Une soirée de supervision chez Béla Grunberger
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Une soirée de supervision chez Béla Grunberger

Cet entretien est très particulier car outre la discussion intellectuelle et historique, il prend la forme d’un hommage à Béla Grunberger. Je l’avais réalisé en 2004, sans savoir, bien sûr, qu’une année après Béla Grunberger mourrait. Il était assez fatigué à l’époque, c’est pourquoi Janine Chasseguet-Smirgel avait eu la sollicitude de nous accompagner vers ces souvenirs historiques et de m’aider parfois à mieux comprendre ce que notre grand homme voulait dire. À 102 ans, il est difficile de trouver facilement les mots les plus précis pour énoncer une idée, ce que Béla Grunberger tenait beaucoup à faire, car il gardait sa rigueur et aussi son plaisir à s’exprimer.

Marie-Frédérique Bacqué : “Cher Béla Grunberger, je suis très heureuse que vous m’accordiez quelques instants pour ré-évoquer, dans un premier temps, votre vie passée avant-guerre dans l’Europe fébrile des crises politiques et sociales. Vous êtes né le 22 Février 1903 à Nagyvàrad, ville de Transylvanie hongroise à l’époque.

Béla Grunberger : Cette ville a été annexée par la Roumanie après une période communiste, mais en fait elle était composée d’une mosaïque de peuples. Ma mère était hongroise, née près de Budapest, j’étais l’aîné d’un frère et d’une sœur.

Marie-Frédérique Bacqué : Pierre Dessuant, qui a été votre biographe, mentionne que vous avez été confronté très tôt à l’antisémitisme, malheureusement couramment exprimé à l’époque.

Béla Grunberger : Mes parents et une grande partie de ma famille ont été déportés et assassinés à Auschwitz, mais mon frère et ma sœur ont pu être sauvés. Mon frère a survécu, semble-t-il grâce à un garde allemand qui a “protégé” les déportés de son groupe. Mon frère a d’ailleurs témoigné en sa faveur au procès qui a suivi la libération. Pour ma sœur, il y a eu aussi un phénomène extraordinaire de solidarité, puisqu’elle a accouché à Bergen-Belsen, où elle avait été déportée au début de la guerre, quelques jours avant la fuite des nazis. Ce bébé, mon neveu, qui est grand-père aujourd’hui, a été sauvé grâce à un baraquement entier d’hommes qui l’ont non seulement caché, mais aussi protégé jusqu’à l’arrivée des alliés. Mon frère est ensuite rentré en Hongrie, mais il y a connu un régime très antisémite et a décidé de quitter définitivement le pays. Ils sont maintenant en Israël.

Marie-Frédérique Bacqué : Vous terminez vos études au lycée Verböczy de Budapest, lorsque vous décidez d’aller à l’université ailleurs qu’en Hongrie…

Béla Grunberger : Je voulais faire des études de chimie en Allemagne parce qu’il m’était impossible de m’inscrire dans d’autres facultés, sous le prétexte que j’étais étranger. Mon père fabriquait et commercialisait des produits chimiques. Mais le parti hitlérien était déjà très présent. J’ai entendu les discours de Hitler à la radio. Finalement, en 1927, je décidais de gagner la Suisse.

Marie-Frédérique Bacqué : Avez-vous ressenti la peur, l’angoisse ?

Béla Grunberger : J’étais très conscient des dangers en Allemagne et très sensible à l’antisémitisme qui n’était plus seulement latent, mais manifeste…

Marie-Frédérique Bacqué : En Suisse vous allez au Bürghölzli où vous rencontrez Eugen Bleuler, vous n’êtes pas encore intéressé par une carrière de psychanalyste…

