J’ai été frappé par la coïncidence dans l’utilisation du même mot “construction” pour la désignation de notions chez des spécialistes d’orientations théoriques différentes. Ces notions visent la pratique thérapeutique. Le mot construction semble se révéler suggestif, il dénote un projet voulant aider les patients à se restaurer et à progresser. Ceux qui l’utilisent à l’intérieur de ces courants de pensée se demandent comment développer la créativité du thérapeute mais ils y répondent évidemment de manière différente. S’il s’agit de construction, c’est nettement du côté de la façon dont celui-ci la met en œuvre.
Selon E. Kant nous ne connaissons “la réalité si ce n’est qu’à travers les catégories de la pensée que nous utilisons” (repris par A. Vansteenwegen, 1998). Le mot d’ordre a été donné par P. Watzlavick (1988) : construire le réel. La réalité nous échappe, pour l’approcher nous ne pouvons que bâtir des hypothèses approximatives. Mieux que de vrai, on parlera désormais de vraisemblance.
Freud – 1937 ou la narrativité reconstructive
Freud a suggéré que l’analyste devrait contribuer à la construction du souvenir des situations infantiles chez le patient, en proposant des liens, des interprétations, et en apportant des pièces manquantes. D’habitude le patient ne libère que des fragments ou de simples indices de ce matériel. Autant que le patient, le psychanalyste a “le droit de reconstruire en complétant et en assemblant les restes conservés” (p. 271). Ce qui met l’analyste sur le chemin d’un indice significatif est la répétition des éléments encore obscurs du matériel. L’article date de la fin de la vie du maître viennois, Freud a 81 ans, après une longue expérience clinique et probablement à la suite de certaines difficultés rencontrées pour l’accès au matériel de l’enfance. Deux choses nous frappent eu égard à sa trajectoire précédente : l’analyste propose du matériel, il n’attend pas uniquement que ce soient les associations du patient qui nourrissent sa réflexion, des associations qui donnent lieu à une intervention et il accepte le principe que les deux psychismes, celui du patient et le sien, sont en résonance, voire interagissent. Pour que l’analyste soit en mesure de saisir le souvenir que le patient ne parvient pas à retrouver, il doit être de même en empathie avec celui-ci, aussi en lien étroit avec ses émotions propres et se représenter à son niveau les représentations du patient. C’est une des rares allusions à l’intersubjectivité chez Freud, mais qui en dit long sur la place qu’il semble lui donner. (Son adhésion à l’idée apparaît dans ses travaux sur l’occultisme, mais on y note que sa vision de l’inter-subjectivité est teintée d’esprit magique, elle peut heurter notre esprit scientifique.)
L’idée maîtresse reste la levée du refoulement de l’histoire ancienne, ce qui conduit à la disparition du symptôme, mais l’analyste est actif dans la reconstruction du souvenir ; il s’intéresse à la cohérence du récit, à son enchaînement logique, qui permet de déduire les fantasmes qui animent les différents événements. Un épisode peut expliquer le suivant. En fait le travail de reconstruction se réalise au présent, l’ici et maintenant compte et notamment le contre-transfert qui est mobilisé par un contenu transférentiel déterminé. Le contre-transfert n’est pas animé par un fantasme adulte mais par un fantasme infantile (de l’analyste). Il serait capable de le détecter et de l’interpréter selon ce qu’il a pu saisir lors de sa propre analyse. Plus qu’un moment de son analyse, c’est sa démarche analytique personnelle qui anime ce contre-transfert. Donc, n’importe quel fantasme chez le patient n’est pas capable de déclencher ce processus : il devrait résonner avec celui de l’analyste pour que celui-ci soit le plus lucide possible et ceci afin de compléter les carences au niveau de la mémoire du patient.
