Traces de la destructivité, entre Frankenstein et Prométhée
Dossier

Traces de la destructivité, entre Frankenstein et Prométhée

Y a-t-il une destructivité présente dès l’origine, fatalement présente dès la conception, engageant le vivant vers un destin funeste ? Des traces potentiellement destructrices, inscrites d’emblée, déterminées et déterminantes ? On pourrait partir d’un cas – un cas qui date de deux cents ans. Celui de Victor Frankenstein et de sa créature, le monstre qu’il a lui-même créé. Cette créature était-elle fatalement destructrice ? On lit peut-être trop souvent le roman de Mary Shelley à travers des interprétations toutes faites, utilisé à des fins technophobiques. Bien sûr, c’est le roman de l’exaltation du savant et de la destructivité de sa créature. Mais il a aussi de multiples autres facettes. Peut-être faut-il l’aborder comme n’étant pas interprété d’emblée, lui redonner une valeur énigmatique. Mary Shelley lui a donné pour sous-titre Le moderne Prométhée. C’est donc bien le mythe de Prométhée qu’il remet en jeu, de l’hubris de l’humain face aux dieux, qui se reporte aussi entre les humains. Un mythe porte une contradiction, quelque chose qu’on ne peut penser. Il résiste à l’interprétation. Peut-être faut-il d’abord le penser par rapport à sa fonction : la fonction de traiter, de mettre dans un récit, une fiction, quelque chose qui nous dépasse.

Ce roman, ce mythe moderne, qui n’a cessé d’être repris depuis 200 ans, a été écrit par une adolescente de 19 ans, qui a vécu sous le signe de la mort : la mort de sa mère suite à sa naissance, la mort de son enfant, la mort par suicide de la femme de son amant, Percy Shelley. La mort est pour elle liée tant à l’amour qu’à la procréation – la mort, la destructivité contenue dans la fabrication de la vie, est au centre du roman de Mary Shelley. On y revisite en effet la place du sexe et de la mort dans la procréation, et de tout ce qui peut venir brouiller la différence des sexes et des générations dans la généalogie. C’est ainsi qu’on pourrait prendre ce roman, ce mythe moderne, pour nous aider à penser les conséquences, tant subjectives que sociétales, entre exaltation et destructivité, des nouveaux modes de procréation. Victor Frankenstein fabrique sa créature en court-circuitant la sexualité, sans passer par le corps d’une femme, sans gamètes, en partant de la mort, de fragments de cadavres. En cela, il va plus loin que ce que l’on peut réaliser aujourd’hui avec les bio-technologies de la procréation. Pourtant, celles-ci débouchent aussi sur une réalité inédite, décalée par rapport à ce que l’on connaissait jusqu’ici, qui bouscule tous nos repères.

On pourrait prendre l’exemple des procréations transsexuelles. Pourquoi pas en effet des procréations chez les transsexuels. Ceux qui changent de sexe peuvent conserver leurs gamètes. Les femmes qui deviennent des hommes peuvent conserver leur utérus. Bref, il y a le moyen de faire que la procréation soit possible au-delà du changement de genre. Mon propos n’est pas de le discuter, ni de le contester, ni d’en faire une démarche à considérer seulement entre exaltation et destructivité. Ce qui n’empêche que tout cela nous fait aller vers un monde nouveau, inconnu. A travers ce type de procréation, on est projeté dans un monde où une mère peut revendiquer d’être père, comme avec ce cas de ce transsexuel FtM (Female-to-Male) qui a conservé ses organes génitaux internes, et a conçu un enfant suite à une insémination. Il est donc la mère biologique de cet enfant, tout en voulant être reconnu comme étant son père. Dans un autre exemple, à l’inverse, une femme transsexuelle MtF (Male to Female) ayant procréé avec ses propres spermatozoïdes qui avaient été conservés et qui a fait ensuite les démarches pour être reconnue père, tout en restant cependant une femme. On est donc aujourd’hui à l’époque où on peut être femme et père, mais aussi homme et mère. Cela montre en tout cas à quel point on peut faire des choix bien au-delà des défits de la nature.