Béla Grunberger : En Allemagne, j’avais lu les livres de Jung et aussi L’interprétation des rêves et Totem et tabou de Freud, mais Bleuler ne me recommande pas spécialement de commencer une analyse personnelle, aussi je quitte Zürich pour Genève. Mes parents, chez qui je souhaitais retourner, me déconseillent de revenir en Hongrie. Je cherche un travail à Genève. Je trouve un emploi dans un journal, mais le patron m’avertit qu’il ne pourra pas me garder en tant qu’étranger en cas de guerre. Aucune solidarité n’est possible. Lorsque les allemands envahissent la Pologne le 1er Septembre 1939, je décide de passer en France. J’arrive à Annecy deux jours avant la déclaration de guerre de la France à l’Allemagne (le 3 Septembre 1939). J’ai voulu m’engager dans l’armée française, mais ce fut refusé. Je me suis inscrit en médecine à Grenoble. Mais lors de la débâcle de Juin 40, j’ai voulu rejoindre l’Angleterre et j’ai été arrêté et déporté à Oloron (Basses Pyrénées). Je me suis échappé et je suis retourné à Grenoble où j’ai continué mes études de médecine. Grenoble était sous occupation italienne, mais en 1943, les Italiens qui protégeaient relativement les juifs furent chassés et on nous conseilla de fuir avec eux. Heureusement, je n’ai pas suivi ce conseil, car les Allemands ont traqué les juifs qui les accompagnaient. À la fin de la guerre j’ai appris que m’a famille avait disparu à Auschwitz, sauf mon frère et ma sœur. En 1946, je m’installe à Paris avec la naturalisation française. Je commence mon analyse avec Sacha Nacht à l’âge de 43 ans. Nacht n’avait pas connu Ferenczi, j’avais connu Balint en Hongrie…

Marie-Frédérique Bacqué : Pourquoi n’aviez-vous pas, comme Michael Balint, suivi la filière anglaise ?

Béla Grunberger : Je voulais rester en France.

Marie-Frédérique Bacqué : Sacha Nacht va vous soutenir pour vous faire entrer à la Société psychanalytique de Paris ?

Béla Grunberger : J’ai été élu comme membre titulaire en 1953, Nacht était un grand bourgeois, un mondain, mais, il était très chaleureux… Enfin il m’a soutenu…

Marie-Frédérique Bacqué : Pierre Dessuant, qui a lu le rapport de Nacht sur votre texte de 1956, La situation analytique et le processus de guérison, écrit qu’il était particulièrement critique et que l’envie filtrait au travers de son appréciation…

Béla Grunberger : Nacht était très autoritaire mais très séduisant et doué d’une remarquable aptitude clinique. Il m’a parfois soutenu au point que cela me valait certaines inimitiés, ce qui souligne son ambivalence. Ainsi, il m’a demandé d’écrire un article à condition de le signer, comme cela se faisait à l’époque en Médecine…. J’étais vécu comme un rebelle, ce qui m’a valu de devenir très populaire auprès des jeunes de la société psychanalytique. Nacht avait de grandes qualités mais aussi de grands défauts. Directeur de l’Institut, il était à ce poste à vie. Il voulait rencontrer toute personne qui demandait un contrôle, il avait un grand charme et aimait beaucoup les femmes. Mes propositions d’accueillir des non-médecins et que tous les membres titulaires soient des formateurs didacticiens semblaient révolutionnaires. Quand j’écrivais que le narcissisme était le moteur de la cure, on poussait les hauts cris, car jusqu’à présent, le narcissisme était considéré comme un obstacle à la cure…

Marie-Frédérique Bacqué : La Société Psychanalytique de Paris avait-elle une reconnaissance internationale ?

Béla Grunberger : La SPP avait été dissoute pendant la guerre. Tout était à recommencer. Et… il y avait un grand mépris de l’étranger (des Anglais et des Américains) vis à vis de la psychanalyse française…

Marie-Frédérique Bacqué Était-ce un mépris théorique ou un mépris technique ?

