enfant, elle ne peut plus alimenter narcissiquement l’enfant « survivant » qui s’éprouve menacé en raison de l’immaturité de son jeune moi.

Ma revue de lecture suit un seul fil : l’émergence dans l’auto-analyse de Freud, appuyée sur la relation transférentielle à Rolland, du deuil encrypté de sa toute petite enfance, qui trouve une certaine issue s’accompagnant dans l’œuvre de vues nouvelles sur les traumas précoces, la relation primaire mère-enfant, la féminité. Freud malade, âgé, atterré par l’effondrement de la civilisation européenne, perd sa mère en 1930 ; il approche lui-même de la mort, « retour au sein maternel » (p. 455).

Henri Vermorel montre le processus analytique : du transfert resté méfiant avec Fliess, soldé par une rupture et des traces inélaborées (la peur de Freud de mourir jeune) au transfert plus confiant, à valence maternelle, avec Rolland. Le trouble du souvenir sur l’Acropole aura été un ferment permanent mais approfondi seulement à la fin de la vie de Freud. Ce n’est que dans la relation suffisamment confiante avec Rolland que peut se transférer le traumatisme précoce ; la levée du clivage issu du trauma précoce est protégée par la nature épistolaire des échanges qui ménage une certaine distance.

Freud prend contact par lettre avec Rolland, connu comme un grand idéaliste, (il sera le « dernier romantique français ») dans un moment de désespoir, peu après la guerre : nous sommes en 1923, exactement au moment de la découverte d’un cancer de la mâchoire ; il a perdu sa fille Sophie en 1920, son petit-fils mourra en 1923. Dans la première lettre adressée à Rolland, Freud se campe comme un « destructeur des illusions » face à celui qui étend son « amour à tous les enfants des hommes ». Rolland réplique à l’idéalisme que lui suppose Freud, par l’envoi d’une pièce de théâtre, Liluli, qui est une satire de l’illusion. Freud se met alors à écrire L’avenir d’une illusion, qu’il enverra dès parution à son interlocuteur (1927).

En 1924, lors d’un voyage musical à Vienne, Rolland se rend au domicile de Freud, pour un entretien d’une heure (la durée d’une séance d’analyse à l’époque), en présence de Zweig et d’Anna Freud. Un courant souterrain de transmission de pensée semble s’installer parallèlement à leur discussion qui porte sur la violence et les instincts déchaînés, et le génie créateur. Freud donne à Rolland la place de l’analyste : il évoquera le souvenir de sa présence, assis sur le fauteuil rouge. Cette rencontre vivifie le transfert par lettres : Rolland écrit le Voyage intérieur et simultanément Freud rédige son Autoprésentation. Le texte de Rolland a un tour intime, il évoque dès les premières pages la mort de sa petite sœur Madeleine, 3 ans, au bord de l’océan, alors qu’il avait 5 ans. Ils n’en avaient pas parlé, mais Freud âgé d’à peine 2 ans, avait lui, perdu son petit frère Julius. Rolland décrit l’enfermement du petit garçon avec une mère endeuillée, à l’écart du père : la maison est une « ratoire ». Le ressort de sa création est comme chez Freud, une lutte contre la mort. Rolland vit des « illuminations », « éclairs » dont le premier au bord de l’océan le ramène à une communion avec sa petite sœur, en une dilatation narcissique. « L’immensité des flots s’associe à l’image de la mort tout en la déniant » (p. 257). C’est le premier éprouvé de la « sensation océanique » que Rolland propose à la réflexion de Freud, dans une prompte réponse à sa lecture de L’avenir d’une illusion. Cette analyse critique des religions, qui contient une première version du souvenir sur l’Acropole mentionnant le « caractère particulier du lieu »-sacré ? avance Henri Vermorel, propulse leurs échanges « dans une phase active et créative » (p. 251). Rolland (1927) interroge Freud sur la « sensation religieuse » toute personnelle, différente des religions ; cette sensation est familière à beaucoup d’hommes, affirme-t-il, elle est « une source de renouvellement vital » et ce sentiment « océanique » n’a pourtant rien à voir avec une aspiration à l’éternel. « C’est un contact » écrit encore Rolland (p. 252). Freud met près de deux ans à répondre à cette lettre : les remarques sur le sentiment océanique ne lui ont laissé « aucun repos » (p. 264). Henri Vermorel remarque que ce délai correspond à l’âge de Freud lorsque Julius est mort. Ce serait la résurgence des deux faces d’un deuil : la sidération puis une intense réflexion. La notation sensible des récurrences des dates ou des durées, des assonances pourrait donner au lecteur une impression de logique « forcée », cependant vite remplacée par la reconnaissance de l’étonnante portance des vagues de l’inconscient : dissimulations, coïncidences, levées de voile, détails, émergences de l’originaire se frayant un chemin dans le déploiement du transfert.

