L’organisation de la sexualité infantile est ce qui détermine l’organisation de la vie psychique et qui sous-tendra l’organisation des relations ultérieures de l’individu et celle de sa pensée. Lorsque Freud parlait du biphasis-me de la sexualité humaine en décrivant une sexualité infantile, puis une sexualité adulte, il donnait une formulation globale, selon un modèle biologique, à une évolution dans laquelle il avait en fait décrit de nombreuses phases psychiques : phase d’autoérotisme, relation aux objets partiels, mouvement narcissique, efflorescence du complexe d’oedipe, déclin de celui-ci, refoulement de la sexualité à la période de latence, reviviscence et accomplissement de la sexualité à l’adolescence…
Il est indispensable pour l’enfant de passer d’un espace où sa sexualité est étroitement liée aux soins maternels et aux personnes qui les prodiguent à un espace qui s’élargit peu à peu pour devenir finalement social. Le registre de la sexualité infantile se divise si l’on veut en deux : d’une part en un espace sexuel et affectif qui restera organisé autour de la figure des parents et, complémentaire-ment, en un espace d’investissement des autres enfants et d’adultes étrangers. La période de latence pourrait être décrite comme la transformation réussie de cet espace sexuel premier en un espace sexuel second.
La période de latence est, selon Freud, une période de latence sexuelle, une période où la sexualité infantile connaît un premier palier de refoulement, ce qui entraîne un changement manifeste du comportement à l’égard des adultes. Les désirs sexuels oedipiens, exprimés directement à l’égard des parents s’effacent, les supputations qui permettraient à l’enfant de se débarrasser du parent de même sexe pour épouser l’autre ne sont plus tenables ; Freud parlait, pour décrire ce moment de la vie psychique, du “déclin du complexe d’oedipe”. Ce déclin est particulier : si l’oedipe est abandonné en tant que projet il devient l’organisateur symbolique souterrain de toute la vie psychique. Une sorte de “dormition” du complexe d’oedipe s’installe et conditionne son assomption comme organisateur de la vie psychique inconsciente.
Mais les capacités de refoulement des enfants autour de six ans ne sont pas si grandes et le refoulement des fantasmes oedipiens ne pourra se développer que si l’énergie sexuelle se trouve dérivée sur d’autres objets. Nous pensons que le déplacement des désirs sexuels manifestes, initialement dirigés vers les parents, en direction des camarades de jeu, des contemporains, est une condition de ce refoulement de la période de latence. Refoulement relatif donc. Une sexualité unigénérationnelle vient remplacer la sexualité transgénérationnelle qu’il faut abandonner.
Les enfants passent, d’une certaine manière, du registre d’Eros à celui d’Antéros. Cette opposition entre Eros et Anteros a été introduite par Denise Braunschweig et Michel Fain. Eros dans cette opposition n’est pas l’Eros freudien, l’instinct de vie qui s’oppose à Thanatos, c’est l’Eros de la satisfaction sexuelle du couple hétérosexuel, du couple des parents ou du couple idéal que l’enfant en période oedipienne aimerait former avec le parent de l’autre sexe. Antéros désigne la sexualité de groupe, la sexualité qui s’adresse aux enfants du même âge et que ces enfants soient garçons ou filles. Il s’agit d’une sexualité psychiquement homosexuelle dans la mesure où le groupe des pairs est dans une situation sexuelle semblable par rapport aux adultes. La différence des générations est en effet à ce moment-là de la vie, la différence sexuelle essentielle. C’est une idée sur laquelle René Diatkine insistait beaucoup à juste titre : il y a d’un côté les adultes, hommes et femmes, qui disposent du pouvoir d’exercer la sexualité et les enfants, qui, de ce point de vue là, sont également châtrés, également privés de l’accès à la sexualité accomplie du fait de leur immaturité physique ; de ce point de vue, les enfants des deux sexes sont, entre eux, à égalité : différence anatomique entre les sexes ne joue que comme une “petite différence” que les garçons surinvestissent d’une manière considérable et que les filles surinvestissent par défaut à leur manière.
Les enfants organisent à cette période une forme de sexualité homogénérationnelle, psychiquement homosexuelle : garçons et gar çons manqués que sont les filles vivent sous une référence phallique-narcissique commune. Une sorte de sexualité de groupe se met en place, laquelle est en fait homosexuelle par désinvestissement relatif de la différence des sexes. L’importance de ces échanges sexuels et sociaux entre enfants à cette période, et le fait que les rôles y soient assez interchangeables, forge une forme d’égalitarisme.
La sexualité infantile, à la période dite de latence, n’est pas, en elle-même, si latente que cela : des jeux sexuels entre enfants se développent à l’insu des adultes et une activité masturbatoire perdure, mais d’exhibée fièrement qu’elle était, elle devient occulte et source de conflits. C’est le rapport de cette sexualité aux parents qui est refoulé. Très souvent, les jeux sexuels à la période de latence apparaissent de façon relativement accidentelle, en vacances entre cousins, ou bien pendant des activités sportives, mais ce n’est pas forcément quelque chose de régulier. L’essentiel est leur limitation au groupe et le secret gardé à l’intérieur d’une même génération.