Béla Grunberger : Je ne sais pas, mais de nombreuses sociétés de psychanalyse m’ont sollicité pour présenter mes travaux à Berlin, Hambourg, Amsterdam, Genève, Lugano, Madrid… Et puis, il y a eu Mai 68… Nous avons publié avec Janine Chasseguet-Smirgel, L’Univers contestationnaire, sous le pseudonyme d’André Stéphane. Et là, cela a été le déchaînement. Il y a des gens qui nous ont haï, qui nous ont tourné le dos, qui ne nous ont plus dit bon-jour du jour au lendemain. Certains dirent que nous étions réactionnaires, mais certaines idées opposant narcissisme et oedipe, et christianisme et judaïsme ont été ensuite beaucoup plus développées que dans cet essai de psychanalyse appliquée, écrit “à chaud”. La contestation, c’était l’évitement de la réalité, du conflit oedipien et de ses conséquences : reconnaissance de la différence des générations, de la morale et de la Loi. Chez les étudiants, en tous cas c’était vraiment un contournement du conflit, en niant la dimension paternelle. On était loin d’une véritable révolution, et nous n’incluions pas les ouvriers, mais ce gauchisme s’apparentait à ce que Lénine appelait “la maladie infantile du communisme”. Tout cela rejoignait la contestation chrétienne inconsciente contre le judaïsme. Il y avait le même type d’opposition entre narcissisme et oedipe. D’ailleurs Deleuze et Guattari ont été inspirés par ce constat dans leur livre L’anti-oedipe. J’ai ressenti la même mouvance juste avant la chute du Mur en 1989. La violence avec laquelle a été reçu ce livre signe bien la réaction narcissique à son encontre. Mai 68 était devenu sacré, on ne pouvait plus rien dire contre Mai 68. En France, la déception était liée au communisme, les gauchistes renversaient le communisme, et nous, nous renversions le gauchisme. C’était insupportable ! Les étudiants avaient des fantasmes. Par exemple, en Mai 68, c’était le sionisme qui avait été pris par les jeunes pour un diminutif du mot expansionisme ! Léon Poliakoff avait pourtant discuté avec les étudiants : le sionisme, fait aussi partie du droit des peuples à s’autodéterminer. C’était dans la foulée des nationalismes du XIXème siècle. Mais non, dans les Comités Vietnam-Palestine étaient créés des amalgames. On aurait dit que l’époque du Protocole des Sages de Sion était revenue : encore un faux qui circulait…

Marie-Frédérique Bacqué : Votre implication dans la politique était finalement une provocation, même au sein de la psychanalyse. Pourtant, des historiens comme Hervé Hamon et Patrick Rothman (Génération. Tome 1 : Les années de rêve, 1988, Tome 2 : Les années de poudre, 1988, Seuil) ont reconnu la distance qui séparait les ouvriers des étudiants, même s’ils ont cru fusionner dans le même mouvement…

Béla Grunberger : Oui, mais ils n’analysent pas les éléments inconscients à l’origine de cette révolte adolescente… Il y a des liens évidents entre la reconnaissance de la Loi et la tolérance à la séparation. Dans la religion juive, c’est la séparation depuis la Genèse (création du Ciel et de la Terre, du Haut et du Bas, etc), le christianisme est au contraire une religion de fusion. Le Christ est arrivé comme un personnage ultra narcissique et flatteur du narcissisme des gens, un dieu réincarné, un dieu qu’on pouvait approcher, palpable, tangible. On voit bien les symboles de la fusion dans certaines représentations : celle de la Mère et de l’Enfant, le fait d’incorporer le corps et le sang du Christ, etc…

