Problématique de la recherche :
Notre recherche s’étaye sur une pratique de 18 ans comme psychologue clinicien auprès d’une population de toxicomanes dans un Centre Spécialisé de Soins en Toxicomanie (CSST). Ce qui au départ était un parcours de praticien est devenu une recherche.
Toxicomanie féminine : du traumatisme sexuel à l’amour de transfert
C’est l’intitulé de notre travail. Nous aurions également pu le nommer “De l’événement à la trace” pour paraphraser le titre d’un article de R. Gori. En cela nous avons voulu inscrire notre travail dans une démarche psychanalytique et parcourir l’itinéraire freudien. C’est-à-dire nous dégager d’une forme, d’une phénoménologie, voire d’une psychopathologie de la conduite toxicomaniaque chez les femmes pour en restituer, en dévoiler les ressorts dans la mise en scène et en acte de la parole déterminée par les conditions particulières de l’interlocution et provoquée par le dispositif de la cure psychothérapeutique d’inspiration psychanalytique.
Suivons un instant cette démarche : ce qui a motivé notre réflexion c’est avant tout les difficultés rencontrées dans l’abord psychothérapeutique des femmes toxicomanes. L’intérêt porté à ces patientes résulte à la fois de la fréquence des histoires traumatiques (viol, inceste…) dont sont imprégnés leurs discours, la singularité de leurs modalités transférentielles et le silence conceptuel recouvrant ces deux phénomènes.
Notre objet de recherche s’est constitué tout au long de notre travail, il n’était pas là construit d’emblée. Nous avons dû procéder par détachements progressifs pour arriver à la visée ultime de notre parcours. Montrer en quoi le processus de la cure psychothérapeutique peut nous éclairer sur le fonctionnement des femmes toxicomanes. Et en quoi l’expression même de ce fonctionnement peut nous enseigner sur la dynamique de la cure et de son traitement. Non pas uniquement sur le versant du déchiffrage des formations de l’inconscient, mais surtout sur le versant de la mise en acte de la passion de la relation analytique.
Quels ont été ces détachements, ces dévoilements ?
Le premier a consisté à nous détacher de l’événement traumatique pour en retrouver la trace, le souvenir dans le discours et dans les mouvements transférentiels. Cette opération ne va pas de soi quand précisément, c’est ce que nous avons tenté de montrer, la fonction de la drogue est de surseoir à l’évocation du souvenir, de surseoir au refoulement et à ce travail d’incubation qui consiste à mettre le passé au passé, travail nécessaire aux effets d’après coup.
Le deuxième dévoilement qui s’est opéré a consister à démontrer que la passion de la drogue comme objet n’est finalement qu’une passion artificielle au sens de l’artifice, c’est-à-dire ce qui éblouit et cache à la fois, qu’elle recouvre une passion plus primordiale, ontologique, une passion de l’être qui peut se manifester dans la rencontre psychothérapeutique soit par défaut (absence de transfert), soit par excès (amour de transfert). Cette passion quand elle se manifeste sous les auspices de l’amour et de la haine de transfert, nous avons vu qu’elle peut prendre la forme d’une construction et avoir une fonction de suppléance, une fonction prothétique, fonction que Lacan attribue aux sinthomes “ces symptômes particuliers et particulièrement indispensables au maintien de la structure du sujet”. Cette fonction de suppléance nous a été révélée dans la cure d’une patiente Léa et nous a introduit à cette dimension spécifique de la toxicomanie féminine : elle concerne des femmes qui souffrent d’un défaut de reconnaissance radicale et un défaut de travail de deuil. Ces défauts vont se compenser par la création “d’une fiction d’enfant” (J. Hassoun), et l’élévation, la constitution d’un objet passionnel au rang d’objet cause de tout. Le travail de deuil qui porte sur l’objet et dont l’incarnation emblématique en est la mère préoedipienne peut se réaliser dans la cure, parce que l’amour de transfert n’est pas uniquement répétition, reproduction, mais il est aussi une création potentiellement porteuse de changement.
L’objet n’est pas la drogue. Et avant tout travail de deuil, l’objet doit constituer. Il peut être construit dans la cure des femmes toxicomanes par ce nouvel amour provoqué par le dispositif et qui est la formule de l’acte analytique. Pour ces sujets en état limite comme les appellent J.-J. Rassial, ces sujets en panne, le travail psychothérapeutique ne doit pas se situer d’emblée du côté du déchiffrage, de l’interprétation des formations de l’inconscient mais d’abord du côté de la construction, de la création de l’objet pour pouvoir ensuite faire ce travail de deuil.
Une rencontre clinique : Léa ou la construction de l’objet
Quand nous rencontrons pour la première fois Léa, c’est à l’occasion d’une demande de traitement de substitution à l’héroïne. Sa demande fait suite à ce qu’elle appelle sa dépression. Pendant dix mois, elle est restée chez elle sans rien faire, si ce n’est, consommer de l’héroïne (par voie nasale) que lui amenait régulièrement Paul son ex-compagnon. Ces dix mois correspondent à leur rupture et à un retour en France après plusieurs années passées à l’étranger. Ce retour a été provoqué par plusieurs événements cruciaux : la mort de sa mère, puis la rupture avec son compagnon de dix ans, à la suite d’une aventure passionnelle qu’elle a eu avec un garçon prénommé Henri. Les dix années passées avec Paul sont des années de consommation de drogue, de l’héroïne surtout, mais également de la cocaïne, et aussi de l’alcool.
