A René Roussillon
Dossier

A René Roussillon

Je commencerai par une citation :

« Ma seule compagne, au cours de cette exploration du territoire inconnu qu’est un cas nouveau, est la théorie que je porte en moi, qui est devenue partie de moi-même et à laquelle je ne suis pas obligé de me référer délibérément. (…) Au cours des années, des changements inévitables, dus à mon expérience, se sont produits, qui ont modifié la base théorique de mon travail. On pourrait comparer ma position à celle d’un violoncelliste qui travaille sa technique avec acharnement puis, étant parvenu à la maîtriser et à la tenir pour acquise, sera enfin capable de faire de la musique. Je constate que je fais mon travail avec beaucoup plus de facilité qu’il y a une trentaine d’années et que les résultats sont bien meilleurs. Mon désir est de communiquer avec ceux qui achoppent encore à la technique et de leur donner l’espoir qu’ils pourront un jour, eux aussi, faire de la musique. On éprouve une satisfaction bien mince à donner une exécution de virtuose en suivant la partition. »1

 

Cette citation m’accompagne depuis de très nombreuses années. Je l’ai trouvée lorsque je commençais tout juste à entrevoir la pédopsychiatrie et alors que je faisais mes premiers pas en psychanalyse, après l’avoir découverte au cours de mon adolescence. Les éléments qui définissaient alors pour moi le chemin vers un certain idéal de la psychanalyse et du psychanalyste (et qui restent pour moi aussi essentiels aujourd’hui qu’ils l’étaient alors) sont déjà là, tous présents. Il s’agit de quelques lignes, pour moi essentielles, mais auxquelles je ne pense pas souvent. Et pourtant, quand René Roussillon m’a fait l’amitié de me demander d’intervenir au Colloque qui nous réunit aujourd’hui, il m’a suffi de penser à ce que je pourrais dire et partager avec vous, et ces quelques mots de D.W. Winnicott dans La consultation thérapeutique et l’enfant sont venus naturellement, comme une introduction possible à ma tentative de mettre en mots l’impact qu’a eu sur moi la rencontre avec René, tout d’abord par la lecture et puis, un jour, personnellement. Pour moi, René aurait bien pu écrire le fond de ces mots, mais à sa manière, qui n’est pas celle de Winnicott, bien qu’ils partagent tant de points.

J’aime particulièrement la référence à une théorie que l’on porte en soi, jusqu’à ce qu’elle devienne une partie de soi-même et à laquelle on ne se sentirait pas obligé de se référer délibérément. Une théorie qui ferait partie de nous, sans dogmatismes et sans imposture, comme résultat d’un travail tenace d’intégration et de mise à l’épreuve dans la clinique. J’aime la comparaison de la position de l’analyste à celle du violoncelliste ou de l’artiste, dont la technique a été travaillée avec acharnement jusqu’à en avoir la maîtrise, jusqu’à la tenir pour acquise, jusqu’à l’intégrer et l’incarner, pour avoir enfin la possibilité de s’en servir pour faire de la musique. Et pour la danser, pourrait peut-être ajouter René. Cette alliance fondamentale entre la liberté la plus grande et la rigueur la plus exigeante.

J’aime dans cette citation, et je retrouve là aussi René, ce désir profond de communication et de partage, le désir – en somme – de transmettre. De donner l’espoir à ceux qui « achoppent encore à la technique » qu’ils pourront eux aussi, un jour, faire de la musique. Le désir de partager non seulement ce qui a été acquis, mais le chemin qu’il lui a fallu parcourir pour y parvenir, pour que chacun puisse non le suivre mais trouver le sien, s’engager dans la voie de sa propre réflexion et devenir l’analyste et le psychothérapeute qu’il ou elle peut parvenir à être, de manière authentique, sans psittacisme, sans imposture. Un désir soutenu par un mot qui ne fait pas partie du vocabulaire de la psychanalyse, mais qu’il conviendrait de ne pas oublier dans notre travail clinique et dans la vie la plus quotidienne : la générosité, une vertu si rare.