Marie-Frédérique Bacqué : De même que le christianisme est une révolte contre le père-judaïsme, vous concevez, la révolte estudiantine de Mai 68 comme un retournement du narcissisme infantile contre la loi de l’oedipe…
Béla Grunberger : Le narcissisme est “gardien de la vie”, c’est aussi le moteur de la cure. Si, dans la tendance naturelle au transfert, reconnue par Freud, le transfert immédiat, d’ordre relationnel opère, il empêchera la régression narcissique, unique dans le dispositif de la cure, qui limite les résistances du malade. La préservation de l’intégrité narcissique du patient lui permet de tolérer les frustrations pulsionnelles de la cure et garantit un travail de plus en plus profond sans blessures narcissiques bloquantes. Je n’adhère pas à la dernière théorie freudienne des pulsions. Pour Freud, “l’automatisme de répétition” est une décharge absolue, une décharge absolue au delà du principe de plaisir qui renvoie à l’inanimé et à l’inorganique. Pour moi, le narcissisme a un statut plus proche de l’hypothèse de Freud avant celle de l’instinct de mort : “une fixation de la libido non plus à l’objet, mais à l’être même du sujet en tant qu’unité psychique et physique”. Pour moi, la compulsion de répétition traduit chez l’humain le désir du retour à un état foetal, état animé et déjà vécu. Bien que n’ayant pas de représentation de la mort dans l’inconscient, l’homme peut se représenter la mort comme une forme de vie éternelle, de paradis a-pulsionnel perdu, de repos éternel réellement connu au cours de sa vie intra-utérine et qui s’exprime dans ses fantasmes d’éternité et de pureté…”
Puissiez-vous, cher Béla, retrouver ce paradis perdu du felix foetus…

Bibliographie

“Conflit oral et hystérie”, RFP, 1953, n°3, Puf.

“Interprétation prégénitale”, RFP, 1953, n°4, Puf.

“Esquisse d’une théorie psycho-dynamique du masochisme”, RFP, 1954, n°2.

“Essai sur la situation analytique et le processus de guérison, RFP, 1957, n°3.

“Préliminaire à une étude topique du narcissisme”, RFP, 1958, n°3.

“Considérations sur l’oralité et la relation d’objet orale”, RFP, 1959, n°2.

“Considérations sur le clivage entre le narcissisme et la maturation pulsionnelle”, RFP, 1962, n°2-3.

“L’antisémite devant Oedipe”, RFP, 1962, n°6.

“De l’image phallique”, RFP, 1964, n°2.

“”Etude sur la dépression”, RFP, 1965, n°2-3.

“Jalons pour l’étude du narcissisme dansla sexualité féminine” in La sexualité féminine. Ouvrage collectif sous la direction de J. Chasseguet-Smirgel, Paris, Payot, 1970.

“En marge de “L’homme aux rats”, RFP, 1967, n°4.

“Etude sur le narcissisme”, RFP, 1965, n°5-6.

“Le suicide du mélancolique”, RFP, 1968, n°3.

“L’oedipe et le narcissisme”, RFP, 1967, n°5-6.

L’Univers contestationnaire. Etude psychanalytique, avec J. Chasseguet-Smirgel, 1969, réédition In Press, Paris, 2004.

“De la technique active à la confusion de langues”, RFP, 1974, n°4.

“Idéal du moi et Surmoi précoce”, RFP, 1973, n°5-6.

Les chemins de l’anti-oedipe (avec J. Chasseguet-Smirgel), Toulouse, Privat, 1974.

“Essai sur le fétichisme”, RFP, 1976, n°2.

Freud ou Reich ? Psychanalyse et illusion (avec J. Chasseguet-Smirgel), Paris, Tchou, 1976.

“Le narcissisme du psychanalyste : une introduction” (avec J. Chasseguet-Smirgel), Bulletin de la Fédération européenne de Psychanalyse, 1978, n°5.

“Narcisse et Anubis ou la double Imago primitive”, RFP, 1983, n°4.

“De la pureté », RFP, 1984, n°3.

“Brève communication sur le narcissisme, l’agressivité et l’antisémitisme”, RFP, 1984, n°4.

Narcisse et Anubis, Essais psychanalytiques, Des Femmes, 1989.

Narcissisme, christianisme, antisémitisme. Essai psychanalytique (avec Pierre Dessuant), Paris, Actes Sud, 1997