Voir pour croire
Éditorial

Voir pour croire

Dans les guerres de jadis, les cadavres circulaient. Ou du moins, leurs parties les plus significatives. La tête, le cœur, un doigt… Au delà de la chair, il y avait une valeur symbolique attachée à ces précieuses reliques. Pour les saints, pour les rois et donc pour les villes qui les recueillaient et les exposaient, la place de ces corps en morceaux attestait leur existence et perpétrait leur pouvoir. L’ubiquité des restes était colportée par les récits de ceux qui les avaient vus sur place et ailleurs.

Aujourd’hui ce sont les photos qui circulent. Preuves abstraites, plus virtuelles, plus manipulables. Ces corps, tout le monde les approche par le biais des journaux et d’internet. Tout le monde peut « se faire une idée » de la vérité. Tout le monde peut aussi rester sidéré par ces visions brutales et macabres. Comment réagissent nos contemporains face à ces enveloppes fragiles, déchirées et sanglantes ?
Sont-ils traumatisés ou au contraire usés par la confrontation à la répétition ? La vision de cadavres est a priori un choc mais privée d’accompagnement symbolique, elle rend indifférent… Notre corps, séparé de notre appartenance sociale, n’est que matière. Le cadavre n’est qu’un reste, mais l’absence de reconnaissance, l’absence de rite tue deux fois. Comme pour les génocides, l’absence de rite anéantit plus que l’homme, elle détruit l’humanité.

On dira que Ben Laden vouait une haine féroce à la frange américaine de l’humanité. On dira qu’il avait commis, avec ses subordonnés, bien des crimes contre l’humanité. Mais la loi du Talion est aussi appliquée par les humains inhumains. Ainsi, de vengeance en vengeance, on voit la guerre se prolonger indéfiniment dans une surenchère de violence. L’absence de cérémonie de deuil, partagée dans la culture, crée un « reste » mortifère. De ce moignon surgissent tous les projets de rendre coup pour coup. De tout temps, l’échange des corps de soldats morts se faisait après la guerre. Lors de cérémonies officielles, de deuils collectifs, il y avait bien aussi des manifestations de haine, mais la haine était directement exprimée, cadrée dans un rite social. En privant les morts de statut, on laisse errer l’esprit de vengeance dans un no man’s land imaginaire. Une mort sans sépulture est une histoire sans fin. La boucle n’est pas bouclée, on ne peut pas raconter la vie de cet individu. L’histoire donc continue…