À première vue, rien ne semble différencier les innombrables lieux de rencontre qui fleurissent aujourd’hui sur Internet, assurant à leurs fournisseurs de très substantiels revenus, des modalités plus traditionnelles de la rencontre amoureuse et sexuelle. Cet engouement sans précédent invite toutefois à interroger plus avant l’affinité singulière qui existerait entre cet outil et cette fonction, peut-être au regard de l’époque, mais aussi et surtout au regard de ses implications psychiques.
“Plan love” ou “plan sexe” ? Le ou la partenaire sont là, sur le réseau du chat. Ils apparaissent en quelques clics, sous forme de texte, d’image, voire de vidéo en direct (webcam). L’immédiateté et l’ampleur des possibles sont vantés par tous les sites, comme autant d’arguments décisifs. Le premier détrône l’ancienne petite annonce et son inévitable soumission aux lenteurs du courrier. Le second tend à reléguer le lieu de rencontre traditionnel au second rang, comme le serait un marché de trop petite taille, moins bien achalandé. La plainte toujours croissante des patrons de bar et de discothèque semble vérifier en acte cette supériorité du lien “virtuel” sur le vieil échange de regards, où s’érotisaient subtilement l’incertitude ou l’imminence du contact.
Une habitude désormais éprouvée des techniques de marketing nous met évidemment en garde : ce qui est annoncé n’est pas nécessairement ce qui va se produire. Il faut néanmoins prendre acte de cette “marchandisation” de l’affect et, quelle qu’en soit la réalité, de son idéalisation moderne. Choisir ses partenaires comme des objets de consommation courante devient implicitement la norme, reléguant aux archives de la relation affective la cheville entraperçue, le mouchoir à dessein égaré, le “poulet” furtivement acheminé, et toutes les scènes “du balcon” où s’exaltait la littérature classique. Est-ce à dire, comme on l’entend, que nous serions entrés dans une ère de perversion généralisée, dont la logique du fantasme constituerait l’unique loi, et dont Internet se ferait le medium providentiel ? Le caractère non fortuitement implicite de cette idéalisation d’un “marché sexuel” nous invite à la prudence.
On reconnaît bien sûr, dans cette immédiateté comme dans l’illusion de maîtrise en matière de choix affectif, l’exigence toute narcissique d’un “moi” dont le scientisme ambiant annonce chaque jour pour le lendemain l’avènement de sa complétude. Si tout n’est que biologie -comme le prophétisait déjà Freud- et que “l’objectivité” est en toute circonstance le meilleur critère, pourquoi se laisserait-il mener par une logique pulsionnelle et inconsciente dont une volonté droite (et idéalement “apathique”) se chargera à bon droit de réduire les exigences ? La rencontre “virtuelle” apparaît, sous cet angle, comme le paradigme d’un temps où on “gère” sa sexualité à l’instar d’un compte bancaire, avec méthode, critères et objectifs de production : tous les ingrédients de la perversion semblent bien ici réunis.
Telle n’est pas, pourtant, la réalité que nous renvoie la clinique, derrière ce discours manifeste où l’ambition effrénée de maîtrise et l’objectalisation plus explicitement programmée qu’hier refont toujours le lit de cette “cage dorée du narcissisme” dont parlait Lacan : un idéal dont, curieusement, on cherche plutôt la sortie. Ophélie se consume en soirées de tri, de sélection et de rejet, sur Meetic, des partenaires éventuels, dont elle scrute sans relâche un défaut qu’elle finit bien sûr par trouver. Pas assez beau, beaucoup trop bête, trop ardent pour être honnête ou trop réservé pour être mâle (selon ses critères, s’entend), elle ne franchit exceptionnellement le pas de la rencontre réelle que pour battre immédiatement en retraite : moins beau que sur la photo, plus bête que dans l’échange écrit ou téléphonique, etc. Le cycle se répète sans fin, avec une fatalité dont elle se croit la victime, sans s’en savoir l’instigatrice, sous l’effet d’une angoisse de castration où se cherche, à son insu, ce que serait sa féminité.
Vanessa écume la toile sans ménagement pour enrichir son tableau de chasse de proies masculines consommables et jetables après usage. C’est du moins sous ce jour qu’elle aime à se présenter. L’examen concret de ses rencontres révèle un enjeu moins conquérant et plus identificatoire : ce garçon tellement beau avec lequel elle a fait quelques pas lui aurait répondu que c’est son désir pour lui qui l’aurait séduit en elle. Retour troublant à l’envoyeur dont elle ne sait que penser, la confrontant, au-delà d’une encombrante identification masculine, à une rencontre tout à fait névrotique de l’amour et du désir, où elle tremble d’être prise en flagrant délit de “donner ce qu’elle n’a pas”.
