Un psychiatre littéraire. Etude de cas esthétique
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Un psychiatre littéraire. Etude de cas esthétique

Au début était le verbe, et avant lui le rythme, le rythme de l’interaction. Il m’arrive de l’oublier mais la musique du quotidien, des rencontres en ravive la présence dans divers contextes transférentiels si bien décrits par Daniel Stern (1993). Ces précurseurs du langage (les choses avant les mots), je les retrouve aussi aujourd’hui dans les travaux de Bernard Golse ainsi que dans ma pratique d’écrivain (Golse, 1999, Gutfreind, 2007). On y parle du rythme, de l’art, de la syntonie des premières rencontres de la vie. On y parle des origines.

Ma première vocation était la littérature. Elle a frappé à ma porte avant la psychiatrie et la psychanalyse. Je suis devenu psychiatre de bébés puis d’enfants, quand j’étais déjà perdu depuis longtemps pour un regard objectif. Ensuite, je suis devenu psychanalyste bien après être entré dans le domaine de l’intersubjectivité. Jeune médecin, j’écrivais et je publiais des livres pour enfants et de la poésie au Brésil. Cela m’a permis d’aller dans les écoles pour raconter des histoires. J’animais aussi des groupes d’adolescents en utilisant la poésie comme médiation, dans le cadre des projets publics du Secrétariat de la Culture de Porto Alegre, au sud du Brésil. À l’école, en tant qu’écrivain, je constatais que les enfants criaient parfois, riaient assez souvent et manifestaient toujours le plaisir de s’exprimer. La neutralité, les visages figés étaient assez rares. Je n’avais jamais entendu parler d’espace potentiel au sens winnicottien (1951) ou ludique au sens pavlovskinien (1980), mais le cadre groupal que je créais alors avec ces enfants ouvraient ces espaces. Je ne pensais pas aux concepts qui entraient en jeu (littéralement), j’étais un médecin de famille qui, de temps en temps, pensait à devenir un psychiatre. J’ignorais que j’étais déjà un « psy » à travers mes capacités à rencontrer, à conter, à écouter et surtout à jouer, co-construire et tisser un discours, un sens.

Avec les adolescents, dans les groupes de la Maison de la Culture, je voyais des jeunes souffrants, déprimés, voire suicidaires. Ils parlaient de tout cela à travers la poésie, ils trouvaient leurs métaphores, composaient des rythmes à propos de leur envie de mourir. Ils donnaient du sens à leur souffrance. Et ils vivaient. Je ne diagnostiquais pas, je ne prescrivais pas, je n’étais pas un psy au sens strict du terme. Je faisais des livres, je racontais des histoires, je rencontrais les gens. Je vivais avec eux simplement et cela, en général, marchait bien. Finalement, j’ai tout de même fait mon internat de psychiatrie au Brésil. Au bout de trois ans, je suis devenu un psychiatre d’orientation psychanalytique et je prescrivais des médicaments de temps en temps. Toutefois, je n’ai pas arrêté d’écrire, d’aller dans les écoles, de rencontrer des adolescents autour de la poésie. Mais, il y avait alors désormais deux moments : le moment esthétique et le moment clinique. L’art et la vie pourrait-on dire. L’art et le travail. J’étais double, partagé, voir dissocié, scindé. J’écrivais et je prenais en charge. Heureusement, si l’on aspire suffisamment à rencontrer l’autre, on peut toujours être sauvé. Ce sont bien les rencontres qui nous fondent et nous sauvent. Est-ce que la psychanalyse s’écarte trop de cette idée ? R. Schafer (1983), par exemple, a attiré notre attention à ce sujet, d’autres comme A. Ferro (2000) continuent de le faire.

J’ai rencontré le professeur Salvador Célia, le précurseur de la psychiatrie de l’enfant et de la psychiatrie communautaire au Brésil. Il m’a initié à ce que je connaissais déjà mais que je n’osais pas appeler psychiatrie. C’est bien là peut-être l’art des grands maîtres : nous faire découvrir ce que l’on a déjà en soi mais que l’on n’a pas encore nommé, ou que l’on n’a pas encore osé nommer. S. Célia osait. Il m’a appris ce qu’est l’espace potentiel de Winnicott et l’espace ludique de Pavlovsky. Il m’a expliqué l’importance de la relation, de l’intersubjectivité, de la rencontre et des échanges affectifs pour en arriver aux mots (Golse). Sur ce chemin, j’ai enfin découvert qu’être un psychiatre d’enfants et un écrivain, c’était pareil. Il n’y avait plus de clivage, au contraire… Ensuite, je suis parti en France. Quand on a goûté aux bonnes rencontres, on en devient gourmand.