En même temps, la reconstruction est un récit fait à deux, une narration, avec ses rebondissements, ses moments forts, ses surprises. Elle comporte quelque chose de romanesque, selon certes des styles singuliers. Elle semble animée ou organisée par une idée centrale ; celle-ci dérive à son tour d’un fantasme inconscient, reflet de la structure du patient. Freud précise que la confirmation du patient est vitale, en passant par des résistances ou des dénégations ; celui-ci “complétera” ou “corrigera” la narration avec de nouveaux éléments. Ses souffrances sont précisées, dévoilées, mises en scène au cours des séances concernées. (Cf. B. Golse et S. Missonnier, 2005.) Dans tous les cas, Freud souligne qu’il s’agit d’un échange d’autant plus fructueux que l’analyste le laisse venir, alternant sélectivement silences et prises de parole. Mais malgré son insistance à dire qu’il ne veut pas interférer sur le patient, il est évident que la mise en narration de l’analyste s’y avère essentielle.
Des analystes classiques ont exprimé des réserves par rapport à cette pratique, en arguant que l’analyste ne devrait pas imposer ses points de vue. Ils ont réagi notamment à l’encontre des idées de Serge Viderman (1973), qui, dans le processus de construction, prône l’idée que l’on peut se permettre d’inventer. Or, Freud reste très prudent à ce propos : il désire cerner la vérité historique. Francis Pasche (1974) essaie de trouver une solution intermédiaire parlant de “passé recomposé” : parce que les faits sont déformés par leurs effets, parmi lesquels un travail de pensée plus ou moins conséquent, on ne peut que reconstituer les éléments que le patient propose. C’est aujourd’hui que nous nous demandons si, pour faire progresser le patient, ce qui compte, c’est l’histoire ou le travail de reconstruction à propos de cette histoire. Le patient va-t-il émerger de son expérience thérapique ayant une meilleure connaissance de son passé (levée du refoulement) ou ayant acquis une nouvelle aptitude à se raconter ? Qu’est-ce qui est le plus important ?
Pour qu’il ait construction, les expériences vitales et professionnelles de l’analyste sont sollicitées ; il fait recours à ses liens inconscients, bâtis en rapport avec ses objets intériorisés, à partir desquels il crée des scénarios (des modèles narratifs) tout en les accommodant à la vie du patient. On peut dire que les récits suivent les manières “de se raconter” employées par l’un ou l’autre des objets de l’analyste (représentation des personnages fondamentaux de son enfance), et qu’ils sont revisités par son moi. Ce dernier est nécessairement dans une synthèse ; il ne peut se passer de ce qui l’a touché dans sa vie, des significations qu’il leur a données, et en même temps il veille à ne pas subordonner l’histoire du patient à la sienne.
La thérapie familiale psychanalytique (TFP) se sert de la reconstruction de l’histoire familiale et encore plus nettement de sa préhistoire, celle de ses ancêtres, de ses aïeux. Le travail sur le trans-générationnel transite par différentes étapes : des secrets et non-dits reconnus, mystères dévoilés, réarticulés, la découverte, la reconstruction, en lien avec les transferts… la thérapie est tout un roman.
Constructivisme
Le constructivisme, l’évolution la plus récente du courant familialiste systémique, mise à son tour sur la construction d’une relation thérapeutes/famille ou couple qui favorise le changement. Son abandon relatif du modèle cybernétique ancien pour celui qui (re)met l’observateur au centre du système de fonctionnement va de pair avec une défiance soutenue envers tout modèle théorique, car la pratique s’avérerait singulière et totalement imprévisible. Toute extrapolation venant des sciences ou pratiques hétérogènes à la thérapie est évitée. Ce positionnement n’est pas sans évoquer le rejet de la métapsychologie par certains analystes américains ou la proposition de W. Bion que l’analyste devrait fonctionner en séance sans mémoire ni désir. Ces coïncidences ne doivent pas nous étonner car l’idée de post-modernité frappe à toutes les portes, bien que Bion ne l’ait jamais évoqué, mais il s’inspire de l’empirisme de Frège, qui est une source commune à bon nombre des penseurs post-modernes.
