« Je viens de voir des pigeons à la fenêtre de votre salle d’attente, ce qui m’a rappelé un rêve : des oiseaux m’attaquaient comme dans le film de Hitchkock et je mettais les mains sur la tête exactement comme ma sœur quand, dans mon enfance, mon père la battait. » Ce bref exemple clinique illustre l’enchaînement typique du travail en psychanalyse : une perception banale, le souvenir d’un rêve, l’association sur les images d’un film, le souvenir d’enfance d’une scène violente dont, enfant, il a été témoin, le récit fait à l’analyste. Le fantasme de fustigation par le père ouvre toute une dimension de l’espace analytique.
La règle fondamentale de la méthode psychanalytique est de tout dire des pensées et des images mentales, dans le cadre spécifique qui a comme particularité de limiter étroitement la perception visuelle. Les mises en scène fantasmatiques, les remémorations, les rêves et les rêveries du patient sont mis en mots : l’analyste écoute et imagine, mais ce qui l’intéresse n’est pas le narratif qui est d’abord défensif, mais les pensées incidentes, l’associatif-dissociatif dans le jeu de l’énoncé et de l’énonciation comme voie d’accès à « l’autre scène », celle des représentations de l’inconscient refoulé qui n’est pas l’inconscient collectif, ni l’inconscient linguistique ou sémiotique, mais celui qui peut rendre compte des inhibitions, des symptômes, de l’angoisse – et, aussi, du plaisir et du déplaisir que donnent les images. Elles ont le pouvoir d’induire les désirs, les affects, les significations, de produire des effets mimétiques et magiques, d’exercer une violence potentiellement traumatique. Il est au pouvoir des mots de tempérer et de modifier sinon d’arrêter les images.
Les rapports multiples entre les perceptions et les représentations conscientes et inconscientes sont au cœur de la psychanalyse ; de sa pratique et de sa théorie. Du point de vue de la théorie de l’inconscient pulsionnel, c’est-à-dire du point de vue métapsychologique, huit perspectives complémentaires sont à considérer : la pensée en images du rêve et l’élaboration secondaire ; les rapports de l’image consciente et de la représentation inconsciente ; le visuel dans la genèse du psychisme et les théories sexuelles infantiles ; les fonctions de l’imagerie mentale ; la jouissance du voir-être vu ; le narcissisme ; le fétiche ; enfin la rupture (le court-circuit) avec l’imaginaire et avec la pensée dans les mises en acte et les addictions (dont l’addiction aux images).
1. La pensée en images du rêve comporte la croyance en la réalité de l’expérience : l’évidence hallucinatoire, donc la force des images et des affects aux dépens des mots. S’y composent la logique primaire visant la réalisation hallucinatoire du désir (le principe de plaisir) et la logique secondaire régie par le principe de réalité.
L’image mentale comme représentation visuelle consciente est, comme les mythes et les souvenirs, une formation de compromis dans des rapports variables avec les représentations psychiques inconscientes, avec les fantasmes comme scénarios d’action et leur symbolisation par déplacement et condensation (si l’on veut, métaphore et métonymie). L’image est polysémique et synchronique contrairement à la diachronie que suppose la mise en mots et en phrases, celle de l’élaboration secondaire du rêve et du discours en séance. Le travail d’analyse fait le parcours inverse du travail du rêve : des images aux pensées du rêve.
2. Il y a des correspondances, des isomorphies, entre l’image mentale et la représentation inconsciente, objet de la psychanalyse, mais la représentation a deux sources : la perception et le pulsionnel. Avant la représentation, il y a la présentation, l’inscription, le frayage, la trace mnésique, et après, il y a les logiques primitives, puis primaires et secondaires des représentations et des affects. L’activité de penser et la symbolisation en mots sont fondées sur les représentations de représentations au prix de divers degrés d’abstraction. Ce qui suppose la capacité de penser les pensées.