J’ai alors connu Serge Lebovici, ami de Salvador Célia. Il m’a invité à raconter des contes à l’ASM 13. Je n’étais pas surpris et je l’ai fait dans un cours de… méthodologie de la recherche. Lebovici osait des métaphores dans ses recherches (l’empathie métaphorisante était un de ses concepts les plus chers). Grâce au soutien attentif et amical de Philippe Mazet, j’ai organisé un groupe de recherche clinique à l’A.S.E où l’on offrait des contes aux enfants qui souffraient des effets de la séparation avec leur mère. Cela m’a mené à environ 1000 pages d’une thèse en deux volumes. Les enfants ont pu raconter leurs douleurs, trouver des représentations pour la séparation, la penser et la ressentir. Ou, comme disait Lebovici à ce sujet, les enfants ont pu garder vivante l’image de leur mère ; ça sert peut-être à cela, la littérature et les rencontres : pouvoir évoquer l’absence. Nous avons utilisé des outils standardisés pour évaluer les résultats, nos protocoles étaient sérieux. Nous ne le regrettons pas, mais l’essentiel de notre recherche reposait sur nos descriptions cliniques, avec de nombreux passages suggestifs. Je me souviens en particulier de l’un d’entre eux où les enfants avaient modifié l’intrigue des Trois Petits Cochons : au moment où la mère dit au revoir à ses enfants, la petite qui jouait la mère a changé d’avis en criant : « Vous restez à côté de moi, personne ne sort d’ici ». Pendant un an, ils ont répété cette scène et amélioré les autres scènes de leur vie. Mais au fond, nous ne savons pas ce qui a vraiment soulagé ces enfants. L’espace ludique ? L’espace potentiel ? La rencontre ? Le rythme des nouvelles interactions plus concrètes, plus affectives, plus nommées dans leurs fantasmes ? Malgré le sérieux de notre protocole, nous ne le savons pas. Quelle est l’origine de cette aide : la psychanalyse, la littérature ? Pas de réponse pour l’instant. Mais poser des questions, c’est déjà un signe de santé mentale (Diatkine, 1994) !
Enseignant de psychiatrie de l’enfant à l’Université Luterana Brasileira de Porto Alegre, j’ai poursuivi ces recherches cliniques sur l’utilisation de la narrativité au travers de contes et de comptines chez les mères et les enfants de favelas brésiliennes. Dans l’une d’elles, on utilise les contes avec des enfants carencés affectivement et socialement, qui n’arrivent pas à écrire et à lire. Un jour, un de ces enfants, le petit Nicolas, racontait une histoire dont il était le personnage principal, un gamin riche et bourgeois ; « Tu mens », a dit un de ces camarades. « J’imagine », a-t-il répondu, confirmant l’importance que René Diatkine (1994) a toujours donnée à la possibilité de pouvoir imaginer pour soi-même une autre histoire. Dans une autre recherche, les étudiants-chercheurs font des visites à domicile auprès de mères et de leurs bébés, le but en est de stimuler les échanges narratifs autour d’histoires et de chansons. Nos résultats (toujours issus de notre protocole) suggèrent une amélioration importante de la relation d’attachement. Mais il ne s’agit pas seulement d’un travail d’enseignant. Rien n’est pur ou isolé dans ce métier. Il est fait de nombreux mélanges et mouvements pour soutenir le travail de métaphorisation au sens lebovicien. Et nous voulons suivre le rythme du doute et continuer à profiter de ce mélange car sans métaphore, il n’y a pas de vie, ni de psychanalyse.

Bibliographie

Diatkine R. (1994a), «Propos d’un psychanalyste sur les psychothérapies d’enfants», in L’enfant dans l’adulte ou L’éternelle capacité de rêverie, Lausanne, Delachaux et Niestlé.

Ferro A. (2000), La psychanalyse comme œuvre ouverte, Paris, Érès.

Golse B. (1999), Du corps à la pensée, Paris, PUF (Le fil rouge)

Gutfreind C. (2007), A Almofada que não dava tchau !, Porto Alegre, Artes e Ofícios.

Lebovici S. (1998), L’arbre de vie – Eléments de la psychopathologie du bébé, Ramonville Saint-Agne, Erès.

Pavlovsky E. (1980), Espacios y creatividad, Buenos Aires, Ediciones Busqueda de Aylly S.R.L, 1990.

Schaffer R. (1983), The analytic attitude, Basic Books, Inc., Publishers, trad.franç. par Michelle Tran Van Khai, L’attitude analytique, Paris, PUF (Bibliothèque de psychanalyse), 1988

Stern D. (1997), The motherhood constellation, Basic Books (HarperCollins), trad. franç. par Dominique Cupa, La Constellation Maternelle, Paris, Calmann-Lévy (Le passé recomposé).

Winnicott D.W. (1971), Playing and reality, trad. franç. par Claude Monod et J.-B. Pontalis, Jeu et réalité – L’espace potentiel, Paris, Gallimard (Connaissance de l’inconscient), 1975

Sur le site Internet de Carnet PSY, on peut découvrir le livre de Celso Gutfreind : Mamie, ne va pas au ciel. <http:// www. carnetpsy. com/ Expositions/ Gutfreind/ index. htm>