Abstinence
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Abstinence

«C’est le désir qui ouvre l’appétit »
Dicton viennois.

 

À partir du XVIIe siècle, dans son acception religieuse, l’abstinence est une disposition disciplinaire, interdisant (certains jours) dans un but de pénitence l’ingestion d’aliments carnés.

La plupart des élèves de Eugen Bleuler au « Burghölzli », dont Carl Gustav Jung, étaient végétariens et strictement abstinents quant à l’alcool, suivant en cela, et rigoureusement le précepte de leur maître. On raconte que Freud et Ferenczi auraient poussé Jung à goûter de la dive bouteille au grand dam de Bleuler, lors d’un séjour à Brême en 1909, organisé initialement en préparation de leur voyage en Amérique. On rapporte aussi que voyant l’état dans lequel cela mettait son successeur « élu », Freud, quelque peu coupable, son ambivalence démasquée, fit un malaise, histoire peut-être de s’abstraire de son étrange homophilie pour un fils qui n’était pourtant pas de son genre. Freud ne s’aperçut que tardivement qu’il aurait dû s’abstenir, après avoir médité sur sa philie pour ce bien petit autre… nouveau, inconnu, impur. Autre, qui devenant plus grand et ne sachant que faire de cette philie-là, et ce pour des raisons un temps inavouables, finit par être anti.

De fait, Freud l’avait choisi (disait-il) pour ce fait-même que Jung ne soit pas juif, afin d’éviter que la psychanalyse soit qualifiée de science juive. Etrange que Freud méconnaisse qu’on ne tombe justement amoureux (sauf quand le choix d’objet est narcissique) que de ce qui n’est pas de son genre afin de pouvoir changer de réalité : Swann ne supportait pas qu’Odette soit une entretenue au moment même où il lui versait ses mensualités.

Dommage, faute d’un possible accordage entre les deux hommes, ils ne purent construire « le pont » entre les juifs et les « gentils », le psychisme individuel d’un peuple nomade qui a élu Dieu et qui éprouve sa propre culture comme étrangère, et les « grands-individus-peuples » sédentaires fondateurs de mythes à base d’inconscient collectif.

En septembre 1912, à l’université de Fordham à New York, Jung critique l’une des options essentielles de la théorie freudienne : l’origine sexuelle infantile des troubles névrotiques et l’importance attenante des fantasmes incestueux.

Le 24 novembre 1912, au Park Hôtel à Munich, les deux hommes se retrouvent… et Freud tombe à nouveau (c’est une manie) évanoui au cours du repas. Ernest Jones, le biographe attitré et autorisé époux temporaire d’une jeune femme qui n’était pas (elle aussi) de son genre, et futur ex gendre du maître, rapporte la scène : « Le robuste Jung le porta sur un divan du salon où il ne tarda pas à reprendre connaissance. En revenant à lui, les premières paroles qu’il prononça nous parurent bizarres : “Comme il doit être agréable de mourir.” » « Dans vos bras… Brutus », aurait-il pu ajouter.

Dans leur correspondance, ces deux hommes ne se ménagèrent pas. Jung à Freud, le 28 octobre 1907 : « Ma vénération pour vous est comme un envoûtement (…) cela ne m’inquiète pas vraiment, mais je vois là quelque chose de dégoûtant et ridicule, à cause d’un fond érotique. Ce sentiment effroyable vient de ce que, enfant, j’ai été agressé sexuellement par un homme que j’avais adoré » ; Freud à Jung, novembre 1907 : « Je ferai de mon mieux pour vous montrer que je ne me prête pas à devenir un objet d’adoration ». Pas plus rassurant que ça !