Cette réalité nouvelle se révèle difficile à penser. On n’en mesure pas les conséquences. Plus elles sont présentes, moins on peut se les représenter : ce qui se présente à travers les biotechnologies le plus souvent n’est pas représentable. Au point de déclencher une angoisse qui peut prendre aussi toute la société. A témoin, les débats qui agitent les commissions d’éthique, qui deviennent les observatoires de la perplexité, des observatoires des limites de la représentation, mais surtout des observatoires des angoisses contemporaines. L’impensable généré dans l’exaltation par les biotechnologies peut déboucher sur l’angoisse. On passe de l’exaltation à l’angoisse. Peut-on aller jusqu’à la destructivité ? Y aurait-t-il un lien entre exaltation et destructivité ? Passe-t-on fatalement de l’exaltation à la destructivité ? Et si oui, comment ? Y aurait-t-il une autre issue ?

Victor Frankenstein

Partons donc du cas de Victor Frankenstein, ce médecin de Genève qui, dans l’exaltation, découvre le mystère de la vie : « je réussis à trouver la cause de la génération et de la vie »1. Il réussit à « infuser la vie à un corps inanimé »2, à introduire « l’étincelle de vie » dans la matière inerte laissée par la mort. Frankenstein est bel et bien un Prométhée moderne, comme le titre Mary Shelley, annonciateur des biotechnologies contemporaines, capable de créer la vie sans passer par la sexualité et la génération. Mais Frankenstein passe de l’exaltation à la panique. Face à la créature qu’il vient de fabriquer il est pris par l’effroi. C’est sa première réaction. Il est saisi par l’horreur, envahi par le dégoût : « … je vis s’ouvrir l’œil jaune et vitreux de cet être. Sa poitrine se soulever et il commença à respirer péniblement. Brusquement un mouvement convulsif agita ses membres »3. Et que fait Victor Frankenstein, le créateur ? Il prend la fuite, terrifié par le produit de son acte : « … la beauté de mon rêve s’évanouissait, et l’horreur et le dégoût remplissait mon cœur. Incapable de supporter la vue de cet être que j’avais créé, je me précipitais hors de la pièce… je tentais de fuir le misérable, dont je craignais la rencontre à chaque coin de rue »4. C’est ainsi que Frankenstein abandonne sa créature, la laissant sans nom, dans l’anonymat le plus absolu, directement adulte, sans éducation, sans transmission, sans un point d’où il puisse d’une quelconque façon se voir aimable5, l’amenant ainsi à un destin destructeur.

C’est un des messages du roman de Mary Shelley, trop souvent laissé de côté par rapport à l’horreur fascinante du monstre, relayée par l’imaginaire collectif. Le soi-disant monstre, rejeté par son créateur, tente de s’éduquer tout seul, à partir de ses sensations, application romanesque des thèses de Condillac6 et des sensualistes. Il ne peut s’éduquer tout seul, sans Autre. Est-ce cela qui le rend destructeur ? Ses crimes, bien que monstrueux, sont ciblés : le frère de Victor, William (qui porte le prénom du père de Mary Shelley et de son fils né en janvier 1816, peu avant l’écriture du roman pendant l’été à Genève), la fiancée de Victor, et son meilleur ami. C’est déjà beaucoup ! Il ne tue pas de façon indifférenciée. Malgré la destructivité qui l’habite, il ne tue pas hors de son histoire. Il n’est pas complètement débordé par des passions destructrices qui le dépassent. Il est même capable de culpabilité, qu’il énonce devant Victor Frankenstein qui s’éteint : « Voilà encore une de mes victimes !… Cette mort est la consommation de mes crimes. Elle clôt la longue liste des meurtres que le destin m’avait imposés. Ah, Frankenstein, être bon et généreux ! A quoi bon maintenant te demander pardon ?… Moi qui en tuant les tiens suis la cause de ta mort dans ce désert de glace… »7. Devant Frankenstein mort, la créature exprime le dégoût d’elle-même, l’horreur devant le crime. Il évoque sa souffrance qu’il éprouvait pendant qu’il les perpétrait, son remords : « le remords empoisonnait mon cœur pendant qu’un effrayant égoïsme me poussait à agir »8. Il se dit avoir été l’esclave d’une impulsion qu’il exécrait. C’est ainsi que la créature décide finalement de se donner la mort, et disparaît sur un radeau de glace, pour accomplir son dernier projet destructeur et rédempteur à la fois : « Je monterai en triomphe sur mon bûcher funèbre, j’exulterai dans mon agonie et les flammes vengeresses effaceront les traces de mes crimes »9. Périr par les flammes dans un désert de glace : une scène en contre-point de « l’étincelle de vie » par laquelle Frankenstein l’a extrait de la mort, des morts dont il est issu.