Au premier entretien, elle évoque sa rupture, le décès de sa mère ainsi que des difficultés relationnelles dans son travail. Depuis peu elle a repris un emploi de secrétaire, c’est son métier. Elle ne s’entend pas avec une autre secrétaire, elle l’accuse de lui en vouloir, de la dénigrer auprès des autres. Elle dit qu’elle est jalouse parce qu’elle travaille bien, et qu’elle s’entend bien avec son patron. À la suite de ce premier entretien, elle accepte de venir nous parler pour se “soulager”. Léa est une jeune femme d’une trentaine d’années, petite et mince, fluette, souriante, presque une adolescente. Elle sera très assidue à sa psychothérapie. Pendant toutes ces années, elle n’a manqué à ses entretiens qu’une seule fois, pendant un mois, à la suite d’un épisode délirant, qui avait nécessité une hospitalisation.
L’actualité relationnelle
Dans les premières rencontres, il est essentiellement question de ces relations conflictuelles avec sa collègue de travail. Elle a le sentiment qu’elle veut prendre sa place, qu’elle intrigue auprès de son patron pour que Léa soit renvoyée. Cela l’obsède. Cela va la pousser à demander à son patron de choisir entre l’autre et elle. Son patron ne tranchant pas, elle quittera son emploi, dépitée. Elle retrouvera facilement un autre travail ou se poseront de nouveau des difficultés relationnelles mais cette fois-ci avec les patrons.
L’évocation de l’histoire familiale, le souvenir
Parallèlement à son actualité relationnelle, elle dévoile son histoire familiale. Elle est la dernière d’une fratrie de six enfants, la préférée de son père. “Il m’adorait” dit-elle. “Il me soutenait toujours contre mes sœurs quand elles m’embêtaient. Il était très gentil avec moi.” Ce père ne travaille pas, c’est lui qui s’occupe de la maison et de ses enfants. Il est invalide. Il a eu une certaine fortune qui lui a été transmise par héritage de ses parents.
Sa mère, elle, travaille. Elle a “la passion du jeu”, et a dilapidé la fortune du père. Léa évoque des périodes de son enfance où la famille ne mangeait pas tous les jours à sa faim. Au début quand elle en parle, elle n’éprouve aucun ressentiment envers sa mère. Dans un premier temps, elle évoque une enfance presque heureuse, avec un père aimant, une mère un peu fantastique, joyeuse mais aimante aussi. Ces deux parents sont morts. Le père le premier quand elle avait 18 ans, la mère deux ans avant le début de sa psychothérapie. À ces deux décès sont associés pour elle des rencontres amoureuses. À la mort du père, elle évoque une rencontre avec le médecin qui a assisté le père pendant ses derniers jours. Elle est persuadée que ce médecin voulait la séduire. Elle se trouble à son contact, quelques regards échangés, les corps qui se frôlent, mais elle ne succombera pas. Une passion naissante qui s’interrompra avec la mort du père. À la mort de la mère, il en sera autrement. Depuis quelque temps, les relations avec son compagnon de longue date sont “ternes”, “rien ne se passe entre eux”, et ce depuis qu’elle a avorté. Un garçon qui travaille avec elle, lui fait régulièrement des avances qu’elle repousse. “Il ne m’intéressait pas”.
Quand sa mère décède, elle rentre en France pour l’enterrement. “Dans l’avion, dit-elle, j’ai su que j’allais tromper Paul avec Henri”. “Ce garçon, il me tournait autour depuis longtemps. Il ne m’intéressait pas. Tout d’un coup, il m’a plu”. “Ça a été la passion entre nous. On n’arrêtait pas de faire l’amour. C’est comme si j’éprouvais du plaisir pour la première fois. C’est comme si cela avait effacé toutes les fois où j’avais fait l’amour avec Paul”. “Ça a duré une semaine.” “Un jour, il m’a dit qu’il m’aimait et d’un coup je ne l’ai plus trouvé intéressant. Je suis rentrée à la maison. J’ai compris que c’était fini avec Paul, que jamais plus ça ne serait comme avant”. Cette rencontre va être l’élément déclencheur, catalyseur d’un bouleversement dans sa vie. Elle va rompre avec son compagnon, retourner en France, et tomber “en dépression”. À la mort de son père, elle se sent seule, abandonnée. À la mort de sa mère, cette passion amoureuse fulgurante mais de courte durée vient perturber son deuil.