Sandrine rêve, elle aussi, de victoire et de séduction sans partage, mais ne parvient à s’investir, à son grand dam, que dans des victoires ratées, happée par la danse du désir comme un papillon par la lampe, sans rien comprendre à son épuisant manège. Elle a rencontré sur le Net un séduisant pilote de ligne dont l’intelligence aiguisée, sans doute pimentée d’un brin de perversion, joue avec un art consommé de la présence et de l’absence, parti aussitôt qu’arrivé, et déniant l’instant d’après l’engagement qu’il laissait transparaître l’instant d’avant. Elle le suit “virtuellement” à la trace dans toutes les régions du monde, où il se fait fort, pour sa plus grande jouissance inavouée, de rester “connecté” des heures durant sans lui envoyer de message. Où l’apparente maîtrise (de savoir à tout moment qui est en ligne sur le réseau) se renverse éloquemment en expédient d’un désir délicieusement inassouvi…
Éric croit se tirer d’affaire en isolant soigneusement sa vie affective de sa vie sociale. L’intimité immédiate de la rencontre virtuelle donne prise à son illusion, en autorisant son fantasme à reconstruire librement toute réalité affective, dans un contexte magiquement allégé de son environnement réel. Mais cette liberté ne tarde pas à buter sur ce qu’elle croyait contourner : il n’a pas pu résister à présenter à ses amis cette fille rencontrée sur le Net, et ce qu’ils lui en ont dit, en brisant net sa réalité inventée, l’a convaincu -dit-il- de ne plus tenter l’expérience. Avatar bien connu d’une logique masculine à laquelle la rencontre virtuelle n’offre, ici encore, qu’une variation inédite sur un thème -c’est le mot- obsédant.
Alexandre paraît, quant à lui, plus conforme au modèle pervers, en pratiquant le bare-backing sur un site homosexuel spécialisé. Parce qu’il est lui-même séropositif, explique-t-il : il est certain que cette annonce est de nature à faire fuir tout contact sur un site ordinaire. Il n’aura pas fallu plus de trois mois de suivi psychothérapeutique pour qu’il tombe amoureux, sur le site, d’un jeune dépravé tout à fait inaccessible, et laissant, lui aussi, la trace de toutes ses turpitudes par des indications du réseau – où on ne sait pas seulement qui est connecté, mais qui “tchate” avec qui… Le rêve de le sauver de sa propre perte exigerait une analyse de détail impossible ici : il reste qu’à nouveau, au-delà de la perversion apparente, une logique très oedipienne vient marquer le repérage d’un désir qui ne se consume nullement dans le passage à l’acte.
Cet échantillonnage clinique ne prétend évidemment pas à une “représentativité” statistique dont on serait d’ailleurs bien en peine de définir la méthode, dès lors que c’est par l’implicite de la parole, et non par le discours explicite, qu’on en dénombrerait les fréquences. Qu’on le veuille ou non, “l’objectivité” ne saurait fournir le critère d’excellence d’une clinique qui s’édifie dans les aveuglements du moi, et n’opère qu’au cas par cas.
Il montre néanmoins, par des voies diverses, que les butées et les impasses affectives et sexuelles des abonnés aux rencontres virtuelles peuvent ne s’inscrire qu’en apparence dans une perversion de façade : ne se méprend-on pas à croire “qu’agir virtuelle-men” un fantasme serait autre chose qu’un “fantasmer” ? Ironique effet de retour de notre addiction croissante à la statistique, c’est au moment où nul ne s’inquiète plus d’une sexualité débridée -car dénombrable…- que la quête amoureuse devient secrètement le lieu privilégié du conflit intrapsychique. “Quand on aime, on ne compte pas” : la formule prend un sens nouveau. Ce dont témoignerait la gêne à dire son inscription sur un site de rencontre pour (ne) trouver (que) l’âme-sœur…
Cette florissante pratique virtuelle s’offre alors comme un paradigme de l’effet cristallisant qu’exerce le “cyber” sur le fonctionnement psychique. Ce que Sandrine, Éric et consorts semblent nous murmurer, c’est que la passion scientiste dont se soutient le site de rencontre -notamment par la facilité qu’il offre à dénombrer, et donc à “objectiver” – induit un sentiment de confort dans la sélection et l’approche d’un partenaire… qui est aussi la source de toutes leurs “complications” (bien réelles). “Entre autres qualités, je ne fais ni le ménage, ni la vaisselle” : cet univers décomplexé, transparent et sans vicissitudes, slogan racoleur du site Meetic, vaudrait comme dénégation du seul désir qui tienne au sujet : le désir d’un autre désir.
La nouveauté de notre temps est donc peut-être moins à chercher dans ce “déclin du père” qui fait aujourd’hui recette -et qui renverrait aux calendes la vieille culpabilité névrotique- que dans la mutation d’un imaginaire paternel où le versant amoureux et coupable tendrait à s’effacer socialement au profit du versant apathique et objectal de la rencontre. Mais ces deux faces seraient bien toujours l’envers et l’endroit d’une même pièce de monnaie, offrant au sujet “postmoderne” leur contradiction inchangée, mais exprimée à l’envers, et toujours aux commandes d’une sexualité que le moi, quoi qu’on veuille en penser, ne maîtrise pas plus qu’hier.