Mais Victor Frankenstein, le créateur, lui aussi se sent coupable face à sa créature. Là aussi, c’est dans la glace que la scène se passe, dans une autre mer de glace, celle en dessus de Chamonix, peu après le meurtre du petit William. Sa créature l’accuse : « Souviens-toi que je suis ta créature ; je devrais être ton Adam ; mais je suis plutôt l’ange déchu, que tu rejettes »10. La créature accuse ainsi son créateur, pointe sa responsabilité, jusqu’à se révolter contre Victor : « Créateur maudit ! Pourquoi vivais-je ? Pourquoi en cet instant n’éteignis-je pas l’étincelle de vie que vous m’aviez donnée avec si peu de réflexion ? »11. Au point que Victor reconnaît sa faute : « Pour la première fois aussi, je ressentais ce qu’étaient les devoirs d’un créateur envers sa créature »12.

La créature est destructrice parce qu’elle est seule, sans autre, dans la détresse de la solitude. N’est-ce pas une des causes générales de la destructivité ? La créature n’a pas tort. Il anticipe même d’une certaine13. Quoi qu’il en soit, Victor admet cette hypothèse sur la destructivité de sa créature et c’est sur ce constat qu’il accède à sa demande de lui créer une compagne, une femme qu’il puisse aimer et de laquelle il puisse obtenir l’amour : « si je suis malfaisant, c’est que je suis malheureux […] Vous devez créer pour moi une femme avec qui je pourrai vivre et échanger ses sentiments affectueux nécessaires à tout être vivant »14. S’il peut aimer ou être aimé, il sortira de sa destructivité : « pour l’amour d’une seule créature, je ferais la paix avec le genre humain tout entier »15.

Victor entreprend cette nouvelle fabrication. Mais très vite il réalise qu’il est dans la répétition, dans la même exaltation. Et il ne veut pas se laisser prendre comme la première fois par sa quête du mystère de la vie, qui l’avait sorti du monde, de toute regard sur ce qu’il était en train de réaliser, en l’isolant de tous ceux qui l’aimaient, le rendant inatteignable, inaccessible, coupé de l’autre, coupé de la vie, tout occupé qu’il était à créer la vie. Mais il y a surtout quelque chose d’autre qui réveille Frankenstein et l’amène cette fois à refuser de répondre à cette demande : c’est la question de la procréation. Il est capable de créer la vie. Mais avec le fait de créer une femme, il ouvre la perspective à ce que ses créatures se reproduisent elles-mêmes et donnent naissance à une lignée qui perpétue la monstruosité16. Il réalise que la reproduction sexuelle et la généalogie sont les dimensions impossibles à maîtriser. Si Victor Frankenstein a réussi à créer la vie, il refuse à sa créature de la transmettre au-delà, de se perpétuer. Il lui refuse la lignée. Sa fabrication doit rester une création sans généalogie. Il y a peut-être là un risque que comporte toute biotechnologie qui vise à la fabrication de la vie17. La reproduction de la vie, c’est aussi la création de ce qui ne peut être maîtrisé. On peut se demander si on ne va pas retrouver ce même type de dilemme comme un point limite face à toute avancée qui vise la procréation, la création de la vie, sa transmission plus exactement, en particulier à travers les technologies contemporaines qui visent à sa conception ?

Les biotechnologies avancent-t-elles toute seules, au-delà de ceux qui les ont conçues, comme la créature produite par Victor Frankenstein ? Face aux avancées des biotechnologiques, à l’exaltation qu’elles suscitent, une panique semble surgir, une panique parfois contagieuse. Une crainte de la destructivité qui pourrait résulter du fait d’être dépassé par des créations dont on pourrait perdre totalement le contrôle.

