Cinéma
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Si la salle de cinéma est obscure, c’est qu’elle n’est pas, n’en déplaise à la production industrielle actuelle, uniquement un lieu festif, un espace culturel, mais qu’elle renvoie à une autre salle à l’obscure clarté, aussi illuminante qu’aveuglante, celle du rêve et des cauchemars où se mêlent et se mixent… en toute inconscience, les fantasmes et l’imaginaire, le désir et l’angoisse, les espérances et le désespoir. Le cinéma est le miroir de la vie et de la mort en marche avant et arrière.

On va au cinéma pour rire et pleurer, avoir peur et aimer. Et ce, pas seulement, plus haut, plus vite et plus fort que dans la vraie vie. Plein les yeux, mais tous les sens en éveil… comme lorsqu’on éprouvait, enfant, pour la première fois les choses et les êtres, c’est-à-dire corps et âme en processus primaire : « La peau humaine des choses, le derme de la réalité, voilà avec quoi le cinéma joue d’abord », disait Antonin Artaud1. Et aussi son envers soit l’ectoderme, la chair ajouterons-nous.

On s’en va ou on se rend aux séances de cinéma, ces étranges messes collectives, pour comparer ses projections internes avec celles de voyants moins névrosés, c’est-à-dire plus pervers : Pabst et Lang, Preminger et Mankiewicz, Bergman et Hitchcock, Welles et Lynch.

Le fameux Faucon maltais à la recherche duquel acteurs comme spectateurs s’ingéniaient à courir ne s’avérait-il pas à la fin du film fait de la matière même dont sont faits les rêves : une substance affective mouvante ? Les Mac Guffin Hitchcockiens ne sont-ils pas des objets ou des secrets qu’il faut à tout prix récupérer ou dévoiler… mais qui ne se révèlent être en fin de compte que la queue du désir, celle là même qui fait avancer le scénario ? Ainsi les miroirs sensibles qu’ont proposés ces cinéastes ont-ils permis à chaque spectateur de se faire son propre film. La vie est un songe, le cinéma est un rêve. Et dans les rêves on ne peut pas mentir. Et paradoxalement, même et encore plus lorsque l’on ment et sauf pour ce qui concerne les rêves « tout faits » à l’intention et à l’attention trop bienveillante du psychanalyste dupé ou dans les su(pe)rs productions américaines où tout est lustré, les couleurs trop nettes, les contours trop bien définis… ou tout est plus réel que la réalité.

On songe à aller au cinéma, et c’est loin d’être accessoire, pour rêver de sortir avec quelqu’un (le garçon ou la fille d’à côté), c’est-à-dire sortir de soi… et de ses remembrances idiotes en se faisant une toile, et cette fois un film à deux. A l’adolescence on est toujours seul… sans même savoir avec qui (esseulement)… au cinéma rien n’est plus triste qu’un spectateur isolé… dont tout le monde pense qu’il attend quelqu’un qui ne viendra pas ou plus. Freud le « pansexualiste » aurait été probablement d’accord avec ce qui a été dit plus haut mais, aurait été un compagnon à la fois idéal et irritant. Avec sa compulsion à associer, il n’aurait probablement pas cessé d’interpréter.

Voilà ce qu’il disait de Chaplin : « C’est incontestablement un grand artiste ; bien sûr, il joue toujours un seul et même rôle, celui du garçon souffreteux, pauvre, sans défense, maladroit, mais pour qui finalement tout tourne bien. Or pensez-vous que pour jouer ce rôle, il lui faille oublier son propre moi ? Au contraire il ne représente jamais que lui-même, tel qu’il était dans sa pitoyable jeunesse. Il ne peut se débarrasser de ces impressions et, aujourd’hui encore, cherche un dédommagement pour les privations et les humiliations de cette époque… les productions des artistes sont conditionnées de l’intérieur par les impressions de leur enfance, la destinée, les refoulements, et les déceptions2 ». Fellini aurait été d’accord « Tout art est autobiographique… la perle est l’autobiographie de l’huître ». Chaplin (Parents séparés à l’âge de trois ans ; Mère internée en hôpital psychiatrique ; Vie de vagabond avec son demi-frère « naturel » dans les rues et institutions de Londres…) n’aura pu être que Charlot même pas Charlie. Dans tous les documents vidéos intimes, il apparaît incapable d’être lui-même, jouant, sûrement à l’excès sa misère et sa quête. Personne n’aura donc vu son vrai visage qui ne se réduit pas à ses doubles, Mr Verdoux et Hyntel le dictateur… Chaplin, ses « paradis manqués »3 et ses « romances sans parole » héritées de l’enfance, nous a légué des images hypnotiques que fixent de tout temps les yeux (écarquillés) de tous les enfants. Des images qui poursuivent – c’est une aventure universelle infinie, sur la toile à travers une lanterne magique, celles projetées sur les parois de la caverne de Platon et celles projetées par l’analysant sur les murs ou le plafond du cabinet de son analyste. Et dans sa tête de celui-ci aussi évidemment.