3. Le visuel a une grande place dans les compétences du bébé : son impotence motrice ne lui laisse que la possibilité initiale de suivre des yeux, et de construire des représentations à partir du manque quand la perception fait défaut…, ce que renouvelle l’expérience alternée du sommeil et du rêve : perdre et retrouver. L’instauration des images mentales dans l’intersensorialité crée la première autonomie à l’égard des objets externes (les parents). La capacité autoérotique est, au fondement du narcissisme, la condition de l’activité de penser et le gage de la souveraineté ultérieure du moi, du Self différencié de l’objet, le dedans subjectif différencié du dehors objectif.
4. Les images, au-delà de la poétique de l’espace selon Bachelard, sont en rapport divers avec les fantasmes conscients et inconscients. Elles ont le pouvoir de les activer donc de produire l’excitation, mais aussi de la tempérer, de la réguler dans le jeu contradictoire des processus primaires et des processus secondaires. Par la figuration et la symbolisation, elles sont médiatrices des liens entre le sensible et l’intelligible en deçà de la parole et du langage, et au-delà de la mise en acte impulsive (agieren). Elles comportent la mise à distance de la perception visuelle directe immédiate, face à face, et celle des émotions et du toucher (le contact corporel) [cf. le double interdit du toucher : l’érotisme incestueux et l’agression]. Le traitement par l’image des sensations corporelles élémentaires détermine la construction de représentations qui sont diversement élaborées et symbolisées : le « sémiotique » et les symbolisations primordiales et secondaires. Dans les cas rapportés par Freud, les rats et les loups sont d’une grande densité fantasmatique et symbolique secondairement reprise dans le langage (l’Homme aux rats, l’Homme aux loups). La logique primaire de l’inconscient met en équivalences comme objets de don et d’échange, l’enfant, les fèces et le pénis, petites parties susceptibles de se détacher du corps. Tout un imaginaire onirique, mythologique et sexuel en résulte.
Par refoulement et projection, les représentations inconscientes primaires peuvent être réduites à des perceptions (la phobie), transposées en sensations dans le corps imaginaire (conversion hystérique), ou donner lieu à des images ou des mots obsédants qui parasitent l’activité de penser (obsession). Et, plus généralement, ces représentations inconscientes primaires sont induites et activées par les images perçues qui en tirent leur pouvoir dans les spectacles, la publicité, la politique… De manière déliée du tissu de la vie psychique, elles peuvent être sollicitées par le recours toxicomaniaque à des drogues (notamment le lsd et le crack) ou encore, éventuellement dans un usage contrôlé, à des fins créatrices (cf. Baudelaire sur Thomas de Quincey, H. Michaux, les surréalistes, etc.).
5. Voyeurisme et exhibitionnisme sont des destins pulsionnels universels de la sexualité infantile, potentiellement pervers : d’où la violence du voir 1, mais aussi la curiosité, l’épistémophilie et les voies de la créativité et de la sublimation.
L’image mentale détermine la valorisation de la perception et le pouvoir de fascination des formes perçues, construites dans l’ordre du perceptif en fonction des fantasmes inconscients (de manière universelle les fantasmes originaires de séduction, castration, scène primitive, vie intra-utérine) : à la limite, la réalité tend à disparaître derrière l’image tandis que le sujet, hypnotisé, disparaît.
L’image mentale détermine la valorisation de la perception et le pouvoir de fascination des formes perçues, construites dans l’ordre du perceptif en fonction des fantasmes inconscients (de manière universelle les fantasmes originaires de séduction, castration, scène primitive, vie intra-utérine) : à la limite, la réalité tend à disparaître derrière l’image tandis que le sujet, hypnotisé, disparaît.
6. Narcisse est fasciné par son image sans le savoir. À partir du stade du miroir de l’image du corps, de l’identification spéculaire, au-delà de l’identification primaire, c’est soi dans l’autre, l’autre comme soi : l’alter ego : la fascination et la menace de dépersonnalisation. Contre l’aliénation, l’agressivité promeut l’instauration de soi différencié de l’Autre : le visuel est repris ou non dans la relation de parole.
Cette logique spéculaire est à l’œuvre dans le jeu des doubles, les mimétismes (la tyrannie de la mode selon R. Barthes), les réduplications, la publicité comme « théâtre de nos passions ».
