Tausk
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Tausk

Après le suicide de Victor Tausk, vint très vite la mise au pilon de la plupart de ses écrits. De ceux qui ont réchappé, De la genèse de l’appareil à influencer au cours de la schizophrénie, a été reconnu comme le plus « génial ». La coïncidence de la parution de ce texte en 1919 avec celle de Pour introduire le narcissisme, de Freud, et la nature de l’« influence » qu’ont pu avoir l’un sur l’autre les deux auteurs a déjà fait couler beaucoup d’encre. Cette question de la « préséance » d’un texte sur l’autre génère le mécanisme d’une véritable « machine à paranoïa »1 dans les milieux scientifiques. Lequel, de Freud ou de Tausk, aurait-il donc « impacté » l’autre jusqu’à lui faire commettre l’irréparable : le plagiat de lui-même ? Comment comprendre le rapport d’étrangeté et de fascination réciproque qui semble avoir caractérisé cette féconde et funeste rencontre ?

Victor Tausk est l’aîné des neuf enfants d’une famille juive non pratiquante. La relation qu’entretiennent ses parents semble être de nature et d’intensité sado-masochique. La mère est une belle femme, vertueuse et soumise ; le père est un journaliste-éditeur brillant, volage et autoritaire. Le fils entreprend avec succès ses études de médecine, maîtrise plusieurs langues, mais à l’adolescence une maladie pulmonaire l’oblige à renoncer. Il choisit alors le droit et deviendra magistrat. Il s’installe à Vienne en 1897, où il rencontre Martha (sic) qu’il épouse en 1900 après s’être fait baptiser. Le premier enfant du couple est mort-né. Deux garçons naissent ensuite, Marius et Victor Hugo en 1904. Ces deux prénoms sont « choisis » par Victor Tausk en hommage au livre du poète français, l’auteur de « Le dernier jour d’un condamné ». En 1907, Tausk doit être hospitalisé pour rechute de son affection pulmonaire et de sa « dépression ». C’est alors qu’il découvre les articles de Freud. Il lui écrit. Freud l’invite à Vienne. Victor reprend alors des études de médecine puis de psychiatrie avec l’aide du groupe des psychanalystes viennois. En 1912 surgit Lou Andrea Salomé, belle et brillante femme de dix-huit ans son aînée, avec laquelle Victor a une liaison. Ses études médicales achevées en 1914, il est mobilisé comme psychiatre en 1915 et fait sa « demande » d’une cure à Freud : celui-ci refuse, de même qu’il refuse une autre « demande » pour l’un des fils de Victor. Il confie cependant Tausk à Hélène Deutsch qu’il vient lui-même de prendre en analyse didactique. Au bout de deux mois, les séances de celle-ci sont à ce point contaminées et jusqu’à envahies par le « matériel » de la cure de Tausk que Freud ; soupçonnant plus ou moins projectivement la manœuvre de celui qu’il avait récusé d’ainsi revenir sur son divan par la (ou en contre) bande ; la met en demeure de choisir entre sa propre cure avec lui ou celle de son patient. Victor qui avait (aurait) voulu réussir par l’intermédiaire d’Hélène Deutsch à s’introduire dans le cabinet de Freud, le paya en définitive par l’interruption de sa propre cure.

Il noue alors une liaison avec l’une de ses jeunes patientes, qu’il aurait séduite, violée, puis épousée (après l’échec d’une tentative d’avortement) et enfin se suicide en se tirant une balle dans la tête juste avant de se pendre (sic). Tout aussi compliquée que cette fin alambiquée, la notice nécrologique parue dans l’Internationale Zeitschrift vaut son pesant de rancune et de mauvaise foi (au sens Sartrien d’inconscient) lorsque l’on y lit la lettre de Freud à Lou-Andréa Salomé qui avait osé lui préférer le Tausk charnel à l’amour épistolaire qu’il lui proposait : J’avoue qu’il (Tausk) ne me manque pas vraiment ; il y a longtemps que je le considère comme inutile et même comme une menace pour l’avenir. J’ai eu l’occasion d’apercevoir l’infrastructure sur laquelle s’édifieraient ses orgueilleuses sublimations et je l’aurai laissé tomber depuis longtemps si vous ne l’aviez soutenu dans mon estime.

