A la recherche du temps manqué A propos de l’amour en soi dans “Marelle” de Julio Cortàzar
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A la recherche du temps manqué A propos de l’amour en soi dans “Marelle” de Julio Cortàzar

« Voulant éviter d’asséner au lecteur des idées qui souvent, loin d’enrichir le texte, l’alourdissent, j’ai pensé que celui-ci parlait de lui-même et n’appelait qu’un minimum de commentaires psychanalytiques (…) il m’a semblé que le pouvoir de conviction de la psychanalyse était d’autant plus grand qu’elle se faisait plus discrète. »
A. Green Joseph Conrad : le premier commandement.

 

« Quel silence ta peau (…) »
Julio Cortázar Marelle

 

« Mais l’amour, ce mot… Horacio moraliste, redoutant les passions sans une raison d’eaux profondes, dérouté et méfiant dans la ville où l’amour s’appelle de tous les noms de toutes les rues, de toutes les maisons, de tous les étages, de toutes les chambres, de tous les lits, de tous les rêves, de tous les oublis ou de tous les souvenirs. Mon amour, je ne t’aime pas parce que le sang me pousse à t’aimer, je t’aime parce que tu n’es pas mienne, parce que tu es de l’autre côté, m’invitant à sauter pour te rejoindre mais je ne peux pas sauter, parce que, au plus profond de la possession, tu n’es pas en moi, je ne t’atteins pas, je ne dépasse pas ton corps, ton rire, il y a des heures où cela me tourmente que tu m’aimes (…) ton amour me tourmente, car il ne me sert pas de pont, jamais Wright ou Le Corbusier ne feront de pont soutenu d’un seul côté, et ne me regarde pas avec ces yeux d’oiseau, pour toi l’opération amour est si simple, tu guériras avant moi bien que tu m’aimes plus que je ne t’aime. Bien sûr tu guériras, car tu vis dans la santé, après moi en viendra un autre, on en change comme de corsage. Si triste d’entendre le cynique Horacio qui veut un amour passeport, amour passe-montagne, amour clef, amour revolver, amour qui lui donne les mille yeux d’Argus, l’ubiquité, le silence à partir duquel la musique est possible, la racine à partir de laquelle on pourrait commencer à tisser une langue. Et c’est bête parce que tout ça au fond, dort en toi, il n’y aurait qu’à te plonger dans un verre d’eau comme une fleur japonaise pour que peu à peu jaillissent les pétales, se gonflent les formes courbes, apparaisse la beauté. Donneuse d’infini, moi je ne sais pas prendre, pardonne-moi. »1 (pp. 441-442).

Ces mots sont prononcés par Horacio Oliveira, le personnage central de Marelle. Il les dit intérieurement à la Sibylle, dont l’absence le tue, alors que « tout est fini entre (eux) et qu’(il) erre par-là, tournant sur (lui)-même, cherchant le nord, cherchant le sud, si tant est qu’(il) les cherche. » (p. 102)

C’est à la Sibylle « (…) que je parle, maintenant qu’elle est si loin. Et je ne lui parle pas avec les mots qui n’ont servi qu’à ne pas nous entendre, je commence, maintenant qu’il est trop tard, à en employer d’autres, les siens, ceux colorés de cette chose qu’elle comprend et qui n’a pas de nom, auras et vibrations qui tendent l’air entre deux corps ou qui remplissent de poussière d’or une chambre ou un poème. » (p. 104)

L’amour présent dans Marelle de Julio Cortázar pose de nombreuses questions pour ce qui en est de l’amour en soi. Certes, l’amour de l’amour, mais aussi peut-être cet amour que l’on porte (ou pas, ou si peu) en soi-même, pour soi, pour Moi, parfois pour un autre qui ne soit qu’un autre soi-même. L’amour que le Moi se porte à lui-même, dans un système par définition si clos2. Le Moi aimant s’aimer devient ici peut-être – et au plus – lorsqu’un objet se dessine à l’horizon, le Moi s’aimant aimer3, dans une tentative d’autosuffisance qui ne vise qu’à assurer une unité possible, aussi recherchée que fragile et menacée.

Dans cet univers où les limites et les frontières sont devenues si frêles, si instables, si difficilement perceptibles, parce que la plupart du temps inexistantes, qu’en est-il du statut du Moi et de l’Objet, de Soi et de l’Autre ? Lorsque la souffrance narcissique-identitaire4 est au rendez-vous, que devient cet amour en soi adressé à un « autre » porteur à la fois de la maladie si crainte et de l’espoir d’un remède ? Les différences viennent alors à manquer, même du côté du lien : « il n’y a pas de message, il y a des messagers et c’est eux le message, de même que l’amour c’est celui qui aime » (p. 412), ou celle que l’on aime.

« Oliveira ne sait pas, n’a pas la moindre idée de ce qu’est le bon chemin, il n’a aucune idée (en positif) sur quoi que ce soit, pour lui tout est (en) négatif (…)5 ». Il est un homme qui cherche désespérément des choses qu’il ignore. Il les désigne pourtant par des noms tels que le Kibboutz du désir ou le Centre, à savoir, « ce qui subsiste quand on a tout rejeté. Et Marelle est, en fait, une accumulation de rejets »6.

« Tout se défait entre tes mains dès que tu touches quelque chose, et même quand tu le regardes, dit Pola. Tu es comme un acide terrible, tu me fais peur. » (p. 380)

« Oliveira démolit peu à peu tout sur son passage. Il rejette tout : les femmes, les choses, le temps, les villes. Car, après avoir liquidé tout ce qu’il voulait liquider, il a alors l’espoir de pouvoir réinventer la réalité »7, de pouvoir enfin se réinventer. Une telle quête désespérée, qui passerait par un dépouillement extrême de soi et du monde jusqu’aux extrêmes de l’être et jusqu’à la non-existence, – car Horacio incarne bien pour nous l’être qui bascule dans le non-être afin de se (re)trouver enfin, quitte à se perdre pour toujours-, nous rappelle inévitablement cette formulation essentielle pour les psychanalystes que nous sommes : « il n’y a qu’à partir de la non-existence que l’existence peut commencer »8.

