Moreno et Freud
J.L. Moreno aimait définir le psychodrame comme “science qui explore la vérité par des moyens dramatiques”. Cette quête exigeante fut celle qu’il ne cessa de pratiquer jusqu’à la fin de sa vie. A-t-il été un bref moment l’élève de Freud en tant que psychiatre ? certains l’ont assuré. Ce qui est certain, c’est qu’il était très au fait de l’œuvre de Freud, ne serait-ce d’ailleurs que pour mieux s’en écarter, et même par la suite s’y opposer violemment. Il ne cessa de revendiquer son indépendance et d’affirmer l’originalité de sa propre méthode. Néanmoins, il reconnaissait sa valeur à la découverte fondamentale de Freud. Mais il se voulait l’initiateur de cette “troisième révolution psychiatrique” qu’il appelait de ses vœux : les deux premières étant pour lui celle de Pinel, libérateur des aliénés, et celle de Freud, promoteur d’une pratique fondée sur une théorie générale de la psyché.
Dans cet écart, revendiqué par Moreno, se glissait de sa part une dose certaine de rivalité avec Freud. Mais en plus, la différence de leurs pratiques n’était pas sans rapport avec la personnalité de chacun de ces deux hommes. Une génération les séparait (Freud né en 1856 et Moreno en 1892). “Je commence”, disait Moreno, “là où vous finissez”. C’était deux tempéraments, deux styles, sinon opposés, du moins très dissemblables. Cependant, ce qui leur était commun, c’était une exigence de vérité, la passion de la découverte, celle qui pour tous deux les mena à l’exploration du psychisme et qui les conduisit à des approches thérapeutiques nouvelles. Freud orienta préférentiellement sa clinique vers l’étude et la pratique des névroses. Moreno, au début de sa carrière, se tourna davantage vers les populations soumises aux problèmes sociaux et économiques de son époque (réadaptation sociale, réinsertion des personnes déplacées). Il s’intéressait à l’individu au sein du groupe, au sujet confronté à son environnement (sociométrie). Pour Freud, l’approche clinique demeurait individuelle, réservée à chacun de ses patients, alors que Moreno mettait l’accent sur l’importance d’une contribution groupale.
L’effet cathartique provoqué par Moreno, à savoir pour lui la libération de la spontanéité créatrice, en référence à l’effet de purgation de l’esprit issu d’Aristote, avait été bien auparavant reconnu et utilisé par Freud en tant que méthode à la suite de son expérience de l’hypnose. Inspiré par Breuer, Freud, dans la période 1890-1900, considère que le but à atteindre est tout à la fois la catharsis, expression violente d’un drame refoulé, et l’abréaction, en tant que liquidation de la considérable quantité d’énergie qui en découle. Moreno gardera l’impact de la catharsis qu’il privilégiera sans abandonner forcément l’effet abréactif.
Pour Freud, “le souvenir sera remis in statu nascendi puis verbalement traduit”(1). La remémoration permet de supprimer le symptôme hystérique en le ramenant à sa cause initiale de façon consciente. C’est à dessein que j’ai souligné les mots “verbalement traduit”, car la parole au psychodrame de Moreno n’est pas du même ordre que celle du patient du divan de Freud. Elle appartient beaucoup moins au domaine de la pensée et n’en a pas l’aspect éventuellement réflexif. Le langage est avant tout un langage d’action, celui du jeu lui-même. C’est le jeu qui le fonde. Il peut prendre plus ou moins d’importance dans la scène, il est au service de l’échange, de l’interpellation entre protagonistes, il sert à signifier la rencontre, à exprimer sa spécificité. On voit que la catharsis n’a pas le même statut pour les deux hommes.
Pour Moreno, elle consiste en la prise de conscience et la mise en marche d’un état psycho-affectif revécu par et dans le jeu dramatique qui en rendra compte. Il s’agit surtout d’entraîner un effet d’action, une décharge économique libératrice. Les manifestations pulsionnelles peuvent trouver une issue et s’exprimer par le jeu, tout en restant grâce à celui-ci sans effets nuisibles eu égard à la fiction qui l’instaure. Le mouvement, le dynamisme du jeu, concourent à un effet de surprise, dans l’ici et maintenant de la séance, mini-choc salutaire et libératoire. Moreno a foi en l’homme ; pour lui la vérité conduit à l’intégration et à l’efficience sociale. A cette dynamique s’ajoute le volume du groupe qui participe à la scène. Celle-ci pourra s’organiser par la suite en scénario joué à la mesure que le dispositif se complexifiera.
Psychodrame et théâtre (2)
Moreno n’a peut-être jamais cessé d’être un homme de théâtre ; il se trouvait en pleine osmose avec le bouillonnement des recherches axées sur l’expressivité théâtrale de ses contemporains. Il s’agissait pour eux, du moins pour les plus exigeants d’entre eux, d’en revenir aux grandes sources du passé, celles du sacré, du magique, de l’exorcisme, au besoin de la transe, faire exploser une conventionnalité qui risquait de réduire le théâtre à un divertissement plus fait pour rassurer que pour s’interroger et être dérangeant.