La même année (1919) paraît l’article sur la machine à influencer.

L’hypothèse d’apparente tonalité névrotique, d’une rivalité-fascination de Tausk envers Freud représentant le père contre lequel le jeune Victor aimait à se rebeller, puis le beau-père, semble un peu (si ce n’est très) courte. De même dans une dimension plus « actuelle », celle d’une rivalité en tant que médecin, écrivain et penseur, et celle d’une rivalité virile des deux hommes par rapport à Lou Andréas Salomé, reste de même limitée. Enfin, sur l’autre versant de l’OEdipe, le dépit amoureux après les refus d’être « pris » en analyse n’apparaît pas non plus comme une explication suffisante.

Pour Didier Anzieu2 « On comprend pourquoi Freud avec sa pathologie personnelle hystérophobique, sa fuite du contact physique, sa peur d’être vu, s’est trouvé si mal à l’aise dans le maniement de l’hypnose et si hostile à Tausk qui préférait manifestement fonctionner selon le second modèle ». Non à la catharsis et à l’Ab-réaction, oui à l’Élaboration !

Il est plus probable que la réponse au pourquoi du nouage (jusqu’à l’étranglement) des liens entre les deux hommes soit au cœur même de leurs deux articles qui posent de fait la question de la psychose et de la nature du transfert psychotique et accessoirement… de comment et jusqu’où aimer passionnément… à la folie… ou pas du tout entre hommes. Freud a t-il flairé la nature et la profondeur des troubles de Victor Tausk au prisme et au travers même de la massivité de sa demande (narcissique indifférenciée) ? Neurologue de formation, et ayant essentiellement développé une pratique de consultation en ville, il a d’abord et avant tout centré sa recherche sur les mécanismes névrotiques qui représentaient, du moins en apparence, l’essentiel de la problématique de ses patient(e)s et avaient le plus d’écho avec son propre fonctionnement. Quand il écrit Pour introduire le narcissisme, il tente d’étendre le champ de sa recherche à des mécanismes plus caractéristiques du fonctionnement psychotique, ce dernier lui restant moins familier. Il n’y fait qu’une petite entrée avec Au delà du principe de plaisir en introduisant la question de la pulsion de mort.

Tausk, au contraire, ne (re)commence sa formation médicale que tardivement, après y avoir renoncé dans les suites d’un évènement somatique à l’adolescence duquel on peut hypothétiser qu’il (comme pour celui de la rechute en 1907) était étroitement intriqué à une désorganisation psychotique. C’est ensuite délibérément vers la psychiatrie qu’il oriente sa formation et sa pratique médicale, et d’abord en institution psychiatrique où il rencontre des patients délirants, paranoïaques ou schizophrènes.

Freud et Tausk sont tous deux profondément troublés par la catastrophe que représente alors la première guerre mondiale dans le champ culturel et social et les questions qu’elle soulève concernant la violence des pulsions humaines et le vernis fragile de la civilisation -sublimation. Mobilisé comme médecin militaire, Tausk développe l’idée d’une pathologie déclenchée par la guerre ; la paranoïa cum melancolia ; qui s’oppose aux travaux de Freud sur la névrose traumatique et la mélancolie. Force est de constater aujourd’hui avec lui, que les névroses traumatiques ne sont pas de simples névroses mais bien plus souvent sous-rendues par des troubles limtes de la personnalité.

Les textes conçus par ces deux protagonistes, au décours de cette rencontre impossible, traduisent sans doute ce qui a pu passer de l’un à l’autre : Un délire d’influence ? Un « vol de la pensée » ? La sourde menace d’un « transfert psychotique » dont Freud aurait tenté d’esquiver la cure par article interposés ?