Condamné à une recherche sans rencontre promise, ni définie9, ni définitive, Horacio Oliveira fera appel à un autre, en parcourant la voie probable de l’amour : « La véritable altérité faite de délicats contacts, de merveilleux ajustements avec le monde, ne pouvait s’accomplir avec un seul terme, à la main tendue devait répondre une autre main venue du dehors, de l’autre. » (p. 108) Cet autre prendra plusieurs noms dans le roman, mais c’est surtout celui de la Sibylle que nous souhaiterions retenir et c’est de leur amour impossible que nous voudrions traiter dans ce qui suit.

La Sibylle, Lucía de son vrai prénom, une femme qui soigne son enfant, comme cela est le cas dans plusieurs nouvelles de Cortázar10, saurait peut-être lui indiquer le chemin ou l’aider à construire ce passage vers l’autre côté, où pourrait vivre – ou se sentir vivre enfin – le véritable Soi. Elle pourrait donner réponse à cette envie « d’avoir pitié de quelque chose, l’envie qu’il pleuve là-dedans, qu’il se mette enfin à pleuvoir et que ça sente la terre, les choses vivantes, oui, enfin les choses vivantes. » (p. 105). Elle saurait, elle, offrir une seconde chance à l’illusion, à la création, à la désillusion11, à une continuité d’existence qui fait tellement défaut à Horacio, d’une façon profonde et douloureuse. Une telle faille se manifeste autant dans une dissociation entre l’esprit et le corps12, que dans son impossibilité de siéger dans son être :

« (…) et l’irritation de penser à tout cela, en sachant que comme toujours il me coûtait beaucoup moins de penser que d’être, que dans mon cas le ergo de la petite phrase n’était pas si ergo, ni rien qui lui ressemble (…) »**.

« C’est très simple, toute exaltation ou toute dépression me pousse vers un état propice (…) / une aptitude instantanée à sortir de moi-même pour m’appréhender aussitôt du dehors, ou du dedans mais sur un autre plan, / comme si j’étais quelqu’un qui me regarde / mieux encore – car en réalité je ne me vois pas – comme quelqu’un qui serait en train de me vivre. » (p. 420).

Les résonances, dans de tels propos, d’un homme qui « ne se voit pas », à la recherche du regard d’une femme qui serait surtout une mère voyante, une sibylle aimante et à aimer, sont évidentes.

Horacio Oliveira, cet argentin dans la quarantaine, débarque un jour à Paris sans trop savoir pourquoi ni comment. Il sait, par contre, qu’il mène une vie futile et absurde. Faute de trouver une issue (un lieu chez soi), il s’y jette éperdument, en sentant que « ce n’est qu’en vivant absurdement qu’on pourrait peut-être rompre cet absurde infini ». (p.110) « Peut-être vivre absurdement pour en finir avec l’absurde, se jeter en soi-même avec tant de violence que le saut s’achève dans les bras d’un autre. » (p. 108) Et, entre temps, il persiste à s’attendre, parfois inutilement, à se chercher, souvent sans résultat. Il continue à avoir un si grand besoin de s’approcher mieux de lui-même, de laisser tomber tout ce qui le sépare de ce qu’il appelle son centre, quel qu’il soit.

« Cette existence même que j’essaie parfois de décrire, ce Paris où je tourne comme une feuille morte ne seraient pas visibles s’il ne battait, derrière, cette angoisse axiale, la rencontre avec le noyau. Que de mots, que de nomenclatures pour un même désarroi ! » (p. 23).

La quête d’Oliveira se situe du côté de l’être et de l’unité. La recherche d’un soi unitaire dont il ressent le manque fondamental. Absence d’assises qui le plonge dans la détresse. Unité qu’il voudrait chercher et trouver tout d’abord dans l’austérité, voire dans l’ascèse. Car il est un « cathare existentiel, un pur », cherchant à se dépouiller de tout, de l’intelligence, de la raison, de la conscience, de l’imagination et surtout du langage. Il prétend changer la réalité, en commençant par la sienne, avec une méfiance permanente vis-à-vis du caractère usé et trompeur d’un langage qu’il ressent chargé de tout ce qu’il porte de négatif du passé. Un langage qu’il s’impose par conséquent de réviser, de nettoyer. Parvenir à la certitude d’un « je suis » qui ne passe pas par les mots, mais par l’évidence de l’expérience. Appréhender son unité, sans être un héros, sans être un saint, ni un criminel (p. 88), sans renoncer non plus à une essence qu’il ne parvient pas encore à préciser, mais dont la perte serait vécue comme une trahison.

« La question de l’unité le préoccupait, car il sentait bien qu’il était très facile de tomber dans les pires pièges. Du temps qu’il était étudiant vers 1930, il avait découvert avec surprise (d’abord) et ironie (ensuite) que des tas de types s’installaient confortablement dans une soi-disant unité de personne qui était une simple unité linguistique et une sclérose prématurée du caractère. (…) (il voudrait se frayer un passage) jusqu’à une réconciliation totale avec soi-même et avec la réalité qu’on habite. Parvenir à la parole sans la parole (…) et, sans conscience raisonnante, appréhender une unité profonde, quelque chose qui montrât enfin le sens de ce qui, pour le moment, se bornait à être là (…) ». (pp. 88-89).

Du sentiment de futilité au vécu d’inconsistance ; de la rencontre avec l’autre à la perte de la capacité de relation avec les objets ; de l’engagement au non-engagement, voire au désinvestissement ; de l’introspection exquise à l’extériorité étrangère ; de l’angoisse qui soutient à l’agonie qui engloutit. Horacio Oliveira se perd et se retrouve et se perd à nouveau.

« Je crois que la peur qu’il éprouve est comme un dernier refuge, la barre où il se cramponne avant de se jeter dans le vide. » (p. 547).