Le comportement des adultes change parallèlement : les échanges corporels sont plus distants, le refoulement de la sexualité est délibérément encouragé par les parents et la curiosité sexuelle défléchie vers le développement des connaissances et des apprentissages. Mais si les adultes se comportent de façon séductrice ou se montrent complices des tentatives de satisfaction sexuelles des enfants le refoulement se fait mal et l’excitation déborde les capacités d’élaboration de l’enfant qui se voit contraint de réprimer sa sexualité au lieu de lui trouver une voie d’expression ludique, masturbatoire et sublimatoire.
On peut ainsi décrire deux types opposés de fonctionnements psychiques à la période de latence : ceux qui s’effectuent sous le signe du refoulement et ceux qui se déroulent sous le signe de la répression. Nous opposons ainsi des latences à refoulement et des latences à répression.
Dans le premier cas, le fonctionnement psychique associe refoulement, instances individualisées (moi, ça, surmoi), représentations qui sont le reflet d’une organisation pulsionnelle suffisamment cohérente et différenciée ; les mouvements libidinaux oral, anal, phallique sont gérés par le refoulement des représentations qui les expriment. L’enfant se reconnaît dans ce système qui lui permet des échanges assez harmonieux avec son entourage. Dans l’autre cas de figure c’est la répression qui se trouve au premier plan. Alors que le refoulement procède par le surinvestissement d’une représentation pour en masquer une autre trop vive, la répression s’attaque directement par des moyens moteurs ou sensoriels à l’excitation elle-même. La répression est musclée, le refoulement est ludique et s’accompagne d’un certain plaisir. Lorsque le refoulement n’est pas possible et que la répression échoue, l’activité de l’enfant est envahie par une excitation qui ne lui permet pas de la poursuivre de façon coordonnée, et c’est le cas dans le fonctionnement “prépsychotique” décrit par René Diatkine : un enfant dessinant une maison, au moment où il commence à figurer la fumée qui sort de la cheminée, est brusquement saisi d’une excitation qui lui fait crayonner toute la feuille, casser la mine, déchirer le papier… Un enfant qui fonctionne sous le régime de la répression peut, par exemple, s’arrêter au moment de dessiner la fumée : il inhibe son excitation en même temps que l’ensemble de son activité psychique.
Dans les latences à répression on voit surgir des imagos plus qu’on ne voit fonctionner d’instances. Figures psychiques porteuses d’une excitation massive et exerçant sur le fonctionnement mental une véritable dictature. Alors que le régime d’instances et de représentations se réfère aux expériences de satisfaction qu’il vise à faire revivre, le système imagoïque emploie les procédés de l’emprise et tend à y faire s’engouffrer l’excitation sans qu’une satisfaction de type pulsionnel puisse en découler.
Ces enfants organisés dans des latences répressives posent des problèmes très difficiles à résoudre puisqu’elles impliquent chez eux non seulement une grande excitabilité, mais une difficulté à organiser le tissu psychique lui-même. Il s’agit d’une fragilité narcissique particulière qui vient compromettre la continuité même du fonctionnement psychique.
Le caractère massif des procédés de la répression, de l’inhibition obtenue par un défléchissement des investissements libidinaux dans le registre de l’emprise, a des conséquences sur le fonctionnement intellectuel et cognitif. La constitution même des représentations et leur jeu réciproque étant entravés, le double registre qui permet le fonctionnement intellectuel est déséquilibré. Le déroulement de la pensée associe en effet deux registres : le jeu des représentations proprement dites avec toute leur charge affective et un second degré qui implique des représentations de représentations.
Les mots par exemple sont des représentations de représentations. Si leur continuité avec la représentation initiale est trop grande, leur capacité à soulever de l’excitation est trop forte, la pensée spéculative -la réflexion- s’arrête alors pour se poursuivre en rêverie ou s’inhiber complètement ; un autre cas de figure est donné par la mise en place d’une formation réactionnelle conduisant à l’abstraction. Un jeu de représentations au troisième degré permet de s’éloigner davantage des représentations excitantes, des modes de pensée abstraits, mathématiques ou philosophiques se mettent en place.
Au moment de l’entrée dans l’adolescence, cette forme de sexualité de groupe quitte le registre anticipateur du jeu pour entrer dans celui des expériences érotiques. Il s’agit d’une sexualité de groupe dans la mesure où le flirt est très souvent instable, c’est-à-dire que les partenaires changent volontiers et que tout se passe dans le groupe, dans “la bande”, souvent en public. Les groupes d’adolescents des deux sexes organisent des rencontres à but érotique où se développe une sexualité commune à travers la danse, des jeux de flirt en commun. Ces séances initiatiques que constituent les surprises parties d’hier et leurs équivalents d’aujourd’hui, dans lesquels une certaine forme de sexualité de groupe est mise en place, favorisent les échanges de partenaires : sexualité adolescente sous le signe d’Anteros. Ce type de sexualité sera abandonné lorsqu’une relation amoureuse de couple commencera à apparaître entre deux individus du groupe. Ils commencent par se cacher aux regards du groupe, puis finissent par le quitter pour former un couple : les amoureux sont seuls au monde. D’une sexualité organisée sous le règne d’Antéros, le couple rétablit une sexualité soumise au règne d’Eros. La boucle est alors bouclée et le complexe d’oedipe reprend ses droits.