Dans sa réponse à Rolland, en 1929, Freud déclare écarter la mystique de son chemin, s’y sentant « fermé autant qu’à la musique », tandis que Rolland s’aventure dans la mystique hindoue pas complètement étrangère à Freud : celui-ci relie « nirvana » et « pulsion de mort ». Cependant Freud lui annonce la parution d’un ouvrage, Le Malaise dans la culture, dont Rolland sera destinataire de la 2ème édition en 1931 soit encore deux ans plus tard. La sidération qui explique le délai de réponse, est une nouvelle trace du trauma subi par le petit Sigismund vers deux ans. Le premier chapitre est une réponse à Rolland : Freud trouve une place au sentiment océanique dans la métapsychologie. Il établit un parallèle avec le narcissisme primaire et fait l’hypothèse d’une « survivance de l’originel à côté de l’ultérieur qui est né de lui » : il s’agit de « la conséquence d’un clivage du développement » (p. 294). Henri Vermorel suggère le transfert maternel qui s’installe, illustré par la métaphore archéologique de la Rome antique. Le transfert de pensée se déploie dans la suite de la communication primitive mère-enfant : Freud adresse à Rolland la Nouvelle suite des leçons, il y aborde le temps prégénital.

En pleine montée du nazisme, Freud est sollicité pour écrire un texte à l’occasion du 70ème anniversaire de Rolland. Après une brève sidération, il envoie une lettre ouverte à son ami : Un Trouble du souvenir sur l’Acropole. Cette « odyssée mythique » condense la genèse de l’œuvre et l’auto-analyse freudienne. Henri Vermorel montre que ce texte est une suite de la discussion sur le sentiment océanique, poursuivant l’ouverture de la crypte du deuil de Julius. Freud place Rolland en position d’analyste, lui demandant de prêter attention à des données personnelles. Il explore un événement de 1904 resté énigmatique. Alors en plein conflit avec Fliess (né la même année que Julius), Freud se rend avec son frère Alexander (du même âge que Rolland) sur l’Acropole, après une hésitation partagée. Parvenu au sommet un « étrangement » le saisit, une « double conscience » écrit-il, indiquant son auto-perception du clivage – qui permet à des traces non transformées de parvenir « en l’état » à la conscience. Il relie cet « étrangement » aux « hallucinations occasionnelles de l’être sain » – lui reconnaissant ainsi une similitude avec la sensation océanique. Freud sollicite Alexander pour évoquer le souvenir commun de leurs années de lycée : or c’est Julius qui aurait pu fréquenter le lycée en même temps que Freud, et non pas Alexander, en raison de l’écart d’âge ; le fantôme de Julius transparaît dans cette confusion. Dans cet « étrangement » seraient contenus les souhaits de mort envers le puîné rival et l’effondrement de l’enfant aux prises avec la culpabilité inconsciente et la fusion retrouvée, mais avec une mère endeuillée, « morte » (A. Green). La rivalité avec Alexander-Rolland est plus simple à surmonter, Sigmund atteint le sommet… dans une relation confiante. « C’est sous une forme apaisée que surgit ce revenant, comme si un travail intérieur avait pu se réaliser » (p. 454). Travail intérieur encore, qui conduit Freud à adresser à son père, sur l’Acropole, sa « piété », vertu romaine impliquant le devoir envers le père. Et dans la quête d’immortalité de Freud, il y aurait une identification à l’Eternel féminin, le contact avec la mère des origines.