Je ne vous ferai pas le récit de tout ce que l’œuvre de René m’apporte comme personne et comme psychanalyste. La liste est longue. Les idées qu’il avance prennent leur source dans l’expérience et parlent à l’expérience. Il m’est impossible de le lire ou de l’écouter sans que je vois avec une lumière nouvelle un patient, un moment de ma pratique ou de ma vie. Car il vient parfois même me donner de mes nouvelles, ce qui m’arrive rarement à la lecture des textes psychanalytiques et plus souvent, par contre, à la lecture de certains textes littéraires d’auteurs que j’affectionne aussi. D’autres compagnons de route qui m’ont permis de découvrir non seulement la possibilité de la psychanalyse sur l’art, mais une recherche de ce que, dans un très beau texte récent2, René appelle la psychanalyse par l’art.D’ailleurs les premiers mots que j’ai pu échanger avec René sont nés autour d’une nouvelle de Julio Cortázar, le grand écrivain argentin, lors d’un Colloque Babylone organisé par Maurice Corcos à Paris. Je me souviens qu’il m’a dit, ce sont ses mots, que « cela l’amuserait beaucoup de travailler lui aussi les textes de Cortázar ». Cette dimension du plaisir inhérent pour lui à la possibilité de partager et de penser, même ce qui fait mal, surtout ce qui fait mal, car gagner du terrain dans la contrée de la douleur psychique, constitue toujours une victoire de la vie sur son non moins immortel adversaire. Ce premier souvenir, autour de la littérature, est lié aussi, sûrement, en moi, au formidable talent de conteur de René, même et surtout lorsqu’il transmet son expérience de la psychanalyse. Cortázar a beaucoup écrit sur Paris et depuis Paris, mais Buenos Aires est resté toujours présent en tant qu’horizon de son écriture. J’y étais il y a quelques jours, pour le Congrès Latino-Américain de Psychanalyse, où j’avais été invité pour parler sur la rencontre analytique de l’archaïque. J’ai profité de cette occasion pour tenter de mettre en mots, dans mes mots, les éléments essentiels que l’œuvre de René Roussillon apporte à l’exploration de ce vaste territoire. Ces expériences qui ne constituent pas de souvenirs mais laissent des traces, qui ne sont pas représentées ni liées à des représentations de mots et ne sont pas encore intégrées à la subjectivité de la personne. Leur tendance à se répéter, dans une compulsion de répétition qui est à la fois et surtout une compulsion à l’intégration, selon la belle expression de René qui évoque, me semble-t-il, un élément central dans sa façon de concevoir la psychanalyse et je crois la vie dans son ensemble : l’espoir. Celui qui dans les pires situations nous permet de ne pas renoncer, de persister, de rester présents, avec ténacité, même et surtout lorsque tout nous pousse à lâcher, à quitter, à abandonner. Il nous souligne l’importance d’un objet qui survit, qui reste vivant, créatif et capable de donner les réponses qui n’ont pas été celles des premiers objets. René Roussillon nous transmet sa confiance inébranlable dans le bien – fondé de la psychanalyse comme théorie et comme pratique. Peut-être parce que le souci thérapeutique reste pour lui toujours présent : c’est la raison même de la psychanalyse. Peut-être parce que pour lui, souvent, là où la personne a le plus mal ou le plus peur, ces parties ou ces zones entières d’expérience qu’il ou elle a dû cliver, ces pans de son histoire dont il ou elle s’est privé(e), enferment, en même temps, les parties souvent les plus vivantes, les plus riches, les plus créatives. Me vient en mémoire un texte de René moins cité que d’autres et d’une très grande importance pourtant, que je considère central, autant d’un point de vue conceptuel que clinique : Le « besoin » de la folie3, complément indispensable de celui de Winnicott intitulé The Psychology of Madness : A Contribution from Psycho- Analysis4, de 1965, traduit en français par La crainte de la folie, qui précède et prépare La crainte de l’effondrement. Après ma présentation à Buenos Aires, j’ai eu la joie de retrouver plusieurs parmi les amis avec lesquels nous avons partagé pendant une dizaine d’années, à Bogotá, l’expérience de nous réunir, toutes les semaines, pour travailler tout d’abord autour de l’œuvre d’André Green et, plus tard, comme une conséquence quasi naturelle, sur celle de René Roussillon. Mais j’ai été abordé aussi par d’autres personnes, qui m’ont parlé d’un groupe qui étudiait l’œuvre de René au sein de l’Association Psychanalytique de Buenos Aires (APdeBA), un autre à Sao Paulo, un autre au Mexique… Je peux comprendre sans difficulté l’intérêt que son œuvre éveille sur des personnes d’horizons si différents. Et il me semble bien naturel que les organisateurs du prochain Congrès Latino-Américain qui se tiendra à Cartagena de Indias, en Colombie, en 2016, rêvent de pouvoir compter, avec sa présence, de pouvoir s’enrichir avec ses apports et bien entendu de lui faire découvrir en retour ce qu’ils construisent à partir de son œuvre, les métissages qui résultent de la rencontre de différentes cultures, leur forme de concevoir la psychanalyse, tout en laissant une place pour la découverte de cette ville magique.