Le thérapeute est donc invité à se laisser imprégner par les propos tenus par la famille ou le patient en séance et essayer de construire le champ puis ses interventions. La construction implique deux plans ou moments.
1. Puisqu’il ne pourra jamais saisir la réalité, le thérapeute construit ce qui se passe en modifiant sa connaissance au fur et à mesure que la famille réagit et se découvre.
2. Puisqu’il ne souhaite pas imposer un point de vue préconçu, il essaie de co-construire avec les membres de la famille des ouvertures possibles au problème qui les a fait consulter. La technique disparaît au bénéfice de la spontanéité et de l’affectivité ; le thérapeute constructiviste conduit l’entretien de manière à dégager du sens, mais en faisant participer au maximum les membres de la famille car il ne peut être sûr de sa vérité. Il ne souhaite pas les influencer au-delà de ce qu’ils accueillent et vont confirmer de manière active eux-mêmes. En se référant au thérapeute, les différents auteurs parlent de modalités de fonctionnement, de postures et de réactions spontanées, plus que de savoir. Son affect, son vécu, jadis ayant été considérés comme des artifices gênants, par les premiers systémiciens, le guide dans sa démarche. S. Minuchin (1991), qui défend le point de vue du systémisme classique, critique l’attitude passive des constructivistes non exempte de séduction et d’une certaine auto-suffisance derrière la modestie.
Constructionisme
Cette mouvance, qui s’occupe de thérapies individuelles et familiales, a déjà de nombreuses variantes. Elles ont en commun de renverser des idées dominantes, se servant de paradoxes et d’une certaine provocation ; cela peut susciter de la sympathie parce que l’on y reconnaît du courage. Par exemple : le problème est à l’origine du système, pas le contraire (Anderson et Goolishian, 1988).
Dans la perspective de M. White, le constructionisme se propose de déconstruire les idéologies collectives, les mentalités d’origine sociale, qui seraient à l’origine du problème, afin de construire une nouvelle vision et trouver ainsi des solutions inédites. Il s’agit d’une autre construction, la notion de déconstruction de Jacques Derrida vient à l’aide. S’il y a problème, c’est que les personnes croient que l’univers des possibles se réduit à leur environnement immédiat, à leur famille, à leur culture, alors que bien d’autres cultures ont réussi et créent du bien-être.
Les constructionistes décrient les attitudes d’omnipotence et d’omniscience du thérapeute, son vœu d’apporter des formules et des solutions, porter des jugements, prémisses par ailleurs déjà défendues depuis longtemps par tous les thérapeutes. Certaines idées, qui peuvent légitimement être considérées comme naïves, sont mises en avant : la “conversation” serait censée faire évoluer les difficultés parce que le thérapeute fera en sorte que la famille se décentre des difficultés qui l’accablent. Le thérapeute constructioniste est “coopérant”, favorise le déploiement des avis différents même opposés. L’utilisation de prescriptions et de l’équipe seconde n’est pas non plus originale. Certes l’introduction des narrations paraît dynamiser l’échange. Plus encore, la métaphore qui s’en dégage instruit les gens sur de nouvelles possibilités, ignorées par eux. On peut noter que la narration prétend ici soustraire les personnes du conflit alors que la narrativité reconstructive de l’analyste essaie de l’intégrer.
K. Gergen (2005) ne cesse pas de dire que toute conception, toute idée, est une production à plusieurs et donc tout travail en thérapie. Le lien est primordial. “Restez reliés” est le mot d’ordre (p. 34). Il avance des critiques sur le fait que le constructivisme retombe dans des causalités des individus (système auto-géré) alors qu’il cherchait à les dépasser. Raconter un épisode de sa vie, énoncer une découverte, les transforme. La communication a de ses virtualités d’autant plus significatives que les personnes les ignorent. Ce sont les croyances sur soi, sur les autres qui se modifient ; le thérapeute constructioniste attend que le changement vienne de là.