Ainsi, dans le passage si pénible du sommeil à la veille, « avec les restes d’un paradis entrevu en rêve et qui pendent à présent sur (soi) comme les cheveux d’un noyé » :

« (…) tu tombes en toi-même, et pendant que tu te brosses les dents (…) c’est comme si le lavabo blanc t’absorbait, comme si tu glissais par ce trou qui emporte le tartre, la morve, la chassie, les pellicules, la salive et tu te laisses glisser avec l’espoir de retourner peut-être à l’autre chose, à ce que tu étais avant de te réveiller et qui flotte encore, qui est encore en toi, qui est toi-même, mais commence à s’en aller… Oui, pendant un moment, tu tombes à l’intérieur jusqu’à ce que les défenses de la veille, oh ! la jolie expression ! ô langage ! se chargent de t’arrêter.

– Expérience typiquement existentielle, dit Gregorovius d’un air prétentieux.

– Certainement, mais tout dépend de la dose (lui rétorqua Oliveira). Moi, le lavabo m’avale pour de bon (…) » (p. 368)

Des mots qui tentent de traduire en paroles ce qu’un Francis Bacon exprime souvent en images : la possibilité de communiquer la douleur de l’incommunicable13.

C’est donc à Paris que Horacio part à la recherche d’un Soi jamais advenu. Paris, cette « énorme métaphore » où il pressent qu’en un certain lieu, une certaine mort ou une certaine rencontre, il y trouvera une clef (p. 144). Une trouvaille qui doit passer, ressent-il, par l’éprouver et le sentir, et non par le penser.

« Paris est un centre (…) un mandala qu’il faut parcourir sans dialectique, un labyrinthe où les formules pragmatiques ne servent qu’à mieux se perdre. Alors un cogito qui soit comme respirer Paris, entrer en lui en le laissant entrer, neuma et non logos. » (p. 443).

Paris serait ce lieu, ce centre où il pourrait rencontrer enfin l’amour incarné dans un semblable, entrer en lui et le laisser entrer. Un amour vie, amour air, amour respiration, amour que l’on inspire et l’on exhale, un amour élément essentiel pour la vie, un amour que, par définition, on ne peut pas choisir.

« Ce que beaucoup de gens appellent aimer consiste à choisir une femme et à l’épouser. Ils la choisissent, je te jure, je l’ai vu. Comme si l’on pouvait choisir dans l’amour, comme si ce n’était pas un éclair qui te fend en deux et te laisse pétrifié sur place. (..) Tu ne choisis pas la pluie qui te trempera jusqu’aux os à la sortie d’un concert. » (p. 442)

Un amour qui lui permette de sortir de son insularité extrême, d’un esseulement14 bien plus grand que la seule solitude, car alors ce n’est pas tant l’autre qui vient à manquer mais soi-même. Ces temps où ma propre compagnie me manque, cette sensation de vivre ou de survivre en marge de la vie, et de soi et des autres. L’amour serait un donneur d’être, un remède probable pour cet isolement qu’Horacio vit comme indépassable, irréductible.

« Seul un optimisme biologique et sexuel pouvait cacher à certains leur insularité, n’en déplaise à John Donne. Les contacts dans l’action, la race, le métier, le lit ou le stade étaient des contacts de branches et de feuilles qui s’entrelacent et se caressent d’arbre à arbre tandis que les troncs élèvent dédaigneux leurs parallèles inconciliables. (…) Oui, peut-être l’amour, mais l’otherness nous dure ce que dure une femme et encore seulement pour ce qui touche à cette femme. Allons, il n’y a pas d’otherness, tout au plus l’agréable togetherness. C’est déjà quelque chose… Amour, cérémonie ontologisante, donneuse d’être. Et c’est pour cela qu’il lui venait à présent à l’esprit ce qu’il aurait peut-être dû penser dès le début : sans la possession de soi, il n’y a pas possession de l’autre et qui se possédait véritablement ? Qui était vraiment désabusé de soi, de la solitude absolue au point de ne pouvoir compter sur sa propre compagnie et d’être obligé de se jeter au cinéma, au bordel, chez les amis, dans un métier absorbant ou dans le mariage pour être au moins seul-parmi-les-autres? Ainsi, paradoxalement, le comble de la solitude menait au comble du grégaire, à la grande illusion de la compagnie, à l’homme seul dans la salle des échos et des miroirs. Ainsi, des gens comme lui qui s’acceptaient (ou se refusaient, mais en se connaissant de près) tombaient dans le pire paradoxe, celui d’être peut-être au bord de l’altérité sans pouvoir franchir ce bord. » (p. 108).

Un amour enrichissement vital, amour exaltation, amour pur, amour – accès à l’autre et donc à soi. Dans sa recherche d’absolu, d’un amour qui serait donneur d’un infini plein, Horacio se confronte lui-même avec son vide infini. Or de la confrontation de deux contenus15, de l’accouplement impossible de deux infinis extrêmes, l’infini du tout et l’infini du rien, si dissemblables et pourtant si proches, ne saurait naître une vie. D’autre part, le tout et le rien sont si éloignés, l’un et l’autre, du non-rien, de la non-chose16, cette absence et ce manque inhérents à un état d’expérience suspendue où naissent le fantasme et la représentation. Et pourtant, il « doit y avoir un état entre la perte totale et la présence excessive (…) »17, entre le trop plein et le vide absolu, sans mesure sans nuances, sans échange possible : il se nomme absence, et faute d’absence, la création du psychisme échoue. On a beau croire alors à la dimension rédemptrice d’un amour dont l’autre serait désormais le seul détenteur, un amour qui serait en mesure de donner le jamais advenu.

« Il avait cru une fois à l’amour comme enrichissement, exaltation des puissances médiatrices… Un jour, il s’était aperçu que ses amours étaient impures parce qu’elles présupposaient cet espoir, alors que le véritable amant aime sans rien espérer d’autre que l’amour, acceptant aveuglément que le ciel devienne plus bleu, la nuit plus douce et le tramway moins incommode. (…) Les femmes commençaient par l’adorer (…) par l’admirer (…) puis quelque chose leur faisait pressentir le vide, elles se rejetaient en arrière, et lui, il leur facilitait la fuite, il leur ouvrait la porte pour qu’elles puissent aller jouer plus loin. » (pp. 435-436).