Peut-être Freud pensait-il à ce que son amitié pour Fliess était devenue pour lui, le moyen de solder son homosexualité inconsciente. On se souvient de sa lettre à Wilhelm Fliess1 : « je ne peux pas me passer de l’autre et c’est toi qui es l’unique autre, l’alter ». Pas forcément aussi sexuel que l’on pense ; la conscience de soi n’est-elle pas fondamentalement la conscience d’autrui en soi… Un autrui qui nous rêve, pense, ou simplement nous calcule. Avant que… au terme d’une certaine élaboration, il n’écrivit à Sandor Ferenczi : « Vous avez non seulement observé, mais également compris que je n’éprouve plus le besoin de révéler complètement ma personnalité et vous l’avez fort justement attribué à une raison traumatisante. Depuis l’affaire Fliess que j’ai dû récemment m’occuper de liquider, comme vous savez, le besoin en question n’existe plus pour moi. Une partie de l’investissement homosexuel a disparu et je m’en suis servi pour élargir mon propre moi ». Plus homo que sexuel… que c’est joliment dit !

L’abstinence… Freud connaissait : de 1882 à 1886, c’est presque une lettre par jour (près de mille au total) que reçoit sa fiancée Martha. « J’ose à peine avouer combien de fois, durant ces vingt-quatre heures, je l’ai (le portrait de sa fiancée) sorti de la boîte, toutes portes fermées, pour rafraîchir mon souvenir2». « On gravit trois cents marches (ascension de la tour de Notre-Dame de Paris) ; on est dans l’obscurité la plus profonde, la solitude la plus totale, si tu avais été avec moi, à chaque pas je t’aurai embrassée et tu serais arrivée en haut toute essoufflée et ébouriffée3. » Tellement de choses à se dire quand on ne peut se toucher et que l’être aimé est si loin des yeux, et qu’il faut, chaque jour, que le cœur le réinvente. On imagine Martha attendant chaque jour ses mots, tout en sachant attendre quelque chose d’autre… toujours la chose. Freud écrit mais, malgré son talent, ne peut que se répéter, sans possibilité de créer rien de nouveau ; il écrit, il s’écrie, mais tous ses mots sont précisément là où elle n’est pas. Il aurait fallu un hurlement… au plus près du corps. Puis vient la fameuse lettre à Martha qui témoigne qu’il est enfin guéri de son absence (des élans et désirs que celle-ci suscite et que ses lettres présentifiaient en même temps qu’elle) et qu’ils peuvent convoler enfin en justes noces. La continence a ses limites… il n’est pas si facile de se débarrasser ou dédouaner de son désir, mais n’oublions pas ce que l’abstinence lui a permis de comprendre du rôle du manque dans la genèse du désir et de déplacement et de production (ni plus ni moins que toute son œuvre !) dit sublimatoire de par la contention forcenée d’une pulsionnalité que l’on disait brute (sacré tempérament) à défaut d’être sauvage. Et puis avec André Green, si la sublimation est un destin de la pulsion, elle a aussi à faire avec la pulsion de mort… La sublimation n’a jamais sauvé personne… et si oui la pulsion brute n’est pas longtemps tenable, tant ça désorganise à l’intérieur et à l’extérieur. Il n’en demeure pas moins vrai que tout ce qu’on soustrait à l’activité de la pulsion brute (et en particulier la pulsion sexuelle) appauvrit d’autant la vitalité de l’individu… Bref il faut bien que le corps exulte, tant la théorie ça n’empêche pas d’exister.

À lire Freud, il apparaît clair que si la sublimation aboutit dans l’abstinence à l’évitement de la satisfaction d’un plaisir génital, elle ne correspond en rien à un renoncement partiel ou total au désir. Où donc alors a pu se déplacer le désir de Freud ? Passion épistémophilique, fulgurances psychiques jaculatoires pimentées de quelques pénitences masochistes ? Dans une lettre au pasteur Pfister du 06 mars 1910, il se confesse : « je ne peux me représenter une vie sans travail comme vraiment agréable ; pour moi vivre par l’imagination (Phantasieren) et travailler ne font qu’un ; rien d’autre ne m’amuse ». On peut alors s’interroger : trop de sublimation n’aboutit-il pas invariablement à la perte de jouissance avec son risque de dérive mélancolique et au retour incessant et de plus en plus massif du sexuel dans les représentations ? Ce qui serait un argument paradoxal (on n’est jamais trahi que par les siens… ou soi) en faveur de la critique quant à son pansexualisme.