Au fil des entretiens, son histoire familiale infantile se révèle moins lisse qu’elle ne l’avait présentée dans un premier temps. Elle nous révèle que son père n’est pas son géniteur. Elle l’aurait appris de la bouche de sa sœur aînée quand elle avait 12 ans. Son géniteur est un homme, chez qui la mère la conduisait régulièrement pour jouer. Elle n’en a jamais parlé avec elle. “Si elle n’en parlait pas, je n’allais pas lui en parler”. Elle ne sait pas pourquoi sa mère ne lui a jamais rien dit à ce sujet. Elle ne sait pas pourquoi non plus elle a partagé la chambre du père, et parfois même le lit jusqu’à sa préadolescence. Elle fait allusion à des attouchements, “mais elle ne lui en veut pas, il était si gentil avec moi”. Ce qu’elle sait, c’est que c’est sa mère qui voulait qu’elle dorme avec son père. Là aussi, elle ignore pourquoi et quand nous l’interrogeons, elle répond “c’était comme ça, la maison était petite et nous étions très nombreux”. Elle n’a aucun souvenir d’avoir vu sa mère partager le lit du père. Quant à son géniteur, qu’elle appelle son oncle Georges, très régulièrement, elle lui rend visite dans une grande maison à la campagne. Il est gentil avec elle. Pendant que Georges et sa mère restent ensemble, elle dit qu’elle joue dans le jardin. Pour elle ce sont de bons souvenirs. La psychothérapie va prendre un cours nouveau à la suite de l’évocation d’une scène, qu’elle raconte comme un rêve.
La scène traumatique
Elle est allée, avec sa mère et Georges, à Biarritz. Pendant que sa mère est partie jouer au Casino, elle reste avec Georges dans la voiture. Elle s’endort. Elle ne sait pas ce qui s’est passé pendant son sommeil, mais au réveil la police est là.
Encore, elle fait allusion à des attouchements. Tout se passe comme avec le père, pendant son sommeil, comme si elle était absente à elle-même. Comme nous l’avons dit précédemment, la psychothérapie va prendre un cours nouveau à la suite de l’évocation de la scène dans la voiture avec son géniteur. Peu de temps après, elle va s’absenter une semaine, sans prévenir. C’est la première fois qu’elle s’absente. Cette période correspond aussi à une consommation importante et régulière de cocaïne. Cette cocaïne, elle la prend avec un ami qui lui donne quand il vient la voir assez régulièrement le soir. Les relations qu’elle entretient avec cet homme sont très ambiguës. Elle dit qu’elle l’aime bien mais sans plus, qu’elle flirte avec lui, mais n’a pas de relations sexuelles. Cet homme, elle nous avouera deux années plus tard, que c’était son patron (évoqué plus haut), qu’il était son amant, et qu’elle nous l’avait caché. Suite à son absence d’une semaine, nous la recevons dans un état d’excitation important. Elle est allée passer la semaine chez son frère, à la campagne. Elle ne se sentait pas bien, elle ne voulait pas rester seule. Elle évoquait de manière allusive des choses bizarres qu’elle ressentait. Elle a cru voir sa mère chez elle sous la forme d’une vierge illuminée. Elle a l’impression qu’on parle d’elle à la télévision. Le soir même après l’entretien, elle se fera hospitalisée en psychiatrie. Son hospitalisation va durer trois semaines pendant lesquelles elle nous appellera régulièrement au téléphone. Les psychiatres qui s’occupent d’elle sont réservés sur le diagnostic. Ils parlent de schizophrénie, de paranoïa, d’érotomanie. Elle a parlé dans son trouble d’un psychologue dont elle était amoureuse. Très rapidement ces troubles ont disparu suite à un traitement neuroleptique.
À la suite de cette hospitalisation, elle revient nous voir et, pendant tout un temps les entretiens consistent à réinterpréter ce qui lui est arrivé. Elle se pose la question, ou plutôt elle nous pose la question de savoir si elle est folle ou pas. Rapidement elle interrompt son traitement neuroleptique ainsi que son traitement Subutex. Ce dont elle se souvient à propos de son épisode délirant c’est que tout aurait commencé à la suite de la découverte dans ses affaires de ce qu’elle appelle “un livre de prières”qui a été écrit par sa mère et dont elle dit qu’il lui était destiné. Ce qu’elle appelle des prières, ce sont en fait des prédictions. “C’est un livre qui prédit mon avenir”. “Il y est question d’une jeune femme qui est une princesse. Cette princesse a été spoliée. Des personnes, des asiatiques lui veulent du mal. C’est la rencontre avec un homme qui la sauvera. Cependant cet homme aussi est menacé”. Ce qui caractérise ce moment où pour elle la réalité se dérobe, c’est l’omniprésence de sa mère qui lui apparaît à tout moment sous la forme d’une vierge illuminée, à qui elle parle. Pendant tout un temps, elle interroge la véracité de ce qui lui est arrivé, sa “folie”. Elle éprouve une certaine nostalgie de ses moments. Un autre tournant va s’opérer dans sa psychothérapie.