Frankenstein est bel et bien un Prométhée moderne. Il oblige à se resituer par rapport à ce que ce mythe met en jeu, à savoir l’hubris propre à l’humain, sa démesure, son orgueil, son exaltation. Cette hubris a-t-elle fatalement un destin destructeur ? Prométhée façonne le premier homme à partir de la glaise avant de voler le feu au ciel pour animer sa créature. Cet acte transgressif a entraîné la vengeance des dieux, à travers le supplice sans fin prescrit par les dieux qui l’ont fait enchaîner à un rocher, « où un vautour lui dévorait perpétuellement le foie, organe de la colère et du tourment »18. Le héros transgressif du mythe grec utilisait la terre et le feu, Frankenstein, lui, est parti de fragments de cadavres et de la force galvanique. Aujourd’hui, on part de gamètes ou de cellules souches reprogrammées, bientôt peut-être de matières synthétiques, pourquoi pas aussi virtuelles, allant de plus en plus vers des interfaces avec des machines et des stratégies prosthétiques : est-ce que tout cela doit être vu comme transgressif, exalté, et potentiellement destructeur ?

La butée sur l’impensable

Sous l’impact des biotechnologies, le monde est soumis à des changements de plus en plus difficiles à penser, dont on ne mesure pas les conséquences. Les avancées des biotechnologies amènent avec elles des questions nouvelles, inédites, difficiles à penser, aux dimensions encore irreprésentables, qui font buter sur l’impossibilité de se représenter ce dont il s’agit. Des points de butée, des butées logiques sur un impossible à penser19 – un butoir de la pensée, quelque chose sur quoi la pensée achoppe. Des butées « logiques » parce qu’issues des limites du logos pour aborder les questions qui se posent. On est entré dans une sorte de spirale : plus les bio-technologies se développent, plus elles interviennent sur le réel en créant des possibilités nouvelles, plus les questions se multiplient et plus les points de butée apparaissent au premier plan. Plus on bute sur des impasses de la pensée, moins on sait de quoi il s’agit, plus les questions non résolues se multiplient, plus les avis divergents prennent le dessus. D’où des questions qu’on adresse comme en urgence aux comités d’éthique, qui deviennent ainsi les chambres d’écho de la perplexité contemporaine face aux avancées des technologies, au risque d’être pris eux-mêmes par les mêmes vertiges que ceux qui les interrogent, au point de déboucher sur l’angoisse, sur un « point panique »20. On risque de remplacer le défaut d’élaboration des problèmes rencontrés par la multiplication d’avis, de plus en plus divergents, ce qui ne va pas réduire la panique qui en résulte. On passe ainsi, d’un avis à l’autre, d’une querelle à l’autre, d’un point panique à l’autre, en mêlant au discours éthique des scénarios imaginaires, qu’ils soient catastrophistes ou au contraire bio-prophétiques. Une vraie impasse de la pensée, un vrai cercle vicieux. Ce qui est particulier avec les biotechnologies aujourd’hui, c’est ce que l’on pourrait désigner21. Et le fantasme pousse aussi la science à concevoir de nouvelles techniques qui permettent de réaliser ces nouveaux scénarios. Et ainsi de suite, jusqu’à l’infini, sans mettre de limite à l’impossible, basculant du même coup dans une panique sans limite.

Mais ils font du même coup buter sur un réel impensable, qui angoisse jusqu’à la panique, et qui va se trouver inclus dans un nouveau fantasme. Lacan pose très clairement le rapport du réel au fantasme : « C’est par apport au réel que fonctionne le plan du fantasme. Le réel supporte le fantasme, le fantasme protège le réel »22. Avec le réel, le fantasme inclut aussi l’angoisse : le réel et l’angoisse inclus dans le scénario du fantasme, sont à la fois traités par celui-ci tout en pouvant être remis en jeu si celui-ci est activé. Les biotechnologies semblent permettre de franchir toutes les limites. Finalement c’est cette spirale entre biotechnologie et fantasme qui est destructrice, plus que les technologies elles-mêmes.

Vers une issue

Jusqu’où faut-il aller ? Quelle position prendre ? Être du côté des techno-prophètes, pris par la fascination technologique, ou des bio-catastrophistes23 qui dénoncent le pire, en prenant leurs exemples dans les situations les plus extrêmes. S’il y a un enjeu pour le clinicien, pour le psychanalyste face aux bio-technologies, c’est d’être à la hauteur du temps qu’il vit24. Il s’agit de veiller à ne pas se laisser aller à glisser sur une pente conservatrice. On ne peut maudire son propre temps. Si classiquement, la science visait d’abord à produire un savoir nouveau, pour en déduire des techniques, aujourd’hui la science opère d’abord sur le monde à travers ses techniques, qui produisent un monde nouveau, un monde inventé, dont on ne sait pas ce qu’il est. La science bute sur un non-savoir.