Qui d’entre nous n’a en tête une ou deux séquences de films, aussi inoubliables (voir moins) que certains moments de notre propre vie, et d’autres de notre cure, et pour lesquels nous ne pouvons qu’être toujours sidérés par la conscience suraiguë que nous eûmes de la vérité de ces moments-là devenus événements… de vie ou de projection ? Pleinement présents et déjà totalement passés. Ces scènes si fascinantes témoignent de la magie du cinéma quand il arrive non à enregistrer le réel (pourquoi faire ? Pour quel désenchantement ?) mais à capter, même si c’est toujours imparfaitement et uniquement l’espace d’un instant, l’inconscient et qu’il lui donne forme, le figure ou le représente sur le ciel d’un écran. Comme l’Autre, cet inconscient projeté ne connaît pas la négation et la mort et donc ne connaît pas le temps. Aussi les personnages qui l’habitent sont-ils des morts toujours vivants flottant dans le hors temps, cet espace intermédiaire entre la mémoire et la perception présente. Si et seulement si, les regardant de tous nos yeux, nous les reconnaissons extrêmement vivants et si nous rêvons qu’ils nous regardent. L’homme s’efface jusqu’à disparaître quand plus personne ne le reconnaît ou ne pense et surtout ne rêve à lui. A chaque fois que le lecteur lit ou relit un roman, voit et revoit un film, il réveille et fait revivre le, les personnages qui dormaient dans son cœur. Même chose pour nos disparus.

Tous les acteurs savent qu’ils jouent à l’écran… pour la postérité… leur vie. C’est-à-dire leur mort et leur retour. Ces narcisses n’ont pas renoncé à l’éternité. Leur temps volé par la caméra revient sans cesse nous visiter. Certes dans des souvenirs forcément écran, ballons rouges lâchés pour signaler le lieu enfoui de leur détresse. Et si l’on veut y croire un tant soit peu, il n’est pas exclu que comme pour Mia Farrow dans La Rose Pourpre du Caire (Woody Allen 1985), les protagonistes sortent de l’écran et reprennent vie. N’en est-il pas de même pour certaines de nos « inévitables » images durant la cure ? Ou que le spectateur rentre dans l’image. N’en est-il pas de même pour certaines analyses accueillant de téméraires analystes ?

Dans cet espace-temps singulier (temps percept-mouvement et affect disait Gilles Deleuze) que constitue une séance de cinéma, comme dans celui d’une séance en analyse, ne vient-on pas vérifier la présence hors-champ de quelqu’un tapi dans le noir ? Dans les deux cas, l’œil, repu du miroitement laiteux de la lumière, écoute quelque chose que lui chuchote ou susurre de l’arrière… le désir ou le silence de sa mémoire où s’est réfugié un incertain passé : le murmure des voix chères qui se sont tues ou qui n’ont jamais parlé et qui sont reprises ou non reprises (reconstruites) par des personnages ni tout à fait les mêmes, ni tout à fait différents. La séance de cinéma comme la séance d’analyse, ultime moyen de remédier aux absences, est pour certains spectateurs mystiques sans Dieu (cinéphiles ou homo-analyticus) un temple (avec en son centre l’autel des morts de Henri James et de La chambre verte de François Truffaut) ou un musée intime (au sens imaginaire et panthéonique de Malraux) qui conserve dans le noir… des ombres qui s’agitent encore et parmi lesquelles le spectateur recherche les siennes d’ombres. L’image de ses morts (objets ou secrets) et de sa mort à lui confondue (fondue au noir et au blanc) avec celle des disparus qui s’absentent à lui-même ; morts enfouis dans sa mémoire qu’un analyste déterre et qu’un cinéaste réanime. Le premier vous plonge dans les abîmes et les abysses… de perplexité et de profondeur, le second vous fait monter au ciel. Encore faut-il pour que la magie opère et que contemplation il y ait, la qualité de certains acteurs malléables, de pouvoir toujours ressembler à ce que le spectateur souhaite qu’ils incarnent et celle de bons analystes-miroirs sensibles et réflexifs anciens et profonds c’est-à-dire pas trop phobiques des rencontres… et pas trop narcissiques.

