Hilfosigkeit
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Hilfosigkeit

« J’entendais l’obscurité sans voix où les mots sont les actions et où les autres mots, ceux qui ne sont pas les actions, ceux qui ne sont que ces vides dans ce qui manque aux gens, descendant comme des cris, ces cris qui, dans les terribles nuits d’autrefois, descendaient des ténèbres sauvages à la recherche des actions, comme des orphelins à qui on montre deux visages dans une foule en leur disant : Voici ton père, voici ta mère »1.

 

« Je tremblais de tout mon corps, je gémissais et j’étais près de pleurer de terreur. A moins que je puisse discerner des indications quant aux formes dont usait une personne pour se présenter aux autres et traiter avec eux, indications qui me conduisaient à élaborer les formes adéquates pour à mon tour me présenter à elle (…). Il n’y avait rien alors qui ne m’emplit de terreur et de confusion. Vous êtes vu et vous ne voyez pas ; Vous êtes entendus et vous n’entendez pas ; et bien que vous soyez entouré, vous êtes seul »2.

 

On pourrait s’arrêter là… mais rappelez-vous… ou à défaut souvenez-vous et alors imaginez ! Un cri d’enfant, votre enfant, vous enfant, n’importe quel cri d’enfant dans la nuit… non, plus précisément le cri dans son sommeil d’un enfant non totalement endormi.

Entendez ce silence, pesant parce que dense et opaque, jusqu’à être compact. Le silence, comme un vide ouvert par une blessure, qui suit un cri déchirant la nuit, dans l’attente – son attente, que quelqu’un vienne, et l’attente, votre attente que ce cri se répète.

Dans ce silence, vous ne savez pas si cela serait plus rassurant que l’enfant crie à nouveau ou bien qu’il se rendorme. S’il crie une seconde fois, vous y allez, le rassurer et vous rassurer aussi, et l’inciter à passer une bonne nuit, à faire de beaux rêves. S’il ne crie plus, le doute s’insinue : s’est-il étouffé dans ses sanglots ? Ou plus profondément quel rêve faisait-il où tout à coup quelque chose l’a étranglé, son rêve et lui, l’obligeant à ce réveil aussi brutal que protecteur ? « Au sortir d’un rêve agité ou intranquille » selon les traductions… vous êtes chez Kafka ! qui, comme Faulkner et Banks, écrit pour les autres, ceux qui agonisent comme lui, pour les autres… non à leur place, parce qu’ils ne peuvent que crier ou émettre un pauvre « piaulement douloureux »3. Inintelligible… eux ne se souviennent pas, c’est-à-dire ne trichent pas, ne fictionnent pas… ils revivent.

Ce silence vous le ressentez en vous et tentez de le faire parler, tandis que pour lui, pour eux, c’est le vide. Ils tombent dans le vide, celui d’un trou noir ou d’un puit sans fond, et ça n’est pas une image, c’est comme si il n’y avait plus aucune structure porteuse. Vous êtes chez Francis Bacon où les personnages sont encagés ou encloutés sur la toile… pour pouvoir se sous-tenir.

Et dans ce vide, vos oreilles à l’affût entendent la respiration asthmatique grésillante d’un diamant usant le sillon d’un gramophone. Le disque est rayé, le grincement se répète, devient chouinement puis couinement, déjà impassible voire indifférent mais incessant… et vous voilà assis, la tête dans les mains, les yeux brouillés, avec quelques bribes de pensées informes que vous êtes impuissant à vous représenter, et qui s’agrippent les unes aux autres dans ce vide qui laisse s’exfiltrer le cliquetis métallique du rouage d’une compulsion de répétition stérile qui s’auto-génère et s’auto-renforce… pulsion de mort ? Vous êtes chez Samuel Beckett… emmuré en vous.