Contre les deuils de l’enfance s’érige le génie créateur et sa destinée héroïque : contraint à créer, il se tient au bord du gouffre d’un clivage précoce. La « sensation océanique », source de la création, est ambiguë -communion avec l’univers et abîme. Cependant la matrice de la création est groupale : le groupe (des intellectuels, des acquis culturels, les doubles rencontrés en Fliess, Jung, Ferenczi, Rolland, Mann…) tempère le fantasme démonique d’auto-engendrement du créateur.

Les derniers écrits de Freud prolongent les thèmes abordés par les deux écrivains, en une réflexion restée inaboutie que développeront ses successeurs. Alors terminons par une Note de l’exil à Londres en 1938 : « Il est intéressant, pour ce qui est des premières expériences vécues, (…) que les diverses réactions se conservent. (…) Explication : faiblesse de la synthèse, conservation du caractère des processus primaires » (Résultats, idées, problèmes, Londres juin 1938, in : OCF, XX, Paris, PUF, 2010, p. 319).

Henri Vermorel fut lui aussi un passeur, entre plusieurs cultures psychanalytiques : il invita et travailla avec Ute Rupprecht Schampera (Allemagne), avec Ronald Fairbairn (Ecosse), avec Michael Woodbury (Washington), avec des psychanalystes russes, du Maghreb… ; ses qualités d’accueil et d’ouverture d’esprit nous inspirent.

Marie-Aimée Hays

Psychologue clinicienne,

Docteure en psychologie,

Périnataliste,

Psychanalyste, membre de la Société Psychanalytique de Paris

YVES GIGOU PATRICK COUPECHOUX, Mon métier d’infirmier. Eloge de la psychiatrie de secteur, Editions D’Une, 2019, 124 pages, 18 €

Voilà un livre qui tombe à point nommé ! Juste à un moment politique complexe au cours duquel nous voyons successivement déconstruites les valeurs fondamentales qui avaient fait tout le sel de la fin du 20eme siècle, et notamment en matière de psychiatrie à visage humain. La psychiatrie asilaire, croyait-on naïvement, était définitivement reléguée après sa mise en accusation pour les 45 000 malades mentaux morts de faim dans les hôpitaux psychiatriques au sortir de la deuxième guerre mondiale. C’était sans compter sur son retour sous forme d’asiles périphériques nombreux dans les pratiques d’aujourd’hui.

L’avènement de la psychiatrie de secteur, rendue vivante par les concepts de la psychothérapie institutionnelle, avait initié des pratiques nouvelles pour les patients atteints de souffrances psychiques graves et une réflexion permanente sur les institutions qui les accueillaient. Nous savions désormais ce qu’il convenait de mettre en place pour soigner nos frères les malades mentaux de façon toute humaine, et il ne restait plus qu’à enseigner, convaincre, discuter avec toutes les personnes composant les équipes de psychiatrie et également, bien entendu, avec nos relais dans la cité, les élus, les représentants d’associations, les professionnels des champs sanitaires, éducatifs, sociaux, et les patients eux-mêmes et leurs familles… Ces rencontres lorsqu’elles ont eu lieu ou continuent d’avoir lieu, permettent de construire une psychiatrie non pas seulement dans la cité, mais surtout avec la cité et ses membres, illustrant au quotidien les multiples possibilités de vivre ensemble et différents.