L’amour et la haine
Suite à un entretien où elle ne dit pas un mot, même quand je la sollicite, elle avoue à l’entretien suivant qu’elle nous aime. “D’ailleurs, vous le savez bien. Vous y êtes pour quelque chose. Et ne me dites pas que ce n’est pas vrai”. Tout cela est dit sur un ton très agressif et qui ne supporte pas la contradiction. “C’est votre psychothérapie. Je le sais bien, c’est le transfert. Toutes les patientes tombent amoureuses de leur psychologue. Je l’ai lu”. À la suite de cet entretien, effrayés par ce qu’elle nous dit, le ton très agressif, et le fait qu’elle nous rende responsables de son amour, nous la congédions. Nous décidons d’interrompre les entretiens, non sans lui avoir proposé de rencontrer un autre psychologue. Elle semble accepter notre proposition. En plus des reproches concernant le fait que nous sommes responsable de l’amour qu’elle nous porte, elle nous questionne sur les liens que nous aurions avec sa famille en particulier une de ses sœurs.
Pendant deux semaines, elle ne donnera plus signe de vie. Puis elle nous appellera régulièrement, très agressive en disant que “je m’en sors bien”, et que “je n’ai pas le droit de la laisser comme ça”. Face à son insistance et surmontant nos craintes (avions-nous affaire à un épisode érotomane ?), nous acceptons de nouveau de la recevoir. Pendant le mois qu’a duré l’arrêt des entretiens, elle a quitté son travail. Elle décrit son appartement comme totalement sens dessus dessous, à l’abandon. Elle se laisse aller, ne fait plus le ménage, c’est le chaos. Elle s’est fâchée avec sa famille en particulier ses sœurs. C’est à ce moment qu’elle dira avoir perdu ou s’être débarrassée, elle ne sait plus, du livre de prières de sa mère. Elle retournera sur notre insistance voir le médecin psychiatre qui lui avait prescrit un traitement neuroleptique.
À partir de l’aveu de son amour, ce qui va être dit pendant les entretiens va prendre la forme d’une actualité irrévocable. Son amour est mis complètement au-devant de la scène. Il occupe toutes ses pensées, c’est une véritable obsession. Dans un premier temps, nous tentons maladroitement de lui en prouver la fausseté, l’erreur sur la personne. Ce qui ne fait que renforcer sa virulence. Elle nous fait de multiples reproches. “Vous auriez dû m’avertir du transfert”. Elle nous présente comme un séducteur. D’ailleurs, nous avons une maîtresse dans le Centre. Elle en est sûre. “Quelle relation vous avez avec la métisse en bas (une collègue de travail)”. Nos maîtresses présumées seront soit métisses, soit blondes. Le thème de “la blonde” reviendra plusieurs fois dans son discours. Elle sera jalouse, interprétative, provocante. “Et si je passais à l’acte ? Que feriez-vous ?” Quérulente : “psychologue de merde”. Elle nous épuise à la mesure de l’énergie qu’elle met à questionner de manière continue cet amour qu’elle nous voue. De nouveau au bout de quelques mois, elle va se mettre à développer un discours délirant. Elle nous voit partout, dans la rue, dans le catalogue Ikea, nu avec une serviette autour de la taille.
Ce qui caractérise cet épisode délirant, c’est le sentiment d’insécurité dans lequel elle se trouve. Elle est persuadée qu’elle est contaminée depuis qu’on lui a fait une prise de sang. Elle pense qu’on lui a changé la fenêtre de ses toilettes, qu’il y a des caméras vidéos dans le Centre, qu’on lui a changé sa voiture. Elle entend des voix qui l’insultent, la traitent de “pétasse”. Plus tard, elle dira que c’était la voix de sa mère. Pendant cet épisode, elle ne supporte aucune frustration, aucune variation sur le temps des entretiens. Elle laisse dans le bureau une montre dont elle vérifiera à chaque entretien qu’elle est bien toujours là. En même temps, elle nous reproche de vouloir la laisser tomber. Elle nous demande de lui dire la vérité.
Nous reviendrons plus loin sur cet épisode parce qu’elle y a développé de nombreux thèmes concernant sa problématique. À la suite, les entretiens vont prendre une tonalité désespérée, avec une plainte à notre encontre. Nous ne l’aimons pas. Donc elle n’attend plus rien de la vie. “Je me suis dévoilée devant vous, j’ai perdu mon amour-propre et vous ne m’aimez pas”. “Il ne reste plus qu’à me mettre une balle dans la tête”. Pendant tout un temps, elle va pousser le dénuement à l’extrême. Elle va dépenser sans compter. “Quand un habit me plaît, je le prends dans toutes les couleurs”. N’ayant plus de travail, elle casse son Plan Epargne. Ces craintes sur le fait de se retrouver à la rue reviennent. Elle projette dit-elle d’acheter un revolver car elle veut se faire deux trous dans la tête. “Ma vie est foutue. J’ai tout perdu. Je n’aimerais plus jamais personne. Je n’aurais jamais d’enfants”. “J’aimerais qu’on me prenne dans les bras. J’aimerais être un enfant”. Elle va développer à ce moment un discours très agressif envers sa mère. “Ma mère, c’était une salope. Elle voulait que je me prostitue. Pourquoi elle nous a laissé sans rien. Dans le même entretien, elle dira “vous avez remplacé ma mère. Ce n’est pas trop lourd pour vous ce que je vous dis, pas trop lourd à porter ?”. Aujourd’hui elle est seule, elle nous aime et nous ne l’aimons pas. Sa vie est foutue. Tout ce qui lui reste c’est son chat Alphonse. S’il mourait, elle ne pourrait le supporter. Pour elle, c’est son seul réconfort. Quand elle rentre, il vient se frotter contre elle, ainsi que la nuit.