Nous voilà dans un cercle sans fin : plus on intervient, plus le réel surgit. Plus il surgit, moins on sait de quoi il s’agit. Plus la panique augmente. Faut-il considérer, comme l’annonçait Freud dans Moïse et le monothéisme, que la science aurait irrémédiablement fait « un pacte avec la barbarie »25 ? Allons-nous vers une crise du symbolique ? Cette crise est-elle fatalement destructrice ?

Ne pourrait-on pas distinguer une destructivité de mort et une destructivité de vie : une destructivité qui va vers un destin créateur ? On peut faire usage de la destructivité à des fins créatrices. On pourrait en effet repérer une paradoxale destructivité à l’œuvre dans le travail du créateur, une destructivité nécessaire pour s’ouvrir à des formes nouvelles de création : une sorte de « sublimation » de la destruction, relançant sans cesse la création26. Comme dans la méthode inductive, Francis Bacon dans son Novum organum en 1620, où la pars destruens qui devient du même coup la pars construens, les deux processus étant inséparables l’un de l’autre. Ce qu’on retrouve chez son homonyme, le peintre Francis Bacon au XXème qui peint l’impossibilité de peindre un visage, où l’accident dans la représentation devient la source de la représentation. Ou avec Picasso, tel qu’on peut le voir à l’œuvre dans le film de Clouzot, Le mystère Picasso, où il montre à quel point la création de l’artiste repose sur un incessant travail de destruction. On voit Picasso ne jamais s’arrêter à des formes produites, les détruisant pour en refaire de nouvelles, avec le désir pour celui qui regarde ce travail, de l’arrêter avant qu’il ne recouvre de noir tout ce qu’il avait créé.

Le pari du clinicien, c’est aussi de transformer la destructivité en effets de création, ou au moins de faire reculer la destructivité en la réorientant vers la vie, à travers une invention nouvelle du quotidien, une création du quotidien. De s’en servir pour ouvrir au sujet – à chaque sujet, un par un – des voies nouvelles pour advenir au-delà de la destructivité ou de l’exaltation : qu’Eros et Thanatos puissent enfin se lier dans le sens de la vie. Plutôt que de situer le débat entre exaltation et destructivité dans le champ des biotechnologies, allant vers une crise du symbolique, ne faudrait-il pas plutôt considérer que le curseur du symbolique27 est en train de se déplacer aujourd’hui plus vite que notre capacité à le suivre ? Le monde change. A nous de pouvoir le suivre dans ses changements. Et pour pouvoir le suivre, il s’agit de faire d’abord confiance à la clinique – de faire un retour à la clinique, qui parfois s’est retirée derrière des protocoles standardisés, voire des avis a priori. Il s’agit d’aborder ce monde nouveau au cas par cas, loin des généralités de ce qu’on peut dire ou penser de tout cela. Finalement, pour la psychanalyse, il n’y a d’éthique que du particulier. On ne peut passer que par le détail qui échappe, par la surprise qui survient. Ne pas ramener le sujet qu’à son mode de procréation, ne pas en faire un destin, mais suivre chaque sujet dans ses solutions, ses bricolages, ses inventions, qui vont bien au-delà des recettes de la science et des technologies qui s’en déduisent. C’est là que la clinique peut faire reculer la destructivité, inventant des liens nouveaux, toujours uniques, différents et irremplaçables.