Le livre que vous allez lire retrace admirablement cette histoire à partir du point de vue d’un des alliés historiques du psychiatre, l’infirmier en psychiatrie. Mais pas n’importe lequel d’entre eux, Yves Gigou. L’homme a une histoire particulière. A l’instar de beaucoup d’entre eux, et après une enfance personnelle particulière, il est venu du prolétariat, est passé par la CGT et le Parti Communiste, a été formé par les CEMEA (Centres d’Entraînement aux Méthodes d’Éducation Active), et est pétri de nombreuses rencontres avec des personnes dont les noms resteront dans l’histoire de la psychiatrie, voire dans l’Histoire : Ginette Amado, Germaine Le Guillant, Lucien Bonnafé, François Tosquelles, Jean Oury, Roger Misès, Guy Baillon et beaucoup d’autres que je ne saurais tous citer ici. On assiste, avec son récit, à la misère de la psychiatrie d’avant la sectorisation, lorsque, venant de quitter les quelques expériences ouvrières entreprises après son certificat d’études, il arrive à l’asile chez « les agités ». Mais, ne se satisfaisant pas d’assister au spectacle de l’épouvante, il décide d’agir avec ses potes et de le transformer en rencontres à visage humain. Dans cette révolution interne, il insiste sur l’importance de la formation. Non pas une formation initiale seulement, mais bien plutôt une formation continuée, faite de rencontres diverses et variées, allant de la psychanalyse à la politique, des activités thérapeutiques créatives à l’animation des groupes, de la lecture au jeu théâtral. Ce faisant, riche de toutes ces expériences, il contribue puissamment à la mise en place des dispositifs sectoriels, au fur et à mesure des inventions nécessaires réalisées par les soignants pour les patients. Les idéologies qui ont encadré ces mouvements sont évoquées mais jamais fétichisées, laissant toute leur place aux bricolages inventés par les artisans du secteur en fonction des spécificités de leurs environnements. C’est tout le sens de sa définition : habiter un secteur géodémographique, rencontrer ses personnes, ses cultures, ses espaces, ses particularités pour construire avec eux une politique de la psychiatrie digne de ce nom. L’aventure humaine de Yves Gigou nous enseigne comment il a réussi à participer à cette construction avec d’autres, illustrant parfaitement le concept de « collectif » développé par Oury, et toujours en lien avec les habitants du secteur, fidèle aux pratiques de Bonnafé.

Mais non content de participer activement à la mise en place du « secteur », il accepte de devenir un militant de son développement en concourant au mouvement des CEMEA qui à partir de 1947 a aidé à la formation des infirmiers psychiatriques par des stages initiés par Georges Daumézon et Germaine Le Guillant, puis grâce à la création d’une revue, Vie Sociale et Traitement, qu’il va diriger avec succès pendant plusieurs années.

Bref, Yves Gigou est un soignant hors pair auquel beaucoup de soignants peuvent s’identifier car sa trajectoire nous permet de revenir sur ce qui est important dans notre métier de « psychiste » (Tosquelles).

Plutôt que de pleurer avec nostalgie sur cette période révolue, prenons son exemple comme un modèle de ce que nous pouvons faire pour permettre à une psychiatrie humaine de perdurer et à tous les soignants de résister aux vents contraires qui soufflent sur elle aujourd’hui : tenir compte de la réalité qui s’impose à nous, mais continuer de rêver sans cesse aux ouvertures possibles dans le sens d’une humanisation des pratiques pour en nourrir toutes les occasions de transformations qui nous seront offertes. Merci à Yves Gigou et à Patrick Coupechoux de nous en avoir tracé la route.

Pr Pierre Delion

Professeur à la Faculté de Médecine de Lille 2, psychanalyste

Conférences d’Introduction à la Psychanalyse (CIP) de la SPP. Conférence de Alain Gibeault : Processus du premier entretien et psychose, les conditions d’une rencontre

Le 8 octobre, Alain Gibeault inaugurait la première soirée du cycle Adultes 2020-2021 des Conférences d’Introduction à la Psychanalyse de la SPP.

Ce soir-là, il nous a offert une plongée dans l’univers du premier entretien psychanalytique avec comme fil directeur l’exemple des patients adultes présentant un mode d’organisation psychotique.

Si certains avancent le terme de première consultation, d’autres de temps consultatif, de premier entretien, ou bien encore d’entretiens préliminaires, notre conférencier insiste : il s’agit avant tout d’une rencontre entre deux personnes, entre deux psychismes.