Et dans ce vide qui vous absorbe et où quelque chose en vous se déchire, il n’existe ni point d’équilibre où se poser, ni cercle parfait pour vous contenir en vous satellisant, ni présent, ni futur. Vous y êtes… c’est l’Hilflosigkeit freudien. S’il y a des mots que les grammairiens n’ont jamais pu trouver pour exprimer certains affects, certaines réalités humaines sont mieux cernées dans le rendu de leur éprouvé par la langue anglaise plutôt que par d’autres langues plus corsetées, voire camisolées, ou ganguées de préciosité : le helplessness winnicottien, plutôt que l’Hilflosigkeit freudien ou que la terreur sans nom de Wilfried Bion que le groupe de psychanalystes autour de Jean Laplanche a choisi de traduire en français par le terme de désaide alors que4 pour Freud, littéralement ça voulait dire : désarroi, détresse, désemparement. Le helplessness de Winnicott semble être une forme plus vivante, moins fantastique, de l’Hilflosigkeit freudien, il laisse écouter le poids et l’évanescence de l’oubli et du chagrin, évoque le désespoir d’être sans espoir d’être secouru, et un lendemain qui ne serait pas plus sans issue où il n’y aura certes aucune possibilité de recours… mais où demeurerait une orme d’optimisme tragique. Ce mot est fraternel tant il est à la limite du langage entre le cri et le chant… l’autre, l’Hilflosigkeit est tranchant à la limite entre l’homme et l’animal, l’humain et l’inhumain5.

Face à cette désolation, personne ne peut rester insensible et la compassion que l’on éprouve témoigne que cette émotion-là est au cœur de l’humain qui dès le début de sa vie va éprouver la première d’une plus ou moins longue série de séparations et de pertes. « Une défaite sans avenir » plus que « l’effondrement ou l’envers d’un paradis » aurait dit Rimbaud à Fitzgerald. Un rêve sans illusion, une infinie solitude, Entwerden, disait Robert Musil, c’est-à-dire littéralement « cessation du devenir », « dévivre » : « On ne sait quel rien, une solution de continuité qu’il y avait toujours eu entre le passé et le présent, avait disparu »6.

Cette sensation brutale de se sentir absolument seul au monde, sensation physique (plus que sentiment un tant soit peu contenu et élaboré) qui témoigne qu’à un moment il y eut désinvestissement, décrochage, qu’un mouvement tendre n’est pas venu au bon moment, n’a pas été donné, n’a pas pu être reçu, et n’a pas pansé et pensé la forme étrange que le corps en attente … aux aguets, de l’enfant prenait. Par détresse et impuissance maternelle et non manichéisme. Discontinuité où rien n’aura eu lieu que le lieu pour une rose sans bouquet, dirait Mallarmé.

Le corps et non l’esprit, la sensation et non le sentiment, car de fait à cet âge-là, ce petit animal immature et prématuré qu’est l’être humain ne peut que vivre et non comprendre (le vécu et le connu), il est excitation, pas encore élan vital et aussi bizarrement (sans raison !) déjà sourde confiance. Plus tard, il (se) saisira de certaines formulations : Dieu est mort… et donc avec lui tout espoir de vie future ; le soleil s’est éteint… et le froid gagne…

Plus précisément encore… la marque au fer rouge de l’absence de réponse au bon rythme-timing-tempo de l’objet au besoin de l’enfant, et celle de la rencontre trop précoce avec la douleur psychique ; tant le rythme est le flux du temps, le témoin du passage de la mémoire conservatrice passée et anticipatrice du futur sur le corps, … qui lui agit toujours au présent. Le non accordage des rythmes entre la mère et l’enfant génère une brèche dans le temps… un temps vide. Le temps d’un amour vide. Et dès lors, un trou dans la vérité du sujet. L’absence de musicalité (Eros déprimé et ralenti) dans le geste de la mère à l’endroit de l’enfant dé-rythme la première chorégraphie du monde. Or le rythme accordé ou désaccordé, source des intermittences de plaisir et déplaisir en écho aux intermittences du cœur (Proust), est la musique des sens avant que du sens (la petite musique qui accompagne toute pensée de Joyce). Assonance-dissonance, résonnances, l’enfer ou le paradis, c’est le rythme de l’autre : « ses doigts (de ma mère) sur ma peau ruisselaient d’histoires qui calmaient mes douleurs »7. « L’homme seulement attend, il attend (…) victime de notre éternelle anémie un rien a passé, un rien, et cela marque sur nous et dans ma peau, en moi-même aussi, d’immenses nappes de silence et d’hostilité »8.