La construction de l’objet : le chat
“Ce chat, il m’aime et moi je lui ai fait du mal en le changeant d’appartement. Je lui gâche les dernières années de sa vie”. Ce chat, elle est allée le chercher à la SPA quand il était “bébé”. “Une petite boule de poils. Il avait été trouvé sous une voiture. Quand il m’a vu, il est venu vers moi. Je n’ai pas pu résister. Il m’a accompagné partout”. Et fatalité, le chat va commencer à dépérir. Il a une tumeur, ne se nourrit plus. Elle tente désespérément de le maintenir en vie. “Je ne pourrai pas supporter qu’il me quitte. Tout ça, c’est à cause de la thérapie. Si je n’étais pas tombée malade, je n’aurai pas quitté mon appartement”. “Je lui ai gâché les dernières années de sa vie, je m’en voudrais toute ma vie”. Et le chat continue à dépérir. Il ne se nourrit plus. Jusqu’au jour où il expire. Quelques heures avant sa mort, elle est devant un dilemme. Soit rester avec lui, soit venir à son entretien. Elle ne choisit pas et vient avec son chat à son entretien. Elle veut nous le montrer, nous montrer comme il est beau, nous dire qu’elle l’aime et qu’elle s’en veut terriblement de l’avoir laissé. “Je vous ai préféré à lui”. “Mais c’est impossible pour moi de manquer un entretien.” “J’aimerais pouvoir manquer au moins une fois, mais j’en ai besoin. Je me dégoûte”.
Une fois le chat mort, elle ne va pas vouloir s’en séparer. Elle achète un petit congélateur et le met dedans pour “être près de lui”. “Je ne vais pas le voir, mais je sais qu’il est là près de moi”. “À la maison, j’ai gardé tous ses objets. Je ne veux pas m’en séparer”. Nous lui suggérons fortement de l’enterrer, mais elle ne veut pas. “Je ne peux pas l’imaginer manger par les vers”. Alors incinéré ? “Non, c’est trop cruel”. Le remplacer ? “Non c’est impossible. Je ne pourrais jamais aimer un autre chat que lui”.
À partir de la mort du chat, les entretiens prennent une tonalité plus dépressive. Elle refait l’histoire de sa thérapie, revient sur “sa maladie”, sur l’amour qu’elle nous porte et dont elle a accepté qu’il ne soit pas réciproque. Elle nous questionne sur “l’intérêt” que nous avons pour elle. “Si vous n’avez pas d’intérêt à me recevoir, je préfère ne pas venir. Est-ce que vous m’aimez quand même un peu ? Est-ce qu’un jour, nous pourrons devenir amis ? Je pense moins souvent à vous. Vous me prenez moins la tête”. “Ça n’arrive jamais que les psychologues aient des relations avec leurs patientes ?” Quand nous lui disons que c’est interdit, elle dit, “je suis sûre qu’il y a des patients que vous aimez plus que d’autres. Vous ne pouvez pas les aimer tous. Ce n’est pas possible que vous n’ayez jamais été amoureux d’une de vos patientes”. Elle ne veut pas entendre que c’est interdit. “C’est bon de transgresser”.
En même temps qu’elle semble se résigner, renoncer à son amour pour nous, l’alcool insidieusement s’insinue dans la relation psychothérapeutique. Elle ne prend plus de drogues depuis longtemps. Elle a arrêté son traitement Subutex et prend un léger neuroleptique, son “somnifère”. Après la drogue est venu l’amour. L’amour, c’est pire que la drogue dit-elle. “Vous êtes la pire des drogues”. Aujourd’hui, l’alcool vient progressivement depuis la mort du chat prendre place dans la dynamique de nos rencontres, envahir l’espace psychique, le lien intersubjectif.
Pendant tout un temps, trois thèmes vont être abordés pendant les entretiens : l’amour qu’elle nous porte toujours mais dont elle s’est résignée à ce qu’il ne soit pas réciproque, l’alcool, et son nouveau travail. Elle a trouvé un nouveau travail qui lui convient, elle travaille à mi-temps en journée. Elle s’y tient et ça lui permet de mettre de l’argent de côté. Elle s’en plaint un peu. De sa patronne surtout, qui, dit-elle, est tout le temps sur son dos, qui la surveille constamment et n’est jamais contente de son travail. Cependant l’équilibre est maintenu. Si ce n’est l’alcool qui commence à poser problème. Elle boit le matin avant d’aller travailler, trois verres d’affilée, et le soir après le travail “quand je rentre, je finis la bouteille d’un coup. Ça me défonce et comme ça je ne pense plus aux contrariétés du travail. Et puis ça m’aide à m’endormir”. De plus en plus souvent elle vient aux entretiens en ayant bu. Nous lui en faisons la remarque. “Est-ce que ça se voit ? Vous vous êtes aperçu que j’ai bu ?” “Je ne peux pas m’en empêcher”. “L’alcool, c’est pire que la drogue. J’ai besoin de boire, c’est plus fort que moi”. Quand elle a bu, ces questions sont insistantes. “Que pensez-vous d’une femme qui boit le matin ?” répète-t-elle au moins dix fois durant un entretien. Nous avons eu envie de lui répondre qu’une femme qui boit le matin nous inspire du dégoût, provoqué par un sentiment de trop grande proximité, par un corps qui s’offre, une voix faussement alanguie, une absence de retenue. Elle nous dit d’ailleurs lors d’un entretien que la veille elle a eu un fantasme. “Je n’ose pas vous le dire”. “J’ai imaginé que vous étiez à côté de moi dans mon lit et que vous m’enleviez ma petite culotte”.