Inspiration – Expiration. Inhalation – Exhalaison. Se remplir et se vider. L’amour se situe pourtant dans le voyage, dans le parcours, dans ce qui est entre, et non dans les deux termes qu’il relie. Il vit dans la possibilité d’aller et de venir, du positif au négatif, du vide au plein. Et vice-versa : un lien à double direction.

Horacio et la Sibylle se sont rencontrés un jour, sans se chercher, tout en étant persuadés – comme ils le furent toujours – qu’une rencontre fortuite était ce qu’il y avait de moins fortuit dans leurs vies (p. 11).

« C’était une petite librairie de la rue du Cherche-Midi, c’était un ciel si bleu si calme, c’était le soir et l’heure, c’étaient les fleurs aux balcons de Paris penchant comme la tour de Pise, c’était le Verbe (au commencement), c’était un homme qui se croyait un homme. Quelle infinie connerie, ma mère ! Et elle est sortie de la librairie (…) et nous avons échangé deux mots et nous sommes allés boire un verre de pelure d’oignon dans un café de Sèvres – Babylone (à propos de métaphores, moi, délicate porcelaine récemment déballée Handle with care, et elle, Babylone, racine du temps, chose antérieure, primeval being, terreur et délice des commencements, romantisme d’Atala mais avec un vrai tigre qui attend derrière l’arbre). Et c’est ainsi que Sèvres s’en alla avec Babylone prendre un verre de pelure d’oignon, nous nous regardions et je crois bien que nous commencions à nous désirer (…) et survint alors un dialogue mémorable plein de malentendus, de mésententes qui se résolvaient en vagues silences, et puis les mains se sont mises en mouvement de leur côté, il était doux de se caresser les mains en se regardant et en se souriant, nous allumions nos Gauloises au mégot l’un de l’autre, nous nous frottions des yeux, nous étions d’accord sur tout que c’en était une honte, Paris dansait au-dehors en nous attendant, nous venions de débarquer, nous venions de naître, tout était là sans nom et sans histoire (…) » (p. 443-444).

Au commencement, c’était un homme qui se croyait un homme. Ma mère est sortie de la librairie. Moi, délicate porcelaine récemment déballée, handle with care. Elle, racine du temps, chose antérieure, primeval being, terreur et délice des commencements. Nous venions de naître, tout était là, sans nom et sans histoire. Mère, quelle fragilité la mienne, lorsque je t’ai rencontrée !

Certes, le besoin d’être aimés est notre lot à tous. Mais l’amour peut devenir parfois la promesse d’une réparation pour ceux chez lesquels l’Hilflosigkeit18 du départ est restée sans réponse. Ils persisteront à croire toujours que, comme l’amour, elle se trouve entièrement chez l’autre. Ils chercheront désormais la réponse si espérée dans l’illusion et dans la passion amoureuses, en croyant peut-être qu’il serait encore temps de tout défaire et tout recommencer. Il est des vies qui se construisent, en effet, à la recherche du temps manqué.

Pour Horacio, au commencement ce fut l’illusion, une illusion qui dépassait de loin celle – pourtant si grande – qui accompagne le fait de tomber amoureux. « Enlacé à la Sibylle, cette concrétion de nébuleuse » (p. 23), Horacio découvrait une illusion sans temps, inscrite dans son être depuis toujours, une illusion qui se réaliserait un jour et mettrait fin à une attente interminable. Il y avait là comme une sorte de promesse. Il ne saurait dire qui le lui avait promis, ni quand, ni pour quel jour. Il avait pourtant la certitude d’une réponse qui devait arriver du dehors. Depuis lors, il attendait. Quelqu’un viendrait là où il l’attendait et se mettrait à sa portée. Il saurait alors l’inventer et s’inventer. Il pourrait tout défaire et tout recommencer. Le monde pourrait enfin être trouvé et créé, sans cesse recrée19. Il aurait alors la certitude de sa propre existence.

« Je touche tes lèvres, je touche d’un doigt le bord de tes lèvres, je dessine ta bouche comme si elle naissait de ma main, comme si elle s’entrouvrait pour la première fois, et il me suffit de fermer les yeux pour tout défaire et tout recommencer, je fais naître chaque fois la bouche que je désire, la bouche que ma main choisit et qu’elle dessine sur ton visage, une bouche choisie entre toutes, choisie par moi avec une souveraine liberté pour la dessiner de ma main sur ton visage et qui, par un hasard que je ne cherche pas à comprendre, coïncide exactement avec ta bouche qui sourit sous la bouche que ma main te dessine.

Tu me regardes, tu me regardes de tout près, tu me regardes de plus en plus près, nous jouons au cyclope, nos yeux grandissent, se rejoignent, se superposent et les cyclopes se regardent, respirent confondus, les bouches se rencontrent, luttent tièdes avec leurs lèvres, appuyant à peine la langue sur les dents, jouant dans leur enceinte où va et vient un air pesant dans un silence et un parfum ancien. Alors mes mains s’enfoncent dans tes cheveux, caressent lentement la profondeur de tes cheveux tandis que nous nous embrassons comme si nous avions la bouche pleine de fleurs ou de poissons, de mouvements vivants, de senteur profonde. Et si nous nous mordons, la douleur est douce et si nous sombrons dans nos haleines mêlées en une brève et terrible noyade, cette mort instantanée est belle. Et il y a une seule salive et une seule saveur de fruit mûr, et je te sens trembler contre moi comme une lune dans l’eau. » (p. 41).

Illusion, l’amour est aussi une passion, et « la passion d’aimer est celle du “pâtir”, du “subir” »20. À l’altérité primordiale de l’univers pulsionnel, il faut ici ajouter celle, irréductible, de l’objet. La dépendance extrême du semblable qui en résulte, de par sa différence car autre que soi lorsque l’illusion éclate de façon prématurée en morceaux, s’y fait alors sentir comme une menace vitale. « Au fond, dira Horacio plus tard, la Sybille a une vie personnelle, même si j’ai mis du temps à m’en apercevoir. » (p. 590). Dans la passion de l’amour, « quelque chose paraît unir deux êtres humains différents. (…) Ainsi, ceux qui sont disposés à larguer les amarres sur les flots tempétueux de l’amour prennent le risque d’affronter l’expérience douloureuse et effrayante du naufrage »21. Ils chercheront pourtant la réponse si espérée dans d’autres corps, parfois dans ce deuxième corps à corps où l’amour joue sans cesse à s’inventer. À l’inévitable défaite en suivra immanquablement une autre, « la répétition d’innombrables échecs, un jeu auquel on doit perdre mais qu’il a été beau de jouer » (p. 438).