En 1890, alors qu’il se trouve en excursion dans les montagnes autrichiennes, Freud arrive dans une auberge et y fait la connaissance d’une jeune serveuse Katharina 1 qui lui expose ses symptômes d’angoisse. Il mène avec elle ce que pourraient être les fondements d’un premier entretien. Il commence par investiguer les circonstances qui ont pu conduire aux symptômes en s’appuyant sur ses connaissances de l’hystérie liée à des séductions traumatiques en particulier sexuelles. La serveuse lui confirme en effet un lien avec une scène au cours de laquelle elle a surpris son père ayant des relations sexuelles avec une jeune fille. Ces souvenirs la renvoient directement à une autre scène où son père aurait également tenté de la séduire. Après avoir raconté son récit à Freud, la jeune patiente paraît soulagée d’avoir pu découvrir le secret sous-jacent de ses symptômes. C’est en observant la signification subjective de faits objectifs que Freud peut alors confirmer son hypothèse de l’étiologie sexuelle de l’hystérie.

A. Gibeault a choisi de relater ce célèbre cas pour nous souligner les enjeux thérapeutiques du premier entretien relatifs à la relation transféro-contre-tranférentielle inconsciente entre Freud et Katharina. Freud n’a jamais revu la patiente, mais A. Gibeault qui a pu se rendre dans la fameuse auberge, nous raconte la suite de l’histoire figurée sur les murs de l’auberge : Katharina se serait mariée et aurait eu plusieurs enfants dont certains par la suite auraient consulté Freud. Cet entretien illustre les trois fonctions que Freud a attribuées à la psychanalyse : un procédé d’investigation des processus mentaux, une méthode thérapeutique fondée sur cette investigation et enfin une série de conceptions psychologiques formant progressivement une nouvelle discipline scientifique. La formule de J.-L. Baldacci et C. Bouchard 2 en reprend l’essence même : « investiguer, c’est déjà traiter en fonction d’un savoir en mouvement ».

Une rencontre donc, à l’issue de laquelle il s’agit de pouvoir estimer la qualité de l’économie psychique du patient et de pouvoir poser une indication éventuelle de traitement psychanalytique, traitement qui aura lieu dans certains dispositifs institutionnels avec l’analyste traitant distingué de l’analyste consultant.

Dans son article de 1985, E. Kestemberg 3 a élaboré six paramètres à identifier au cours de l’entretien :

  • Le degré de liberté intérieure du patient ;
  • Les possibilités de mobilisation psychique ;
  • La qualité de l’histoire personnelle rapportée ;
  • Les capacités fantasmatiques et oniriques ;
  • La répartition entre investissements narcissiques et objectaux ;
  • La présence d’éléments contre-transférentiels chez l’analyste.

Elle insiste sur la nécessité de repérer que l’entretien, qui est toujours « premier » pour le patient, puisse lui permettre d’ouvrir une nouvelle voie : « Au plaisir de la répétition se sera substitué le plaisir de la nouveauté, ou encore, plus modestement, l’intéressé aura pu découvrir qu’il est capable d’éprouver d’autres plaisirs que celui de la répétition ».

Mais alors, qu’en est-il de la particularité de ce premier entretien avec un patient au fonctionnement psychotique ?

Si dans le premier temps de sa réflexion, Freud pensait que dans la psychose, le déni de la réalité était total, il est ensuite radicalement revenu sur cette idée 4 : « Le problème de la psychose serait simple et transparent si le détachement du moi d’avec la réalité pouvait se réaliser sans reste. Mais cela semble ne se produire que rarement, peut-être ne se produire jamais… On apprend par ce que communiquent des patients après leur guérison qu’à l’époque, dans un coin de leur âme, ainsi qu’ils s’expriment, une personne normale se tenait cachée qui laissait défiler devant elle, comme un observateur désintéressé, les fantasmes morbides ».

Cette affirmation est sans doute l’une des plus importantes en ce qui concerne la relation psychanalytique avec les patients psychotiques, car malgré les profondes angoisses d’anéantissement qui les submergent, elle ouvre la voie à une possibilité de travail avec la partie non psychotique du Moi.