L’écran, la séance sont les derniers espaces où l’on peut avoir des relations avec nos chers disparus. D’où l’inanité et la vulgarité de coloriser les vieux films ou son équivalent de consoler « empathiquement » les patients apprentis résilients en redonnant des couleurs factices au noir et blanc de certaines enfances grises… et d’adolescences moroses. D’où peut-être cette croyance si vivace pendant l’enfance et qui resurgit en séance, que le film à l’écran ou le conte dans le livre, si on le revoit, si on le relit, c’est toujours avec la crainte et l’espoir mêlés que quelque chose dans le fil de l’histoire n’ait changé. L’analyste, ce désillusionneur bienveillant nous apprend que c’est nous qui avons changé et qui lisons différemment… après-coup. Le cinéma ni bienveillant ni malveillant nous laisse dans une douce et sombre indécidabilité quant à savoir si on délire encore, si l’on voit mieux, ou si les personnages pourraient ainsi acquérir par magie une « conscience de soi » et modifieraient l’intrigue. Autant dire que les morts redeviendraient vivants. Cette potentialité si active au cinéma, certains cinéastes comme Buñuel l’ont bien éprouvée : « il suffirait que la paupière blanche de l’écran puisse refléter la lumière qui lui est propre pour faire sauter l’univers »4. Il suffirait que le spectateur néglige le projecteur derrière lui et laisse jaillir de son œil « les êtres disparus aux regards familiers » pour faire sauter la triste réalité du monde du dehors qu’on dit à ciel ouvert.

Avoir des relations intimes avec les acteurs, ça n’est pas leur voler érotomaniaquement des autographes, c’est leur demander ad libitum de rejouer la scène capitale qui nous avait éblouis enfant, et les voir la rejouer toujours de bonne grâce et même s’ils sont morts depuis longtemps. A l’image des expériences évoquées par deux grands écrivains cinéphiles et scénaristes Anton Bioy Casarés et Georges Perec où les morts embaumés attendent la visite de leur famille qui, moyennant finance, peut les revoir une dernière fois dans la scène de leur choix, dans leur plus beau rôle, dans la dernière image qu’ils ont laissée d’eux. Ou encore Raymond Roussel et les riches fantasmes de son héros malade dans Locus Solus, qui imagine un savant conservant les morts dans d’improbables substances amniotiques (la pellicule du film) ou enfin Edgar Alan Poe et son étrange Mr Valdemar qui, absolument mort, dit à ses visiteurs « Je suis parfaitement mort » témoignant de sa qualité de nature morte (Still life). Et à poursuivre ainsi à rebours ses morts, l’œil du spectateur redevient une bouche avide et insatiable puisqu’il ne se nourrit que de son manque, et têtant du regard, revoit incessamment, insatiablement, la toujours même séquence, celle de l’incorporation du sein puis de sa séparation5. Qu’importe que cette séquence ne soit qu’un écran.. elle coûte moins chère qu’une séance d’analyse… même si les tarifs des places de cinéma augmentent démesurément et effroyablement. Mais, le cinéma n’est plus cette chambre noire où l’on ferme les yeux pour voir autrement… il n’est plus que le prétexte à consommer, ce qui rapporte plus, … les friandises et les produits dérivés.

Il ne s’agit plus pour nous de répondre (non dans une illusion perdue et retrouvée, mais dans une néoréalité partagée), aux signes que nous font les acteurs et de venir les rejoindre dans ce non-lieu et ce non-temps où l’émotion esthétique nourrit une sorte de contemplation mystique : on rejoignait en rêvant l’acteur où l’actrice qui, on en était sûr, qui lui (elle) même nous rêvait. On acceptait à la fois comme dans Le Chien andalou, accablé par la lumière blanche et crue de la lune au cours d’une nuit de grande solitude, de nous faire ouvrir les yeux, fut-ce au scalpel, et comme disait Freud de « nous maintenir en sommeil hypnotique pour mieux goûter plaisir et angoisses projetées, en disant tout en dormant ce n’est qu’un rêve ». Ou un peu plus éveillé, en rassurant faussement notre voisine avec qui on se faisait un « cinoche », et qui s’agrippait à notre bras, en lui susurrant en ne sachant plus de quoi l’on parlait : « ça n’est que du cinéma ».

Le temps d’une séance de cinéma, d’une séance de psychanalyse, la magie opère grâce au transfert, ne serait-ce qu’un temps éphémère, mais ce temps-là est plus réel que bon nombre de temps morts, et le bien qu’il fait est aussi réel que la douleur qui nous a fait venir… La tragédie peut bien attendre le temps d’une séance de cinéma ou d’analyse, que cet espace-temps miroir de nous-même, transforme « la douleur en appareil de connaissance »6.

Notes

  1. Antonin Artaud, La Coquille et le Clergyman. Gallimard. Œuvres Complètes. Tome IV, 1972.
  2. S. Freud, Correspondance, Gallimard, p. 442 1971.
  3. Bernard Dinay.
  4. Luis Bunnel, Mon dernier soupir, Ramsay, Poche, Cinéma, 1972.
  5. Lewin B., « Sleep, the mouth and the dream screen », Psychoanalytic Quaterly, 1949. Vol. XV, p. 419-434.
  6. Paul Valéry.