Horacio et la Sibylle apprirent à s’aimer dans les chambres de petits hôtels. Ils réinventèrent encore une fois cette cérémonie du plaisir ultime avant et après lequel le monde éclate en morceaux, quand il faut le nommer à nouveau, doigt par doigt, lèvre par lèvre, ombre par ombre (p. 439).

« Oliveira aimait faire l’amour avec la Sibylle car il n’y avait rien de plus important pour elle, même si, d’une manière incompréhensible, elle restait comme en deçà de son plaisir, le rejoignant parfois, s’y accrochant, le prolongeant désespérément, c’était alors comme un éveil, comme apprendre son véritable nom, puis elle retombait dans une zone un peu crépusculaire qui enchantait Oliveira car il se méfiait des perfections, mais elle, elle souffrait véritablement quand elle revenait à ses souvenirs, tout ce à quoi, obscurément, elle aurait dû penser et ne pouvait penser, il fallait, à ce moment-là, l’embrasser profond, l’appeler à de nouveaux jeux, alors l’autre, réconciliée, grandissait à nouveau sous lui et l’emportait, elle se donnait avec une frénésie de bête, les yeux perdus, les doigts crispés, mythique et atroce comme une statue roulant la pente d’une montagne, déchirant le temps de ses ongles, de ses sursauts et d’une plainte rauque qui n’en finissait pas. » (p. 36).

Horacio semblait être un spécialiste des causes perdues. « Les perdre d’abord, puis se lancer comme un fou à leur poursuite. » (p. 192). Cela était d’autant plus vrai que, dès qu’une chose commençait à bien fonctionner, il se sentait emprisonné (p. 178). Il lui fallait alors prendre la fuite, mettre en acte plutôt qu’agir. Certes, l’amour est respiration, l’air indispensable pour la vie la plus élémentaire. Mais une respiration qui ne serait qu’inspiration conduirait à la noyade, autant que le manque d’air. C’est dans l’oscillation entre le vide et le plein et dans la transformation22 réalisée au cours du voyage que se trouve la vie et donc la possibilité de l’amour. Un lien qui peut être, alternativement, positif et négatif23. Encore faut-il, pour ce faire, avoir la certitude de ne pas tomber dans l’un des deux contraires absolus et, surtout, de ne pas risquer d’y sombrer pour toujours. Inhalation. Exhalation. Inhalation… Horacio « aimait faire des choses pleines d’espace libre, il aimait que l’air entre et sorte, sorte plutôt ; cela lui arrivait aussi avec les livres, les femmes et les devoirs civiques (…) » (p. 341).

La Sibylle a compris très vite quelle douleur habitait Horacio et combien elle serait impuissante à y porter remède. Ailleurs, pensait-elle, « (…) il serait moins triste. Ici, tout le blesse, tout lui fait mal, même l’aspirine lui fait mal. » (p. 75). Elle a vite compris que l’unité qu’il recherchait était faite de « choses très belles mais mortes (…) (qu’il voulait) que toutes les choses de (sa) vie se rassemblent et (qu’il puisse) les voir en même temps. » (p. 85). Elle a vite compris qu’il était en danger, « ça se voyait, c’était comme une sirène au loin… » (p. 98), car l’absence dont il pâtissait était bien la sienne. Dès lors, il ne pouvait que s’appréhender du dehors, survivre en marge de la vie, s’absenter du monde. Horacio, « Toi, tu es comme un témoin, tu es celui qui va au musée et qui regarde les tableaux. Je veux dire, les tableaux sont là et tu es dans le musée, près et loin à la fois. Moi, je suis un tableau, Rocamadour est un tableau, (…) cette pièce est un tableau. Tu crois que tu es dans cette pièce mais ce n’est pas vrai. Toi, tu regardes la pièce, tu n’es pas dans la pièce. » (p. 28)

Pourtant, n’en déplaise à la Sibylle, Horacio ne parvenait même pas à regarder la pièce. Il ne pouvait que la désirer, la définir, la décrire. Les mots, toujours les mots, ces chiennes noires qui mordent et se vengent comme elles peuvent… Allons ! « En guerre contre le mot, en guerre, qu’on ne recule devant rien, même s’il faut renoncer à l’intelligence (…) Oublie les chiennes. Arrière, meute, nous avons à penser, ce qui s’appelle penser, c’est-à-dire sentir, se situer par rapport et se confronter avec avant de laisser le passage à la moindre petite phrase principale ou subordonnée. » (pp. 442-443. C’est nous qui soulignons.) Certes, les mots et le penser deviennent un obstacle lorsqu’il s’agit de parvenir enfin au sentir. À rebours. Mais comment s’en déprendre lorsqu’ils constituent la seule colonne vertébrale de l’être, comment les lâcher et larguer les amarres sans risquer d’être emporté par des flots inconnus.

Horacio tenait à appréhender les dangers qu’il courrait comme n’étant que « métaphysiques ». La Sibylle savait pourtant qu’il y avait des « fleuves métaphysiques » et que c’était dans un de ces fleuves qu’il se jetterait un jour. (p.98).