Notes

  1. Mary Shelley, Frankenstein ou le moderne Prométhée, traduction Eugène Rocartel et Georges Cuvelier, Pocket, Paris, 1995, p. 65.
  2. Ibid., p. 71.
  3. Ibid., p. 71.
  4. Ibid., p. 72-73.
  5. sur la nécessité de ce point d’où le sujet puisse se voir aimable, voir : Lacan J., Le séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, 1964, Paris, Seuil, 1973. p. 243.
  6. on pourrait dire avec Michel Serres que Frankenstein, c’est bel est bien littéralement la « pierre française », référence indirecte à la statue de Condillac (conférence donnée à la Fondation Brocher, Genève, le 11.06.16, dans le cadre des manifestations sur le bicentenaire du roman de Mar Shelley) ; même si Michel Serres n’est pas allé jusque là, on pourrait aussi se demander si le prénom de Victor n’est pas une allusion à Victor de l’Aveyron, l’enfant sauvage, et au débat qui a eu lieu une quinzaine d’année auparavant entre Pinel et Itard sur le destin des enfants abandonnés à la nature, sans Autre, et sur leur possibilité de récupérer dans l’après-coup ce qui ne leur a pas été donné au bon moment, par l’action de l’autre humain, du Nebenmensch, pour reprendre de façon anachronique le terme freudien à propos de l’expérience de satisfaction.
  7. Mary Shelley, op.cit, 260.
  8. Ibid., p. 261.
  9. Ibid., p. 265.
  10. Ibid., p. 122.
  11. Ibid., p. 165.
  12. Ibid., p. 124.
  13. Freud S., « Pourquoi la guerre ? » (1932), in Résultats, idées, problèmes, II, PUF, Paris, 1985, page 211.
  14. Ibid., p. 174.
  15. Ibid., p. 175.
  16. Finalement Frankenstein détruit la femme que lui avait demandé sa créature, pour éviter que vienne de leur union « une race de démons » qui se propage ensuite sur la terre ; en effet : « une des premières conséquences de cet amour dont le démon éprouvait tant le besoin serait la naissance d’enfants », Ibid., p. 199.
  17. Il y a une parenté étymologique troublante entre vie et violence. La vie produite biologiquement peut introduire à violence : c’est peut-être aussi ce qui fait passer Lacan du terme de biologie à ce qu’il désigne comme « la viologie, la logie de la violence », Lacan J., « RSI, 8 avril 1975 », Ornicar, 1975/76, 5, p. 45.
  18. Voir à ce propos le développement sur Frankenstein et Prométhée dans le texte introductif de David Spurr, « Frankenstein, créé des ténèbres », en ouverture du catalogue de l’exposition pour les 200 ans de l’écriture du roman de Mary Shelley, publié sous le même titre, sous la direction de David Spurr et Nicolas Ducimetière, Gallimard & Fondation Bodmer, Paris, Genève, 2016, p. 9.
  19. «… la butée logique de ce qui, du symbolique, s’énonce comme impossible. C’est là que le réel surgit », Lacan J., Le Séminaire, Livre VIIL’envers de la psychanalyse, 1969-1970, Paris, Le Seuil, 1991, p. 143.
  20. Avec les biotechnologies, on opère sur le réel, on touche concrètement au réel : on fabrique des situations nouvelles dont on ne sait pas ce que c’est. On a créé un monde, un monde inventé, sans savoir où l’on va. Quelque chose apparaît donc dans « l’aventure de la science » (Lacan J., Le Séminaire, Livre VI, Le désir et son interprétation, 1958-1959, Paris, La Martinière/Champ Freudien, 2013, p. 449.) qui est au-delà de toute connaissance possible (Ibid., p.450). Cet impossible se manifeste précisément pour Lacan à travers ce qu’il désigne comme « le point panique » (Ibid., p.108).
  21. Lacan J., « Allocution sur les psychoses de l’enfant », 1967, in Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 366.
  22. Lacan J., Le séminaire, Livre XILes quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, 1964, Seuil, 1973, p. 41.
  23. Lecourt D., Humain, Posthumain, Paris, PUF, 2003.
  24. « Qu’y renonce donc plutôt celui qui ne peut rejoindre à son horizon la subjectivité de son époque »Jacques Lacan, Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse (1953), In : Ecrits, Seuil, Paris, 1966, 321.
  25. Freud S., L’homme Moise et la religion monothéiste, 1939, Paris, Gallimard, 1986, p. 131.
  26. Comme l’a dit Kraus « L’artiste est celui qui transforme la solution en énigme ». Voir Giorgio Agamben. Aby Warburg et la science sans nom : In Giorgio Agamben, Image et mémoire, Ed. Hoëbeke 1998, page 17
  27. Selon une expression de la philosophe Marie-José Mondzain.
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