L’entretien suivant, elle se présente complètement alcoolisée, titubante, incohérente. “Ai-je remarqué qu’elle avait bu, un peu, 4 whiskys d’affilée ?” Sans pensée, aucune, qui accompagne ou précède cette prise d’alcool. “C’est pour me lever, me donner de l’énergie, comme un carburant”. Face à son état, nous lui conseillons de rentrer chez elle et de se reposer. Dans l’après-midi, elle nous appellera paniquée parce qu’elle ne s’est pas rendue à son travail. En rentrant chez elle, elle s’est endormie et s’est réveillée à deux heures de l’après-midi. Elle a appelé son patron pour lui dire qu’elle n’était pas bien, qu’elle avait eu un deuil dans sa famille, qu’elle avait pris des cachets et s’était endormie. Elle nous demande aussi si elle est venue à son entretien le matin. Elle dit ne plus s’en souvenir. Nous lui confirmons qu’elle est venue mais ne répondons pas à sa question. “Mais alors qu’est-ce que je vous ai dit ?”. Elle réitère sa question : “Qu’est-ce que je vous ai dit ? Qu’est-ce que j’ai bien pu faire ?” Nous lui répondons qu’elle nous demande de faire à sa place le travail de remémoration, du souvenir et qu’en venant ivre, elle s’est absentée, elle qui n’a jamais manqué un de ses rendez-vous. Elle éprouvera un sentiment de honte pour la première fois à s’être montrée à nous dans cet état. “J’ai honte, je vous promets que ça ne se produira plus. Je ne boirais plus avant de venir aux entretiens”. Elle se tiendra un temps à sa “promesse”, réduira sa consommation surtout le matin. Elle est étonnée que son patron ne l’ait pas renvoyée après son manquement. Régulièrement elle revient sur fait qu’il ne se passe rien dans sa vie. Elle renoue cependant des relations avec un de ses frères qu’elle va voir tous les week-ends. Ce frère est marié et a deux enfants dont elle s’occupera avec plaisir. Mais la semaine, à part son travail et les entretiens qu’elle a avec nous, elle ne voit personne et ne fait “rien”. “Je rentre chez moi. Je suis bien chez moi. La bouteille c’est comme une compagnie. Je me sens si seule”.
Nous lui disons que si elle veut retrouver goût à la vie, être moins seule, elle doit se débarrasser de ce qui est mort chez elle, du chat en l’occurrence.“Non, ce n’est pas possible, pas encore. Je ne veux pas. Laissez-moi du temps”.
Pour l’alcool, est-ce que je peux comprendre qu’elle en a besoin. “C’est une maladie”, dit-elle, “comme l’amour”, qui occupait toutes ces pensées, il y a quelque temps. “Vous croyez que ça me fait plaisir de boire. J’en ai besoin”. Quand le discours sur l’alcool abonde, le discours sur l’amour se tarit. “Ce n’est plus le même, j’ai compris que c’était impossible”. Elle pensait que cet amour était comme ses amours de jeune fille, passionnels avec des hommes plus âgés qu’elle et toujours mariés, qui se terminaient toujours par des ruptures qu’elle provoquait et dont elle souffrait. Mais non, elle n’a jamais rien connu de semblable. C’est comme si elle n’avait jamais aimé et comme si elle ne pourrait jamais plus aimer. Quand elle dit ça, elle rajoute qu’elle n’aura jamais plus de relations sexuelles avec un homme. D’ailleurs, dit-elle, qui voudrait de moi. Elle dit que si elle avait une relation sexuelle avec nous, ça la guérirait peut-être, et qu’ainsi elle pourrait ne plus venir. Nous lui disons que précisément c’est ce qu’elle redoute le plus, que cela puisse s’arrêter. “C’est vrai. D’ailleurs, je vais continuer à venir, vous voir jusqu’au bout”. “Jusqu’à ce que vous arrêtiez de travailler, vous continuerez à me recevoir tout le temps ?” Elle voudrait que nous l’aimions “non comme une mère, mais comme un père, non plutôt un ami”. Un temps, elle semble apaisée, un peu plus vivante. Elle ne veut pas perdre son travail, ne veut pas nous perdre. Pendant plusieurs mois, les entretiens vont s’étirer mollement, videment. Ils s’installent entre nous comme un vide, un rien que vient combler l’alcool. “Sa vie est vide”. Un trio s’est formé qu’elle refuse de séparer. L’alcool toujours présent. Le chat toujours dans le congélateur et nous le psychothérapeute qui s’ennuie. Tous du côté du besoin : “J’ai besoin de boire. J’ai besoin de vous voir. J’ai besoin de mon chat”. C’est un besoin qui n’est pas physique ou psychique mais moral. Elle ne dit d’ailleurs jamais : j’ai besoin de vous parler ou j’ai envie de vous parler mais j’ai besoin de vous voir. Et parfois, elle nous regarde et dit : “Qu’est-ce que je vous trouve. Rien !”