« Il y a des fleuves métaphysiques, mais c’est elle qui les nage comme cette hirondelle nage en l’air, tournant fascinée autour du clocher, se laissant tomber pour mieux rebondir ensuite avec l’élan. Je décris, je définis et je désire ces fleuves, elle les nage. Je les cherche, je les trouve, je les regarde du haut du pont, elle les nage. Et elle ne le sait pas, comme cette hirondelle. Elle n’a pas besoin de savoir comme moi, elle peut vivre dans le désordre sans qu’aucune conscience d’ordre ne la retienne. Ce désordre qui est son ordre mystérieux, cette bohème du corps et de l’âme qui lui ouvre grandes les portes véritables. Sa vie n’est désordre que pour moi, enterré dans des préjugés que je méprise et que je respecte à la fois. Moi, condamné à être irrémédiablement absous par la Sibylle qui me juge sans le savoir. Ah ! laisse-moi entrer, laisse-moi voir un jour par tes yeux. » (p.105).

« Inutile. Condamné à être absous. (…) Juge inouï, juge à cause d’un seul regard qui me met à nu, juge parce que stupide, malheureuse, égarée, obtuse et moins que rien. A cause de tout ce que je sais avec mon amer savoir, mon écumoire rouillée d’universitaire, d’homme cultivé, à cause de tout cela, juge. Laisse-toi*** tomber, hirondelle, et avec ces ciseaux effilés qui découpent le ciel de Saint-Germain-des-Prés, arrache ces yeux qui regardent sans voir, je suis condamné sans appel, vite cet échafaud bleu où me hissent les mains de la femme qui soigne son enfant, vite la peine, vite l’ordre mensonger d’être seul et de retrouver l’omniscience, l’egoscience, la conscience. Et avec toute cette science, une envie inutile d’avoir pitié de quelque chose, l’envie qu’il pleuve là-dedans, qu’il se mette enfin à pleuvoir et que ça sente la terre, les choses vivantes, oui, enfin les choses vivantes. » (p. 105).

Condamné sans appel. À l’absolution, à la peine de mort ou à mourir de peine.

« O mon amour, tu me manques, tu me fais mal à la peau, à la gorge, chaque fois que je respire c’est comme si le vide entrait dans ma poitrine où tu n’es pas. » (p. 103).

Horacio avait espéré peut-être, sans le savoir, au-delà des apparences physiques d’un amour liant deux adultes, que cette femme qui soigne son enfant pourrait enfin devenir un jour une mère : la sienne. Un terme serait ainsi posé à un supplice qui n’en finissait pas. C’était cela, peut-être, la réponse si attendue. S’il avait pu seulement parvenir à être cet enfant que la femme soigne, son seul enfant, fût-il aveugle… La tragédie d’un Œdipe dont les yeux, qui regardent sans voir, auraient été arrachés cette fois par une mère qui lui prêterait les siens, pour qu’il puisse voir et vivre et comprendre enfin. Une mère voyante qui vit et voit et comprend pour deux. Quel choix impossible entre l’absence de vie et une vie où quelqu’un serait en train de le vivre ! À moins que ce ne soient plus les yeux qui se superposent et les respirations des cyclopes qui se confondent, mais deux vies, deux psychés. La superposition, et la confusion qui en résulte, peut devenir alors la seule manière de se sentir vivre : « elle pense donc je suis… »24. L’être sera désormais toujours en quête d’un objet irremplaçable avec lequel rien ne saura rivaliser. « L’amour infantile est sans mesure, il réclame l’exclusivité et ne se contente pas de fragments », nous dit Freud25. Certes. Mais il est des démesures, fussent-elles par absence de réponse, qui font d’une vie une passion sans mesure, sans remède. Souffrir. Pâtir. Subir.

Nous savons que l’« expérience d’omnipotence » relève essentiellement de la dépendance, alors qu’une certaine omnipotence suppose qu’on désespère de pouvoir dépendre de quelqu’un26. Omnipotence du sujet ? Omnipotence de l’objet ? Certaines détresses feraient pencher la balance plutôt du côté de la deuxième, sans oublier pourtant « la source infantile de cette toute-puissance, conférée à la mère le plus souvent »27. Les trois liens positifs qui conforment la véritable passion28 se trouveraient alors entièrement dans l’autre, nanti d’une puissance sur soi plus que d’un pouvoir. Seul l’autre peut aimer, haïr et connaître. Et vivre donc. Du côté du sujet, tout au moins dans son vécu le plus essentiel, à savoir celui où réside son essence, il ne resterait que des liens en négatif : l’impuissance absolue. La puissance, à l’inverse, est entièrement attribuée à l’objet. Puissance qui « est toujours plus ou moins divine (ou diabolique), en tout cas surhumaine »29. Et la seule protection de la part d’un objet dont est attendue la vie, not less than everything30, s’avère dans de telles conditions d’une si faible portée !

« J’ai cru que je pourrais te protéger. Ne dis rien. Je me suis tout de suite rendu compte que tu n’avais pas besoin de moi. » (p. 98).

La Sibylle avait vite compris, mais elle s’était trompée en croyant qu’Horacio n’avait pas besoin d’elle. L’histoire a une tendance démoniaque à se répéter inlassablement. Son besoin était, en fait, aussi immense qu’intolérable. Pour lui, peut-être aussi pour elle. Un enfant criant un vide, une faim, une souffrance que nul ne pourrait assouvir. Un enfant vorace dont l’état intérieur, – pourrons-nous seulement l’imaginer -, était « fait à la fois du vide de ce qui n’a pas été exercé, d’une avidité qui s’effraie elle-même d’être sans limites, d’une souffrance à vif qui n’a point rencontré une enveloppe pour se contenir »31.

« Instant interminable : s’entendre pleurer au milieu de la surdité universelle… »32. La douleur qui en résulte ne s’effacera jamais. « Ce n’est pas une blessure, c’est un trou ». Un centre vide, plus qu’une absence de centre. Plus tard, seul l’écho d’un cri dément nous atteindra et nous frappera sans avertir. « Un enfant qui hurle sans retenue, enfermé à jamais »33.

À moins que l’amour… Oui, peut-être l’amour… Mais l’amour, ce mot… Enrichissement vital, exaltation des puissances médiatrices, cérémonie ontologisante, donneur d’être, illusion, passion, puissance, impuissance.