Je dirai, pour terminer, que René m’aide à penser, qu’il m’accompagne lorsque je pense. Il m’accompagne dans l’exploration de ces territoires des premiers temps, lorsqu’il s’agit de commencer par capturer ce qui surgit et de lui donner tout d’abord une forme. Il deviendra possible ensuite, (éventuellement car non toujours), de lui donner un sens. Mais seulement après, dans un deuxième temps. Car il importe tout d’abord de réussir à donner forme à l’informe5. Accompagner le patient dans l’expérience si paradoxale et si réelle qui consiste à assumer que la perte la plus douloureuse est souvent la perte de ce que nous n’avons jamais eu. Vécus restés sans traduction possible. Agonies inhérentes à des réponses jamais parvenues. Potentiels restés sans réalisation. Attentes interminables au milieu de la surdité universelle (« Instant interminable : s’entendre pleurer au milieu de la surdité universelle… », écrivait le poète mexicain Octavio Paz6). Et plongés dans ces vécus de détresse infantile, n’avoir pas su – ou n’avoir pas pu – assumer ce que la réalité du dehors répétait la plupart du temps avec un silence qui était de fait un cri interrompu : il s’agissait de pertes – de pertes même de ce que nous n’avions jamais eu – de pertes qui, en fin de compte, et au milieu de la douleur psychique la plus douloureuse et la plus effrayante, nous ne pouvions pas finir de perdre, terrifiés comme nous étions peut-être de nous perdre nous-mêmes en les lâchant, en les laissant partir. S’attacher à ses pertes, perdre ce qui n’a pas eu lieu, attendre sans fin une réponse qui devrait arriver du dehors et qui pourtant ne parvient jamais. De là, peut-être, certaines attentes interminables qui peuvent durer une vie, et une puissance – plus qu’un pouvoir-conférée à l’objet.7 De là aussi, sûrement, certaines sollicitations de la mémoire qui viennent avec de telles douleurs et deviennent des véritables hypermnésies, voire l’exigence de mémoires quasi photographiques et figées, avec parfois justement un effet d’ « arrêt sur image » et tout ce que cela implique de mise en suspens du mouvement et de la vie. D’autres fois, c’est plutôt la sensation des « blancs » qui traversent la vie, comme des « tourments de la mémoire », cette « étrangeté affective qui consiste à aimer surtout un souvenir qui (nous) manque »8 et dont nous portons pourtant la trace. Et partir alors à la recherche non seulement des « souvenirs perdus », mais aussi de ce qui nous a manqué et de ce que nous avons manqué, ce qui n’a pas eu lieu, ce qui n’a pas été et de pouvoir – ou non – en faire enfin le deuil. Nous n’y parvenons pas toujours, mais il est essentiel de le tenter. Il est question de vie ou de mort, de vie et de mort. Une manière d’apprendre à aller au-delà du visible, à entendre l’inouï et l’inaudible, à écouter les plaintes sourdes du corps et jusqu’aux voix du silence, comme le voulait André Green9. Et plus loin encore. Ton œuvre, cher René, nous accompagne et nous guide certes dans la récupération et la réalisation encore possibles de ce qui n’a pas pu être, mais aussi dans l’acceptation pleine, si douloureuse et pourtant si essentielle, (je paraphrase ici cet argentin universel qu’était Jorge Luis Borges10), de la possibilité d’arriver parfois au bord même de l’abîme, d’entrevoir l’imminence d’une révélation et d’admettre aussi qu’elle ne se produise jamais !

Notes

  1. D.W. Winnicott (1971), Therapeutic Consultations in Child Psychiatry (trad.franç. La consultation thérapeutique et l’enfant, Gallimard,1971, coll. TEL,1982, pp.8-9)
  2. René Roussillon (2014), Don Juan, Freud et l’homme pierre, Colloque « Création » du CRPPC, 6 avril 2013.
  3. René Roussillon(2004), Le « besoin » de la folie, in « Winnicott insolite »,Monographies de psychanalyse de la Revue française de psychanalyse, PUF.
  4. Traduit en français avec le titre « La Crainte de la folie », In : La crainte de l’efondrement et autres situations cliniques, Paris,Gallimard,2000.
  5. D.W. Winnicott (1971), « Rêver, fantasmer, vivre », in D.W. Winnicott(1971) Playing and Reality, London, Tavistock (trad.franç. Jeu et Réalité, Paris, Gallimard, 1975)
  6. Octavio Paz (sans date) cité, in Elena Poniatowska (1998) Las palabras del árbol, México, Plaza Janés (p.43) (ma traduction).
  7. André Green (1982), « Après coup, l’archaïque », in La folie privée. Psychanalyse des cas-limites, Gallimard,1990 (p.250).
  8. Georges Didi-Huberman (2013), Blancs soucis. Paris, Les Éditions de Minuit (p.103).
  9. André Green (1976), « Un, autre, neutre : valeurs narcissiques du même », in Narcissisme de vie, Narcissisme de mort, Paris, Minuit, 1980, (« Entendre l’inouï, c’est aller à l’invisible, à l’au-delà du visible. L’écoute ne nous renvoie pas seulement à l’inouï mais à l’inaudible : la plainte sourde du corps et jusqu’aux voix du silence ».)
  10. Jorge Luis Borges (1950), « La Muraille et les Livres », in « Autres Inquisitions », La Pléiade, Œuvres Complètes, Tome I, p. 675 (« La musique, les états de félicité, la mythologie, les visages travaillés par le temps, certains crépuscules et certains lieux veulent nous dire quelque chose, ou nous l’ont dit, et nous n’aurions pas dû le laisser perdre, ou sont sur le point de le dire ; cette imminence d’une révélation, qui ne se produit pas, est peut-être le fait esthétique. »)
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René Roussillon en transition : le jeu en partage