Le début du siècle était pré-révolutionnaire avec toutes les difficultés qu’entraînait une adaptation à des changements de société (Tchekov, Stanislavski). Moreno est issu de cette époque où les valeurs dites bourgeoises (du moins pour certains cercles intellectuels) doivent être dépassées, dénoncées au bénéfice d’une recherche exigeante d’authenticité. Il était urgent de faire jaillir un nouveau souffle par l’intermédiaire de nouveaux moyens d’expression, et à partir de là de retrouver l’inspiration des grandes époques, le ton des tragédies antiques, du théâtre élisabéthain ; urgent aussi d’en revenir à l’expression spontanée et se ressourcer aux modes d’improvisation du théâtre populaire (Brecht), à l’expression corporelle, aux masques de la Commedia dell’Arte.
Une expressivité parfois convulsive (Arthaud, théâtre de la cruauté) avait pour but de retourner à la source des interrogations essentielles : la folie, la vie, la mort, l’au-delà, en se démarquant d’un certain pathos philosophique pour les exprimer à cru sur scène en direct. Il fallait accéder à une nouvelle naissance, éventuellement à partir d’une mise à mort, de ce fait éveiller un choc des consciences, un réveil salutaire. Tout cela, par la suite, allait alimenter divers mouvements contestataires, tels que Dada, surréalisme, théâtre de l’absurde, marqués alors du sceau des découvertes de la psychanalyse.
Le psychodrame psychanalytique à mesure de son développement s’éloignera de plus en plus du cadre théâtral lui-même : plus de scène matérielle, plus d’accessoire, tout est figuré, suggéré. Tout est destiné à l’intériorité du sujet.
Le psychodrame psychanalytique
En reprenant la définition de la psychanalyse que Freud fait paraître dans l’Encyclopédie en 1922, on voit que l’approche morénienne ne la contredit pas vraiment. Reprenons-en les termes énoncés par Freud :
- un procédé pour l’investigation des processus mentaux
- une méthode fondée sur cette investigation pour le traitement des désordres névrotiques
- aboutissant à une série de conceptions formant une nouvelle discipline scientifique.
En ce qui concerne le psychodrame psychanalytique :
- le premier point reste sans changement
- en tenant compte de l’affinement progressif des indications du psychodrame, plutôt que de parler de “désordres névrotiques”, nous pourrions dire que nous nous adressons aux troubles spécifiques de l’enfant et de l’adolescent, et, chez l’adulte, surtout aux cas limites et aux psychoses.
- quant au troisième point de Freud, nous ajouterions : “le psychodrame pouvant contribuer à cette discipline scientifique en tant qu’il relève du processus psychanalytique”.
S. Lebovici, R. Diatkine et E. Kestemberg, dès 1958 témoignaient qu’ “ils devaient beaucoup à Moreno sur un plan technique”… mais en ajoutant leur désaccord sur un plan théorique. Pour eux “le psychodrame ne pouvait être considéré comme une technique simplement abréactive”( 3). Par contre ils soulignaient, comme Moreno, l’importance d’une liberté laissée aux mouvements corporels, à la motricité, à l’accompagnement du geste et de la mimique, en tant que mode supplémentaire de communication émotionnelle. Le jeu de rôle n’est pas désavoué, il permet au patient de mettre à l’épreuve ses capacités identificatoires et favorise l’interaction de l’individu et du groupe. Car, comme pour Moreno, la situation de groupe est indissociable de l’exercice psychodramatique.
Bien sûr, l’essentiel est le passage par le jeu lui-même. Ils se sont donc saisis de ce dispositif en l’approfondissant et en l’utilisant comme nouvelle approche psychanalytique. La construction d’un scénario à plusieurs, à partir d’une idée plus ou moins saisissable dans l’ici et maintenant de la séance, concourt au travail de la subjectivation. Une phrase de Raymond Cahn pourrait s’appliquer parfaitement aux indications du psychodrame : “Ici, contrairement à la problématique névrotique où prévaut tout naturellement le travail de l’analysant, c’est celui de l’analyste qui se révélera déterminant à le contenir, à le psychiser et à en lier les productions” (4). A cela j’ajouterais le rôle de l’analyste en tant que partenaire, objet de transfert, qui par le jeu, fonctionne aussi en tant qu’accélérateur psychique.
Dans nos démarches actuelles, l’acteur-thérapeute n’a pas pour seule fonction de percevoir une communication du patient conçue comme décharge, et d’y répondre ; il vise à utiliser le jeu lui-même à des fins interprétatives de la dynamique pulsions-défenses. Ce faisant, le jeu devient vecteur de transformations. A partir de ses figurations s’inaugure dans la conflictualisation transférentielle un nouveau mode, celui de la représentation, ouvrant ainsi une voie d’accès à la symbolisation.
Le psychodrame repose sur une distinction fondamentale entre le personnage et la personne. Ainsi, l’acteur-thérapeute est au service du personnage que lui délègue le patient, et il ne joue jamais son propre rôle. De plus, qu’il ait ou non à figurer un double du patient, il en est en quelque sorte toujours la doublure, puisqu’il sert de révélateur à ses mobiles inconscients. Cependant il reste toujours lui-même. C’est avec sa propre voix qu’il travaille, avec ses mouvements, ses enchaînements associatifs personnels, dérivés de la proposition du patient. Il se présente donc comme l’interface du personnage qu’il interprète et de sa personne propre, introduisant de ce fait même un décalage, un écart, une double dimension : nous sommes alors dans le domaine de la représentation.