En réaction à cette inertie de la relation qui semble s’installer, ce “rien” qui n’est pas une perte, et afin de briser le trio infernal du besoin (chat, psychothérapeute, bouteille), nous lui proposons d’enterrer le chat avec elle. Que cet enterrement est une condition de la poursuite du travail psychothérapeutique. Elle est d’abord surprise de cette proposition. “Ça lui fait très plaisir” et elle est en même temps opposante quand nous lui disons que cela doit se faire rapidement. “Je ne peux pas m’en séparer. Laissez-moi encore du temps”. “S’il faut choisir entre vous et mon chat, je choisis mon chat”. Cette injonction de notre part “le chat ou nous” va entraîner une remobilisation de Léa.
Elle va se mettre à parler plus. Elle va évoquer des deuils dans sa famille et, en particulier celui d’une sœur morte dans un accident de cyclomoteur. “Elle partait en cyclomoteur rejoindre son amoureux. Elle s’est fait renverser par une voiture. Elle est morte. J’avais douze ans. Je voyais ma mère regarder ses vêtements plein de sang. Elle les a conservés longtemps dans l’armoire”. “Je veux être enterrée avec mon chat, dans le caveau familial. Mais ils ne voudront pas. Je ne veux pas l’enterrer dans un cimetière pour animaux car ils vont me le virer dans un an ou deux”. Finalement, elle trouvera un compromis. Elle demande à un de ses frères qui habite à la campagne s’il veut bien qu’elle l’enterre dans son jardin. “Il sera bien là. Il sera en bonne compagnie. En famille”.
Au moment où nous écrivons, le chat n’est toujours pas enterré, mais cette mise en perspective d’enterrement a entraîné une redynamisation de la parole dans un sens où Léa rehistorise sa vie ou plutôt le travail psychothérapeutique. Elle repense au passé, (son avortement survenu après le décès de sa mère et avant sa relation passionnelle avec Henri), se projette dans l’avenir.
Commentaires théorico-cliniques
L’amour que nous porte Léa a arrêté le processus de remémoration et surtout il fait apparaître dans son discours notre personne de manière continuelle. Nous sommes devenus sa drogue, la pire des drogues nous dit-elle. Elle a renoncé à toutes les drogues, mais ne peut renoncer à son amour pour nous. Ce surgissement de l’état passionnel a été consécutif à une mise à nu amené par le travail psychothérapeutique. En cela il n’a fait que révéler ce qui était déjà là, présent. En effet pour Léa l’amour était déjà présent dès les premiers entretiens comme un espoir posé sur un vide, une perte de soi, un abandon de soi. Ce qu’a dévoilé le travail psychothérapeutique avec Léa c’est l’existence d’une passion amoureuse inconsciente qui attendait l’occasion de se manifester. Cette passion était jusque-là recouverte par l’illusion de la drogue. Cette passion s’est manifestée dans le registre du transfert et lui a assigné une fonction particulière, celui de construction, de constitution de l’objet.
Ces mouvements transférentiels sont les modalités par lesquelles Léa tente de faire consister l’objet. Pour elle l’objet n’existe pas, il est manquant d’emblée. Toutes ses tentatives de constitution ou de construction de l’objet se réalisent dans la passion amoureuse ou haineuse. L’amour qu’elle nous porte est un amour créateur d’objets, au sens où elle ne peut, pour la première fois, plus manquer, dont elle ne peut plus se passer. C’est une tent ative donc de construction d’un premier objet qui demeurerait enfin permanent, un objet dont nous ne sommes pas le représentant mais plutôt l’incarnation. Avoir un objet dont elle ne peut, dont elle ne veut plus se passer alors que jusqu’alors et en particulier avec la drogue, elle était dans la jouissance du manque de la substance. L’héroïne, c’est bon seulement quand on est en manque, dit-elle.