Dans son intervention « Contributions à une exposition psychanalytique de la mélancolie », Victor Tausk pose que « la peur des mélancoliques ne concerne pas toute la personne en tant que telle ; il s’agit d’une peur se rapportant au corps (…) ces personnes ont vraiment aimé, mais inconsciemment : elles tombent malades lorsqu’elles renoncent aux objets d’amour. » Une peur se rapportant au corps… un remaniement de la sexualité…. Voilà qui a dû intriguer Freud l’érotomane valétudinaire. Et Freud de répondre à Tausk dans Deuil et Mélancolie, De l’importance de tomber amoureux pour ne pas tomber malade. La parenté dans les textes est frappante.

Didier Anzieu : « Tausk a particulièrement bien montré que le syndrome de l’appareil à influencer ne se comprenait que par la distinction du Moi psychique et du Moi corporel : le Moi psychique continue d’être reconnu comme sien par le sujet (aussi le Moi met-il en œuvre des mécaniques de défenses contre les pulsions sexuelles dangereuses et interprète logiquement les données perceptives qui lui parviennent), tandis, que le Moi corporel n’est plus reconnu par le sujet comme lui appartenant et les sensations pelliques et sexuelles qui en émanent sont attribuées à la machinerie et aux machinations d’un “séducteur persécuteur” ». Autant dire que Tausk avait pressenti avant Freud que le Moi est la projection d’une surface corporelle…. Qu’il est « étendue et n’en sait rien »… à moins que Freud le séduisant et le persécutant le lui ait fait comprendre. Quoiqu’il en soit et pour être complet, n’oublions pas dans cette histoire d’influence sensorielle deux autres grands hommes : Victor Khrisanfovitch Kandinsky (1855. Sur les pseudo hallucinations) et Gaëtan Gatian De Clérambault (1928. Le syndrome d’automatisme mental). Tous deux suicidés, le premier lors d’une « expérimentation » de la Morphine qui a mal tourné, le second devenu aveugle d’un coup de revolver au miroir. Décidemment, les travaux sur ce sujet étaient dangereux et tout le monde n’est pas Freud pour « réussir là où le paranoïque a échoué ».

La célèbre machine à influencer que Tausk conceptualisera un peu plus tard est une figuration kafkaïenne de cette peur : la machine punitive inscrivant la loi (du père) à même la peau du condamné supplicié de La Colonie Pénitentiaire ! Tausk interprétait cette représentation, qu’il avait extirpée des observations de patients souffrant de délire de persécution, comme l’action inconsciente de la puissance sexuelle du père (sur son fils), et la dissémination des sensations corporelles initiées par celle-ci, au moment de la construction du narcissisme primaire lors de la sortie de l’indifférenciation native entre soi et non soi. Fantasme de scène primitive sado-masochique à n’en pas douter… mais aussi appel au père et au phallus fécondant ! Freud n’aurait-il reculé que devant les « orgueilleuses sublimations » qu’étaient les textes de Tausk, ou la misère de sa chair vieillissante ne suffisait-elle plus à penser aussi loin et s’embourgeoisait-il ? Histoire d’intrusion-persécution entre hommes de pensées conscientes et inconscientes. Évolution morbide des appareillages sauvages : de la machine à influencer jusqu’à la machine à décerveler ?

L’Amour tendre entre deux hommes est toujours un exercice de rapidité.

« Le critère qui détermine si un acte sexuel est soit masturbatoire soit une relation sexuelle n’est pas fourni par la forme extérieure du comportement sexuel mais par la super structure psychique du processus physique » disait Tausk en 1951 dans sa contribution au « symposium sur l’onanisme ». A qui pensait donc Tausk, allongé chez Hélène Deutsch… et auprès de Lou Andréas Salomé ? A quel objet externe perdu ? A quel objet interne le violentant de l’intérieur ?3

Notes

  1. Jean Gillibert, Préface aux Œuvres psychanalytiques de Victor Tausk. PUF, 1992.
  2. Didier Anzieu : Le Moi Peau in Nouvelle Revue de psychanalyse, n° 9 ; printemps 1974 ; « Le Dehors et le Dedans » pp 207.
  3. Les premiers psychanalystes, 1975, séance n° 241 du 30 décembre 1914, rapportée par Gilles Trehel. Victor Tausk (1879-1919), une théorisation sur les psychoses de guerre, Perspectives psy, vol. 50, avril-juin 2011, p. 62-175.