J’en donnerai un exemple simple. Une patiente se plaint d’être seule à s’occuper de sa mère. C’est elle qui tient sa maison, prend soin de la gestion de ses intérêts, alors que son frère ne fait rien et lui laisse tout le travail. L’équipe des analystes est bien rodée. Un clin d’œil entre eux suffit à donner l’orientation du jeu. La patiente prend son propre rôle, choisit une thérapeute pour jouer sa mère et un autre pour jouer son frère. Dès le début du jeu, le frère s’avance vers sa mère. Il s’excuse auprès d’elle. Désormais, ce sera lui qui s’occupera de tout. La mère le reçoit à bras ouverts. La patiente est abasourdie, décontenancée, enfin désemparée. Le meneur de jeu arrête la scène à point nommé. Celle-ci peut se passer de commentaires, elle est tellement “parlante” qu’il est à peine besoin de pointer l’échec de la pulsion d’emprise qui désorganise cette patiente. Les deux acteurs ont pris une position interprétative en jouant a contrario de la situation réaliste et répétitive évoquée par la patiente ; ce faisant, ils ont laissé au jeu le soin de s’exprimer lui-même ; ceci a eu pour effet de déstabiliser une organisation figée dans la répétition en éclairant sa signification dans l’ici et maintenant de la scène. Par la suite le meneur de jeu pourra passer de cette représentation à la symbolisation en la liant à tout un système répétitif de victimisation dont la patiente était coutumière.
Cet exemple (extrême il est vrai) met en évidence plusieurs particularités du travail spécifique du psychodrame.
1) Le transfert : il se partage entre transfert principal sur le meneur de jeu et transferts latéraux sur les acteurs. Le transfert se diffracte, ce qui allège son intensité, mais aussi ce qui met en évidence la contingence de l’objet qui change au gré des choix du patient. Dans l’exemple précité, c’est le qualificatif de l’objet qui change au gré du choix des acteurs. Il s’agit pour eux d’effectuer une construction interprétative.
2) La temporalité. Deux temporalités différentes s’interpénètrent au psychodrame : celle de la séance, à laquelle sont impartis un horaire et une durée immuables, temps externe régulier ; et celle, imprévisible, de la scène qui obéit au rythme et à la scansion du jeu. L’analyste du divan prend son temps. Au psychodrame, nous tentons de prendre le temps au vol. L’effet de surprise tient tout à la fois à l’activité des thérapeutes (qui fait sens) et à la brièveté de leur intervention (qui en fait la force). D’où la proposition qui cadre le début du traitement psychodramatique : “la première idée qui vous vient, tout peut se jouer”. Il importe de produire un démarrage d’emblée, une mise en action rapide, une accélération.
3) le mode (au sens de la conjugaison). Le mode n’est pas l’indicatif, indiquant ce qui est certain, mais le conditionnel, domaine de l’incertitude. C’est celui, virtuel, de la fiction, de l’imaginaire, du possible. On caractérise souvent le mode du jeu par le “comme si” ; j’aime bien rappeler que c’est aussi le mode du “et si…” suivi de points de suspension. “Et si on jouait à être… “ “Toi et moi on serait…”. La proposition d’une scène dont nous faisons un scénario rappelle le mode ludique infantile auquel certains de ces patients n’ont pu avoir accès.
4) La symbolisation : le psychodrame en privilégiant le mode conditionnel de la fiction, ouvre la voie à la capacité de symbolisation.
Ainsi peut commencer une histoire qui se prolonge avec le groupe au cours des séances, une intervention à plusieurs, qui renvoie à la satisfaction hallucinatoire, si présente souvent dans le plaisir lié au jeu. Mais de plus, pouvoir rêver, fantasmer, participe du domaine de la création, de ce fait inaugure une capacité de sublimation suffisamment alimentée pour qu’on puisse ainsi revenir enrichi à la réalité externe sans perdre toute son énergie à vouloir s’y opposer.
Notes
- Freud, S., Breuer J. (1895) Etudes sur l’hystérie, Paris PUF 1971.
- Le rapport entre l’origine du psychodrame morénien et le théâtre de son époque ne peut être ici qu’effleuré, compte tenu de la brièveté de cet article. Lire à ce propos le livre très intéressant de Jean Fanchette, Psychodrame et théâtre moderne, Ed. Buchet-Chastel, coll. 10-18, 1971.
- Lebovici S., Diatkine R., Kestemberg E. (1958) Bilan de dix ans de pratique psychodramatique chez l’enfant et l’adolescent, Psychiatrie de l’Enfant, vol. 1, fascicule 1.
- Cahn R. (2002) article « Le sujet », in : de Mijolla A., Golse R., de Mijolla-Mellor S., Perron R., Dictionnaire International de la Psychanalyse, Calmann-Levy.