Le transfert passionnel tel un fétiche ou un talisman révèle, selon R. Gori, “cette fonction particulière de l’objet qui face à l’horreur du rien consiste à être jeté sur un vide, purement et simplement à lui faire objection”. Cette fonction de l’objet trouve tout son développement, plutôt son fondement dans le revers nécessaire de l’amour qui est la haine. Nous avons qualifié de haine les mouvements passionnels, la vindication dont Léa a fait preuve à notre égard. Cette haine a pris la forme de ce qui semblait être une haine jalouse des femmes que nous aurions séduites dans le centre : la “blonde ou la métisse”. A posteriori nous pensons que cette jalousie ne s’inscrivait pas dans une dimension de rivalité oedipienne mais plutôt du côté du préjudice contre sa personne, son être. Elle nous interpellait du côté du reproche, qui pouvait prendre la forme du désespoir. Nous pensons que nous incarnions à la fois à ce moment-là la mère haïe et Léa elle-même. Son discours se concentre sur notre personne d’une manière exclusive et passionnelle, sur le mode du reproche et en même temps ce n’est que d’elle qu’elle parle, dévoilant la haine qu’elle se voue et l’inconsistance de son être. Et la passion haineuse va se pacifier quand elle va exprimer sa haine envers la mère. Ce qui va suivre va prendre les couleurs du désespoir. Elle va se présenter alors comme une enfant blessée. Nous voyons dans ce passage de l’amour à la haine puis à la désespérance et à la révélation de son être blessé un mouvement logique régrédient qui a été rendu possible par la constitution d’objets. Ce mouvement est venu conjurer l’état d’absence révélé par la scène traumatique.
Après la drogue, la passion amoureuse, puis haineuse, Léa va éprouver un sentiment de vide. “Ma vie est vide” Je n’aimerais plus jamais personne. C’est à ce moment-là qu’elle va faire advenir l’ultime objet qui est le chat. Nous pensons qu’il représente Léa. Le chat, c’est l’enfant blessé, abandonné qu’elle a recueilli, c’est le compagnon de son existence, son double. Elle dit l’avoir délaissé pour se consacrer à sa psychothérapie et cet abandon a provoqué sa maladie et sa mort. C’est son amour pour nous qui l’a tué. Comme c’est cet amour qui l’a mise à nu, au désespoir. Alors que le chat ne l’a jamais déçu. Le chat, c’est l’objet idéalisé qu’elle ne veut pas perdre même dans la mort, l’objet qui ne peut pas la décevoir.
Dans la cure de Léa, sous le couvert du transfert, s’est dévoilée une passion. R. Gori nous rappelle que Freud assigne à la passion la place d’une formation narcissique qui se déduit d’une perte. Et que la passion comme le transfert fait opposition à un travail de deuil. Ce travail de deuil qui “concerne moins ce que l’on a perdu que ce qui est demeuré irréalisé” est la visée de toute cure. Cette perte, c’est la perte de l’objet idéalisé de l’enfance qui pour Freud est dérivé du Moi idéal ou de l’imago maternelle. Pour J. Hassoun, la perte est du côté de la mère, “la perte de l’amour maternel en ce qu’il représente de reconnaissance.” Mais pour qu’il y est perte de l’objet, il faut que l’objet se présente d’abord. Dans la passion, nous dit J. Hassoun, c’est comme si une partie de l’objet avait été hors du travail de deuil à la suite d’un défaut de reconnaissance radicale. “Si l’objet dans sa qualité de non-spécularisable n’a pas été soutenu par le regard que l’infans porte vers le premier Autre qui à cet endroit a failli, il n’y a pas de deuil possible de l’objet, il n’est que de la perte à l’état de réel, d’horreur.” Dans la passion, le sujet bascule dans un réel qui tend à suppléer un défaut d’imaginaire. La perte a eu lieu, mais le travail de deuil n’a pas été réalisé, du fait “d’une non-présence d’emblée”. Et le passionné va suppléer à ce défaut de travail de deuil par la représentation “d’une fiction d’enfant”, par l’idéalisation de l’objet de la passion. La passion a donc une fonction de suppléance, et elle fait consister un objet qui tel l’objet fétiche selon R. Gori a une fonction, de voile, d’écran dans les deux sens du terme “souvenir-écran d’une image ensevelie dans l’actualité, en tant que suppléance et obstacle à la fois à l’innommable de la mémoire”. Dans la cure, cet objet peut être l’analyste, et plus précisément encore le dispositif de la cure elle-même.
La mise au travail psychique met en lumière à travers les mouvements transférentiels la structure du rapport que le sujet entretient avec ses objets. Ce rapport est corrélatif de la question même de l’existence du sujet. D’autre part, nous le voyons avec Léa, la cure construit une nouvelle histoire, crée une occurrence tout à fait nouvelle de construction dans l’analyse. Le transfert là n’est pas uniquement à entendre comme résistance, mais plutôt comme la construction tout à fait nouvelle pour elle d’une certaine permanence de l’objet.
Nous pensons que cette permanence, qui prend appui sur la permanence des séances, se précipite au sens chimique du terme dans l’avènement dans la cure de l’objet Chat (congelé) qui comme le dit Léa est une partie, une partie seulement d’elle-même. L’objet Chat est venu se poser sur le rien, le vide qu’a mis en évidence la passion amoureuse puis haineuse. Il a préservé Léa de la folie et de la solution mélancolique et a restauré sa “capacité dépressive”, dans ce phénomène de “glaciation”.
Bibliographie
Fedida, P (2001). Des bienfaits de la dépression. Paris, Odile Jacob.
Gori, R. (2002). Logique des passions. Paris. Denoël.
Hassoun, J. (1993). Les passions intraitables. Paris, Champs Flammarion, 2000.