Discussion
La pratique évanescente ou indéterminée préconisée par les thérapeutes constructionistes ne produit-elle pas un effet opposé à celui qui est recherché ? C’est-à-dire une interférence marquée des thérapeutes sur la vie des patients ? Cette induction serait d’autant plus forte que les thérapeutes se veulent avenants et consensuels et qu’ils se montrent en fait très séduisants. Je reste favorable à l’idée de dissymétrie entre patients et thérapeutes. Elle est nécessaire pour qu’un gradient différentiel s’établisse entre leurs deux champs, favorisant ainsi chez les patients le souhait d’avancer. Rassurante, cette dissymétrie souligne que la différence entre générations ne sera pas oubliée lors du processus. “Pour que le fleuve coule vers la mer sa source sera dans la montagne.”
Par contre les constructionistes, en mettant l’accent sur ce que l’on peut appeler une renarcissisation, évitent le conflit ; or comment peut-on avancer sans faire des interventions qui provoquent une réaction, un mouvement, l’émergence des résistances ? Le dicton dit : “On ne peut faire d’omelettes sans casser d’œufs.”
Revenons à notre première interrogation sur l’utilisation du mot construire. Son objet diffère selon le courant : construire le passé (analyse), l’espace de la séance (constructivisme) et une mentalité alternative (constructionisme). Chacun se sert d’outils différents. Mais malgré les différences entre les stratégies thérapeutiques prônées par l’analyse, le constructivisme et le constructionisme, l’objectif reste semblable : la recherche que le patient, le couple ou la famille devienne sujet actif et prenne en charge son avenir. Les solutions restent ouvertes, le thérapeute ne sait rien concernant le travail à réaliser. Même le psychanalyste accepte cette dimension imprévisible. Ainsi la séance sera-t-elle un bouillon de culture où bien des choses sont possibles.
Toutefois la psychanalyse et ses applications, dont la thérapie familiale psychanalytique, tient la question de la découverte sur soi comme centrale : elle pense que l’être humain est pour l’essentiel un chercheur d’énigmes. Ce dernier désire approcher la vérité ; la connaître n’est pas pour lui un jeu de l’esprit, mais un besoin vital. Ceci dit la vérité n’est pas nécessairement un objectif du thérapeute, c’est un port de destination pour la famille, c’est un voyage.
Entre la famille et les thérapeutes, le passé historique et préhistorique fait toutefois office de tiers (J. Guillaumin, 1979), une base à propos de laquelle se développe le travail thérapeutique et prend place un dialogue créateur. Sans ce tiers, le climat deviendrait étouffant. “Donnez moi une scène et un ou plusieurs acteurs et je vous créerais du théâtre”, disait Bertold Brecht. La quête de savoir sur le passé de la famille est comme la scène sur laquelle se déploiera le drame. Les acteurs seraient les objets internes de l’analyste. Le thérapeute est un joueur. La seule chose qu’on lui demande est de n’oublier jamais de laisser jouer les autres.
Bibliographie
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Bion W. (1968). Transformations, 1968, tr. fr. Paris, PUF, 1982.
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Gergen K. (2005). Construire la réalité, tr. fr. Paris, Seuil.
Golse B., Missonnier S. (dir.) (2005). Récit, attachement et psychanalyse, Toulouse, Erès.
Guillaumin J. (1979). “ Transitivité de la mémoire et réintériorisation du souvenir”, Revue française de psychanalyse, 43, 4, 715-724.
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Vansteenwegen A. (1998). “Théories et pratiques post-modernes : lecture critique”, Cahiers critiques de thérapie familiale, 19, 229-243.
Viderman S. (1973). La construction de l’espace analytique, Paris, Denoël.
Watzlavick P. (1988). L’invention de la réalité, 1984, tr. fr. Paris, Le Seuil.
White M. (1991). “Thérapie et déconstruction”, tr. fr. Cahiers critiques de thérapie familiale, 1998, 19, 153-188.