L’enfant de la Sibylle, – qu’elle surnommait Rocamadour alors qu’à Montevideo il s’appelait modestement Carlos Francisco -, vivait depuis peu chez eux. Il était malade, terriblement faible et malade (p. 103). Elle était allée le reprendre de chez la nourrice qui le gardait car, pensait-elle, Mme Irène s’occupait mal de lui. La Sibylle avait pourtant beaucoup hésité, craignant qu’elle ne pourrait l’avoir avec elle, sentant qu’il lui fallait encore être seule avec Horacio, vivre avec lui, « en l’aidant, pour combien de temps, à chercher ce qu’il cherche (…) » (p. 200). Horacio, de son côté, disait ne pas la comprendre. Il la traitait de mauvaise mère, la traitait de sentimentale, la traitait de matérialiste, la traitait de tout parce qu’elle n’amenait pas Rocamadour ou parce qu’elle voulait l’amener, parce qu’elle y renonçait, parce qu’elle voulait aller le voir, parce qu’elle comprenait soudain qu’elle ne pouvait pas y aller (cf. p.201). Lorsqu’il arriva chez eux, Horacio ne les supportait plus, ni Rocamadour, ni la Sibylle, ni lui-même. Le petit « n’entrait pas dans (ses) prévisions. Trois est un mauvais nombre dans une seule pièce », lui dit-il un jour (p.91). Il ignorait sûrement que le nombre auquel il pensait ne conformait pas un triangle « classique ». Il y avait là une mère et deux enfants…

Ils se sont encore vus une dernière fois, le soir où Rocamadour finit par mourir. Horacio sortit sans dire un mot, sans se retourner, alors qu’il savait qu’elle le regardait. « Il enfonça les mains dans les poches de sa canadienne et marcha vers la porte. » (p. 184). Quelque part, une corde essentielle s’était rompue. Avec la mort de Rocamadour, quelque chose venait de mourir aussi en lui34.

Horacio sentait bien qu’il avait démoli sa maison, qu’en lui rien n’était plus à sa place. Le désordre triomphait et courait à travers la maison. Il y avait là des étoiles et des morceaux d’éternité, des poèmes comme des soleils et d’énormes visages de femmes. Chaos. Confusion. Désordre. Tout cela soudain grandissait et c’était une musique atroce, plus atroce encore que le silence feutré des maisons bien cirées de ses irréprochables parents (pp. 83-84). Mais à présent, « un homme respirait à perdre haleine, se sentait vivre jusqu’au délire dans cet acte même de contempler la confusion qui l’entourait et de se demander si tout cela avait un sens. » (ibid.). Il lui faudrait tout recommencer, mais ailleurs et surtout autrement. Il avait espéré une fois qu’il rencontrerait ces plis de la vie, ces manifestations inattendues d’une chose qu’on ne soupçonnait même pas et qui soudain mettent tout en question (p. 284). Il les avait cherchés dans l’amour, dans l’autre, en dehors de lui, avec cette nostalgie du royaume que nous portons tous dans la couleur de nos yeux, dans chaque amour, en tout ce qui, au plus profond de nous-mêmes, nous tourmente, et nous libère, et nous trompe (p. 395). Donner enfin forme à l’informe35. Faire d’un sens potentiel un sens enfin véridique36. Mais si la vie est ailleurs, si l’autre reste comme lors des premiers jours nanti de la puissance divine que le sujet lui a conférée, l’amour en soi décevra toujours. À la fin, un dilemme essentiel se posera avec une acuité douloureuse : l’amour ou soi, telle est la question.

À la recherche du temps manqué. Horacio est encore loin de pouvoir chasser « de ce monde un dieu qui y était entré avec l’insatisfaction et le goût des douleurs inutiles »37. Il est encore loin de se savoir « le maître de ses jours ». Il est encore loin d’assumer que son destin personnel est « créé par lui ». Mais il commence à savoir quel est son fardeau et qu’il le retrouvera toujours. Il sait que son centre est un trou. Un centre vide. Un centre de silence. Comme Sisyphe, il est déjà un « aveugle qui désire voir et qui sait que la nuit n’a pas de fin ». Comme lui, « il est toujours en marche. » Tout défaire et tout recommencerMais autrement, ailleurs. Il est des montagnes où Narcisse et Sisyphe se retrouvent et se fondent. Le mythe de Narcisyphe est peut-être en attente des mots qui sauraient le dire. De l’autre côté, s’intitule la première partie de Marelle. À Horacio, il lui reste encore à vivre son « besoin » de folie 38, mais cette fois, De ce côté-ci. Laissons-le donc poursuivre son voyage intérieur et découvrir enfin ce que dit le silence : nous sommes tous manque et recherche39.