7. Le fétichisme comporte par clivage la double croyance : « Je sais bien mais quand même ! » et « Je connais la réalité, mais je préfère croire qu’il en va autrement…, dans la logique primaire du désir » : le mort n’est pas mort, la mère a aussi un pénis qui est incarné par le fétiche, une fabrication pour l’accès à la jouissance sexuelle.
La perversion fétichiste suppose la fixation, d’où la compulsion de répétition (à l’identique) qui exclut le rapport aux objets, aux autres : désobjectalisation qui est, sous couvert du clivage, une désubjectivation (la pulsion de mort). Le fétichisme du corps mince illustre le narcissisme négatif : le mannequin et l’anorexique. La prédominance de la dimension narcissique-phallique rend compte d’un aspect extériorisé de la féminité (à la limite la « girl-phallus ») que les auteurs opposent au féminin interne.
8. Normalement, l’activité transitionnelle selon Winnicott instaure l’aire transitionnelle de l’illusion : elle articule par la symbolisation soi et l’objet (la mère), le subjectif et l’objectif, le dedans et le dehors. Elle fait défaut dans la clinique du vide, les déserts psychiques, les fonctionnements psychiques en extériorité, les addictions. Elle laisse place aux « agonies primitives » : annihilation, chute sans fin, effondrement, chaos, ou encore au délire, aux passages à l’action violents voués à la répétition traumatique en rupture avec l’imaginaire et a fortiori avec toute symbolisation. Les images en rapport avec un traumatisme peuvent revenir dans les cauchemars de manière stéréotypée et persécutante (comme dans le syndrome de stress post-traumatique), mais les rêves, en analyse, peuvent rendre possible une élaboration libératrice.
À ce sujet, force est de faire référence à la métapsychologie de « l’inconscient du ça » hors représentations, au-delà (en deçà) de l’inconscient refoulé : à divers niveaux, les motions pulsionnelles y sont finalisées par l’acte, le passage à l’acte, ou l’hallucinatoire et, dans la déliaison, l’exclusion de toute intériorité psychique. Clivage et projection, déni et forclusion caractérisent les logiques primitives du fonctionnement psychique (l’archaïque). Elles peuvent coexister avec d’autres niveaux du fonctionnement psychique. L’intolérance à la frustration exclut la possibilité de penser les pensées (Bion). Le risque majeur des addictions graves est la déliaison, le désinvestissement vers l’indifférence et la mort psychique.
Moins grave et d’intensité très diverse, l’addiction à l’image (tv, jeux vidéo, etc.) peut constituer un destin pulsionnel en court-circuit antipensée. L’image peut valoir pour l’objet de la dépendance affective primaire. L’addiction comme dépendance à une substance ou à ses équivalents antipensée apparaît alors comme défense et comme substitution à l’égard de la dépendance affective primaire2.
Dans la cure quand elle est possible, la capacité de rêverie de l’analyste, comme celle de la mère des premiers temps, donne figuration à des contenus et des processus psychiques non représentés de façon à restaurer les pouvoirs de l’imaginaire au service de la symbolisation et de la subjectivation.
Chacune des huit dimensions qui ont été ici résumées et schématisées ouvre une perspective qui appelle divers développements aussi bien dans le normal que dans le pathologique. Les rapports de l’image, du langage et de la pensée sont au cœur de bien des interrogations contemporaines dans de nombreux domaines. À ce sujet, on peut attendre beaucoup des échanges interdisciplinaires. La psychanalyse envisage ces questions du point de vue du plaisir, du désir, des émotions, de l’angoisse et de la souffrance.
Le déterminisme psychique inconscient dont rend compte la métapsychologie permet de comprendre pourquoi l’image peut être au service de l’activité de penser, mais aussi de son évitement.
Notes
- G. Bonnet, La violence du voir, Paris, puf, 1996.
- B. Brusset, « Dépendance addictive et dépendance affective », Revue française de psychanalyse, 2, 2004, p. 405-420.