Selon E. Kestemberg, on ne peut cependant pas parler de la possibilité d’un réel transfert, qui supposerait une différenciation des imagos, mais plutôt d’un investissement transférentiel, en lien dans ce cas à une imago archaïque bisexuée de la mère. Pourtant, cet investissement semble le garant d’un lien objectal à minima même s’il s’agit là d’une imago terrifiante, qui peut rendre l’atmosphère de l’entretien parfois difficile à supporter.

Comment favoriser le processus de symbolisation tout en évitant au patient de se sentir menacé ?

Avec un patient présentant un fonctionnement névrotique, c’est d’abord, selon M. de M’Uzan 5, la valeur du silence qui permet la qualification d’un objet transférentiel. Avec le transfert sur l’analyste des imagos parentales, l’analyste passe du statut de personne à celui de personnage. Puis, la relance associative porteuse d’une invitation à fantasmer (« qu’est-ce que vous imaginez ? ») s’avère souvent utile. Enfin, l’interprétation de la défense doit prévaloir sur celle de contenu nous dit-il, telle sa fameuse intervention devenue classique, dès lors qu’un patient en avait fini avec les premiers temps de présentation de ses symptômes et de ses troubles : « Et alors, qu’est-ce qu’on peut dire une fois qu’on a tout dit ? ». Bien souvent, ce type d’interprétation de la défense, qui suit éventuellement un long temps de silence de l’analyste, déclenche en effet un moment mutatif associé à une levée du refoulement.

Toutefois, avec un patient présentant un fonctionnement psychotique, un silence trop prolongé risque de le laisser seul face à la menace d’être envahi par l’objet. Tout l’art se situe alors dans la capacité de l’analyste à adapter ce temps de silence pour ne pas laisser le patient exposé à une perte des limites du Moi. Ce n’est que dans un second temps, une fois acquise la capacité du Moi à lier l’excitation pulsionnelle dans des représentations, qu’il sera possible d’interpréter les fantasmes inconscients et le transfert, sans risque d’effraction.

L’objectif qui doit guider l’entretien est celui de réussir à faire passer le patient d’un investissement de l’analyste en tant que personne réelle à un investissement de l’analyste dans sa fonction analytique. C’est ce que J.-L. Donnet 6 nomme : passer de la séduction de la personne à la séduction de la méthode. Ce, afin de lui permettre alors d’être en capacité d’investir par la suite celui ou celle qui sera son thérapeute traitant.

Cependant, l’alliée la plus importante du premier entretien semble se situer dans la fonction tiercéisante de l’institution. Elle peut être matérialisée par les murs mêmes du centre, les premières conversations téléphoniques menées par le patient avec le secrétariat, un travail d’accompagnement et de soutien réalisé par un psychiatre extérieur, etc. Ce recours à un Personnage tiers au sens d’E. Kestemberg permet d’alléger l’intensité affective de la rencontre avec un objet unique et donc d’éloigner le risque pour le patient de ne pas s’engager dans un traitement analytique.

Il va sans dire qu’A. Gibeault a pris soin d’illustrer sa conférence avec l’exemple clinique d’un patient qu’il a reçu au Centre. Nous l’avons suivi pas à pas, tout au long du processus qui a eu cours dans cette véritable rencontre.

Vanessa Martinache

Psychologue clinicienne

Psychanalyste, membre de la SPP

Références bibliographiques

  1. Freud S. (1895), Etudes sur l’hystérie.
  2. Baldacci J.-L. and Bouchard C. (1998), La rencontre analytique, proposition d’un parcours, in RFP, t. 62.
  3. Kestemberg E. (1985) Les enseignements du « premier entretien », in Psychanalyse et psychose, n°10.
  4. Freud S. (1938 [1940a]), Abrégé de psychanalyse.
  5. De M’Uzan M. (2015), Introduction à la théorie de l’entretien préliminaire, in L’inquiétude permanente.
  6. Donnet J-L et de M’Uzan M. (1998), La rencontre analytique, in RFP, t. 62.