Dans le helplessness, il y a tout le vide d’une éternité sans l’objet et toute la quête pour retrouver le monde unifiant de la chair. Parce que la chair maternelle se retire ou se dérobe, dévoilant ses dessous et ses arrières, laissant l’enfant en proie à un bouillonnement d’excitations et à un conglomérat d’affects sans représentation. Une naissance qui avorte, une histoire qui suffoque, s’étouffe d’elle-même, un enfant sans parole intérieure face au puzzle de lui-même.

Moment qui revient plus tard quand le besoin de l’autre est impérieux, quand on a épuisé les réserves de souvenirs fictionnés (autoérotismes mentaux) qui nous permettaient de nous satisfaire nous-mêmes, de lui (l’autre) en nous. Moment à l’adolescence où s’amuser tout seul ne suffit plus et devient extrêmement dangereux. Moment où être seul avec soi-même devient fatiguant et où l’on attend que l’autre nous offre la grâce d’une trêve d’avec nous-mêmes. D’enfin être différent de soi, et de s’ouvrir à nos multiples moi… ceux que font réfléter les objets qui dans notre vie vont passer. Moment où dans la solitude on rencontre l’esseulement c’est-à-dire la perte de contact avec soi : « J’ai à peine quelque chose de commun ave moi-même »9. Moment où l’on tente de se fuir soi-même.

Marque de notre détresse primaire à l’origine de la hantise de l’abandon et de la crainte d’un effondrement, abandon et effondrement qui ont déjà eu lieu et, qui sans cesse recommencent… dans un futur antérieur. Il nous faudra bien renoncer à l’Eternité.

Marque en creux dans l’espace du corps et de la psyché, de la place de celui qui vous manque, vous fait défaut, ou a disparu sans laisser d’explication mais non de traces, celles de la place de celui qui vous absente. Absence de soi en soi, en écho à l’absence de l’objet.

Marque cernée sur les berges du trou de son absence, par l’inflammation de l’espérance de son retour et qui lorsqu’elle se réactive génère l’agitation, première trouvaille thérapeutique contre l’angoisse interne.

L’Hilflosigkeit est une maladie auto-immune inflammatoire de l’enfance… et il n’y a pas de vaccin.

Georges Pérec n’oublie jamais de se souvenir du mal qu’il a eu à comprendre ce que voulait dire l’expression « sans solution de continuité ». C’est vrai que ça n’est pas facile, surtout pour un orphelin… mort de père et sans port de mer. L’expression « une solution de continuité » laisse entendre l’inverse de ce qu’elle veut dire. Dans les faits manifestes, elle dit qu’il y a un trou, une béance, un vide entre deux éléments. Dans la manière de le dire elle laisse entendre l’histoire des retrouvailles entre les deux éléments un temps séparé. Une solution… à défaut d’une réponse ; un traitement-remède à défaut d’un soin. Si de plus l’on met juste devant l’adverbe sans… le risque de contresens est majeur. Sans solution de continuité veut donc dire sans trou.

Notes

  1. William Faulkner, Tandis que j’agonise, pp. 168. Folio-Gallimard, 1994.
  2. Russel Banks, La relation de mon emprisonnement, Editions 10/18, 1983, pp. 49-50.
  3. Georges Arthur Goldschmidt. Un enfant aux cheveux gris, CNRS Editions, 2008, pp. 81.
  4. Gilles Deleuze.
  5. Gilles Deleuze.
  6. Robert Musil, L’Homme sans qualités, t. II, p. 102, Le Seuil, coll. « Point-romans », 1956.
  7. Walter Benjamin.
  8. Henri Michaux, Glu et Gli, pp 111.112. Œuvres complètes, La pléiade, Gallimard, 2004.
  9. Franz Kafka.