Après la naissance de son premier enfant (1887) (Mathilde) Freud avait débuté sa correspondance avec Wilhelm Fliess, son Autre, son double, l’objet de son transfert, l’expert au nez pointu en physiologie du sexe. Une relation épistolaire abondante suivra avec ses élèves : Jung, mais aussi Abraham, Ferenczi. Écrire… pour commencer à dire ses émois sans jamais être interrompu sur un divan de papier, autoanalyse permanente car on écrit pour se séparer et se lire… parfois se comprendre ; et à des amis hommes plutôt qu’à une femme, auxiliaires psychiques spécialistes des autoérotismes mentaux, parce que la libido serait plus intellectuelle que sexuelle… et que le désir ne s’épuiserait que dans le plaisir. Mais aussi à des femmes particulièrement libres (Lou Andréas Salomé, Marie Bonaparte,…) très généreuses dans leurs propos et totalement inaccessibles autrement. Le secret de la créativité serait-il de demeurer au chaud dans une sexualité infantile abstinente, à l’exemple de Kafka, Proust ou Nabokov, tous valétudinaires, et de développer et finir par montrer ses arguments par écrit, car rien n’est plus difficile pour un homme que de soutenir une position passive vis-à-vis d’un autre homme ou d’une femme ? C’est ce qu’avait compris un autre épistolier fou, Rainer Maria Rilke, qui osa cette piètre excuse à la divine Lou Andreas Salomé : « montrer ce corps, bourré qu’il est d’incommodités, ainsi que mes mauvais rapports avec lui à un médecin : voilà qui sera finalement la seule issue. Non pas à une psychanalyste qui part du péché originel, mais à un médecin capable de partir du physique pour explorer le mental. À toi, chère Lou, je peux le dire je songe à Stauffenberg (…) il ne s’agit pas (Stauffenberg devrait le comprendre) de m’aider au niveau le plus intime et originel, là où les secours se sont accumulés, mais de me libérer les mains pour que je puisse y accéder4 ». Sic.

Si l’inventeur de la psychanalyse renonce si rapidement à ce qu’il révèle aux autres, être l’essentiel dans l’équilibre psychosomatique, n’est-ce pas qu’il était en difficulté tant avec son corps (lui aussi et encore pour des raisons traumatiques… avec son père ?) qu’avec et dans le corps des autres ? A vérifier dans le corps de son œuvre !

En tout état de cause, ces événements eurent un impact sur la méthodologie analytique et Freud imposa l’abstinence dans la cure, redoutant, à juste titre, l’échappement thérapeutique de l’analysant lorsqu’il cédait amoureusement à des transferts latéraux.

Qui au XXIe siècle s’autoriserait à exiger cela de ses patients ?

Il va falloir trouver autre… chose… pour laisser parler… et entendre la « chose », la vraie, la sexualité.

Et de fait, dans le cadre par trop serré de la cure, l’injonction à l’abstinence, ne renforce t-elle pas les fantasmes onanistes… et l’analysant sur sa couche rance enfante des monstres… à la demande. Freud n’a t-il pas trop écouté une voix intérieure, l’intimant à s’occuper plus de son esprit (si ce n’est de son âme – vœux de chasteté) plutôt que des affaires de son sexe… jusqu’à finir avec l’âge par préférer le verbe à la chair ? Et l’on sait à quel point cela s’est aggravé avec ce grand phobique de Lacan.

La question reste de savoir si les fantasmes infantiles (ça serait comme si) que la cure débusque ne survivant pas à l’acte – pour de vrai (dans le fantasme de certains), certains préfèrent les garder estimant que le désir se meurt dans la jouissance et « qu’il y a quelque chose dans la nature même de la pulsion sexuelle qui n’est pas favorable à la réalisation de la pleine satisfaction »5. Autant donc s’abstenir.

Notes

  1. 21 mai 1894.
  2. 1883.
  3. 1885.
  4. Apollinaire, Lettres à Lou, Mille et une nuits, 2005, p. 84.
  5. Sigmund Freud, La vie sexuelle, PUF, 1969, pp 64.