Notes

  1. [*] Conférence au Colloque Babylone Psychanalyse et Littérature « Destinées sentimentales : l’amour en soi ». Vendredi 5 décembre 2008, IMM, Paris.
  2. J. Cortázar (1963) Marelle. Paris, Gallimard, 1966 (pour la traduction française). Toutes les citations en italique et les références des pages citées dans ce texte renvoient à l’édition de Gallimard publiée dans la collection « L’Imaginaire » en 2002.
  3. S. Freud (1914) Pour introduire le narcissisme. In : Œuvres complètes, Vol.XII (1913-1914). Paris, PUF, 2005.
  4. A. Green (1979) L’angoisse et le narcissisme. In : Narcissisme de vie. Narcissisme de mort. Paris, Les Éditions de Minuit, 1983 (p.164).
  5. Selon l’expression de R. Roussillon.
  6. J. Cortázar (1984) Entretiens avec Omar Prego. Paris, Gallimard, Collection folio essais, 1986. (p.135).
  7. Op.Cit., p. 149.
  8. Ibid., p. 158.
  9. D.W. Winnicott (1960s-1973), « Fear of Breakdown ». International Review of Psycho-Analysis, 1, 1973 (trad.franç. La crainte de l’effondrement. In : La crainte de l’effondrement et autres situations cliniques. Paris, Gallimard, 2000).
  10. J. Cortázar (1984) Op.Cit., p. 157.
  11. Voir à ce sujet notre article « Julio Cortázar et la maison de l’être » (2008). Confrontations Psychiatriques, n° 48, « Folies singulières en littérature », pp. 229-244.
  12. D.W. Winnicott (1971) Transitional Objects and Transitional Phenomena. In : Playing and Reality. London, Tavistock (trad.franç. Objets transitionnels et phénomènes transitionnels, In : Jeu et Réalité. L’espace potentiel. Paris, Gallimard, 1973).
  13. D.W. Winnicott (1949) Mind an its Relation to the Psyche-Soma ; (1960) Ego Distortion in Terms of the True and False Self (trad.franç. : L’esprit et se rapports avec le psyché-soma. In : De la pédiatrie à la psychanalyse. Paris, Payot, 1969 et D.W.Winnicott (1960) Distorsion du moi en fonction du vrai et du faux « self ». In : Processus de maturation chez l’enfant, Paris, Payot, 1983).
  14. Notre traduction. De façon surprenante, l’édition française omet tout ce passage…
  15. D. Anzieu (1981) La peau, la mère et le miroir dans les tableaux de Francis Bacon. In : Le corps de l’œuvre. Paris, Gallimard.
  16. M. Schneider (1988) Glenn Gould piano solo. Aria et trente variations. Paris, Gallimard, Folio (« Être seul n’est pas être dans la solitude. Je garderai le mot de solitude pour parler de cet état où l’on est sans les autres, certes, mais où l’on se tient compagnie, et nommerai esseulement les temps, que je sois seul ou en compagnie, où ma propre compagnie me manque, les moments où le “quelqu’un qui manque” n’est pas tant l’autre que moi-même. (À l’inverse, l’amour, quand l’autre vous manque, même quand il est là.) Être dans la solitude, c’est éprouver la certitude que l’autre est là, en moi. Et puis, il y a l’isolement, où manquent et l’autre et moi. ») (p. 30).
  17. W.R. Bion (1962) Learning from Experience. New York, Basic Books (trad.franç. Aux sources de l’expérience. Paris, PUF, 1979. Cf. en particulier le Chapitre 27) et (1963) Elements of Psycho-Analysis. London, William Heinemann (trad.franç. Éléments de la psychanalyse. Paris, PUF, 1979. Cf. en particulier Chapitre 1, contenant-contenu comme premier élément de la psychanalyse).
  18. W.R. Bion (1962) Learning from Experience. Op.Cit., p.52.
  19. A. Green (1987) L’expérience et la pensée dans la pratique psychanalytique. In : Jouer avec Winnicott. Paris, PUF, 2005 (p. 71).
  20. S. Freud (1926) Inhibition, Symptôme et Angoisse. In : Œuvres complètes, Vol.XVII (1923-1925). Paris, PUF, 1992.
  21. D.W. Winnicott (1971) Transitional Objects and Transitional Phenomena. Op.Cit.
  22. A. Green (1980) Passions et destins des passions. In La folie privée. Psychanalyse des cas-limites, Paris, Gallimard, 1990 (p. 143). [21] W.R. Bion (1982) Séminaires italiens. Bion à Rome. Paris, In Press Éditions, 2005 (p.104) (C’est nous qui soulignons).
  23. W. R. Bion (1965) Transformations. Change from Learning to Growth. (trad.franç. Transformations. Passage de l’apprentissage à la croissance. Paris, PUF, 1982).
  24. W.R. Bion (1962) Learning from Experience. Op.Cit. Cf. en particulier Chapitres 14, 15, 16 et 17.
  25. Nous corrigeons ici la traduction française qui dit « laisse-moi tomber »…
  26. M. Corcos (2005) Penser la mélancolie. Une lecture de Georges Perec. Paris, Albin Michel (p. 242)
  27. S. Freud (1933 [1932]) Nouvelle suite des leçons d’introduction à la psychanalyse. XXXIIIe Leçon : La féminité. In : Œuvres complètes, Vol.XIX (1931-1936). Paris, PUF, 2004.
  28. D.W. Winnicott (1971) Rêver, fantasmer, vivre. Une histoire de cas illustrant une dissociation primaire. In : Jeu et Réalité. Op.Cit. p. 45
  29. A. Green (1982) Après coup, l’archaïque. In : La folie privée. Psychanalyse des cas-limites. Paris, Gallimard, 1990 (p.250)
  30. W. R. Bion (1963) Elements of Psycho-Analysis. Op.Cit. (« J’entends par “passion“ ou par “absence de passion“ la composante dérivée de A, H et C. Ce terme doit représenter une émotion éprouvée avec intensité et chaleur, sans toutefois contenir une suggestion de violence ; le terme “passion“ ne peut véhiculer un sens de violence que s’il est associé au terme d’ “avidité” » p. 20).
  31. A. Green (1982) Op.Cit., p. 247.
  32. Pour reprendre le vers de T. S. Eliot (« Costing not less than everything/What we call the beginning is often the end/And to make an end is to make a beginning./ The end is what we start from. »)
  33. D. Anzieu, Op.Cit., p. 338.
  34. O. Paz (sans date) cité In : E. Poniatowska (1998) Las palabras del árbol. México, Plaza Janés (p. 43).
  35. I. Bergman (1987) Laterna Magica (trad.franç. Paris, Gallimard, Folio, 1987, p. 64).
  36. Voir à ce sujet la lettre à Rocamadour (chapitre 32) ; le vécu d’Horacio d’en être le véritable et seul destinataire, voire l’auteur des Lettres complètes à Rocamadour (chapitre 33) ; le rêve du pain « français » (chapitre 100) et la reprise du rêve : « Ce n’est pas moi qui l’ai tué » (chapitre 122).
  37. D.W. Winnicott (1971) Rêver, fantasmer, vivre. Op.Cit.
  38. A. Green (1980) La mère morte. In : Narcissisme de vie, narcissisme de mort. Op.Cit.
  39. A. Camus (1942) Le mythe de Sisyphe. In : Essais. Paris, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1997 (pp.197-198).
  40. R. Roussillon (2004) Winnicott et le “besoin” de folie. In : Winnicott insolite. Monographies de Psychanalyse de la RFP. Paris, PUF, 2004.
  41. O. Paz Op.Cit.