Apport de la clinique projective à la problématique du haut potentiel intellectuel
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Apport de la clinique projective à la problématique du haut potentiel intellectuel

Définitions

Le haut potentiel intellectuel n’est pas habituellement référé à la psychanalyse ou à une théorie du fonctionnement psychique, et sa définition était jusque-là uniquement psychométrique ou développementale. La définition psychométrique restrictive, un Quotient Intellectuel supérieur à 130, tend aujourd’hui à s’élargir et à considérer non seulement les intelligences académiques, mais également les hauts potentiels artistiques, verbaux, logico-mathématiques et scientifiques. Ces définitions sont issues des modèles de l’intelligence, souvent complétées par des études sur la créativité (Lubart, 2006). Le terme « précocité intellectuelle » renvoyait aux théories du développement qui l’envisageaient comme une simple avance, dans la même perspective temporelle linéaire et réductrice que le retard intellectuel. Enfin, un troisième axe classificatoire peut être exprimé par le terme « surdoué » qui indique un excès, une démesure qui pourrait faire basculer le « surdoué » vers la pathologie, associant génie et folie. Cette perspective psychopathologique permettrait d’évoquer un « spectre du haut potentiel », réunissant surtout les profils dits dysharmoniques comportant à la fois un haut potentiel en secteur et une vulnérabilité mentale dans un autre secteur : les hauts potentiels/dyspraxiques ou encore les autistes dits d’Asperger ou de haut niveau peuvent correspondre à ces catégories dimensionnelles. Précisons que ce spectre pourrait couvrir toute la gamme des fonctionnements mentaux, depuis les variations de la normale jusqu’aux troubles mentaux les plus sévères, car le haut potentiel ne dit rien de l’organisation psychique d’un sujet.

Actuellement, le terme « haut potentiel » est privilégié, car il suppose des compétences existantes, sans être pour autant réalisées, ce qui pose la question de leur mode d’évaluation. En quoi les méthodes projectives peuvent-elles éclairer le clinicien ou le chercheur dans ces rencontres cliniques avec un objet qui semble très éloigné d’une épistémologie psychanalytique ? Nous soutenons l’hypothèse que ces cliniques actuelles peuvent bénéficier d’une lecture psychanalytique et de ses traductions projectives telles que l’École de Paris les a mises au travail et enrichies de ses multiples terrains et expériences.

Problématiques spécifiques du haut potentiel

Si le haut potentiel est étranger à la psychanalyse, ses axes de définition que sont l’intelligence, la créativité et le développement anachronique, correspondent néanmoins à des composantes du fonctionnement psychique. Il s’agit d’apprécier dans quelle mesure l’enfant à haut potentiel peut utiliser ou non son intelligence dans des situations diverses, la valeur structurante, adaptative ou défensive, et d’envisager l’impact de cette intelligence surdéveloppée sur le développement lui-même.

Nos travaux montrent que l’organisation psychique de ces enfants dits surdoués est soumise à une grande réactivité pulsionnelle qui a pour contrepartie un besoin impérieux de contrôle, voire de maîtrise : la pulsion de savoir est au service des défenses narcissiques, opérantes ou non, dont le surinvestissement intellectuel. La pulsion épistémophilique demeure orientée par la recherche du temps perdu et fait retour vers l’origine, vers l’absence, comme en témoignent les projets identificatoires des enfants à haut potentiel : paléontologue, géologue, chercheur ou océanologue. « Dire « plus tard je serai archéologue », c’est se propulser dans un futur qui fait retour vers le passé » (Weismann-Arcache, 2003). Cette sensibilité à l’absence peut faire le lit d’une certaine dépressivité implicitement associée à l’intelligence surdéveloppée (Weismann-Arcache, 2011 ; Weismann-Arcache, Tordjman, 2012).

Nous proposons conjointement le Rorschach et le TAT ou le CAT aux enfants à haut potentiel. Comme l’annonce C. Chabert (1994), ces outils ne recèlent pas une théorie du fonctionnement mental, mais permettent de décrypter de quelle manière le sujet se saisit des données de la réalité externe et interne, et traite les excitations. Le test de Rorschach « promeut une attitude sémantique face à un matériel athématique » (Anzieu, 1967, p.119). Il favorise chez les enfants à haut potentiel le recours intense à un jugement d’existence qui garantit « la réalité du représenté » (Freud, 1925, p.137) et qui permet de s’assurer que l’objet absent peut être retrouvé-représenté. La dialectique absence-présence est différemment sollicitée : le Rorschach incite à retrouver l’objet absent tandis que le TAT confronte à l’objet présent, plus figurable, et aux représentations de relations (Baudin, 2008). Au-delà du Q.I., les épreuves projectives peuvent contribuer au diagnostic du haut potentiel en explorant les problématiques qui le sous-tendent : qu’en est-il réellement de l’immaturité affective supposée de l’enfant à haut potentiel, que la clinique descriptive oppose à l’hypermaturité intellectuelle ? Quelle cohérence entre les compétences cognitives évaluées par les tests intellectuels et la qualité des processus de pensée révélés par les épreuves projectives ? De l’intelligence à la pensée, de la créativité à la sublimation, de la dyssynchronie à la dysharmonie, c’est l’ensemble du fonctionnement et de l’organisation psychique qui peut être appréhendé, tout en dégageant les particularités de ces processus chez les sujets à haut potentiel. Nous proposons quelques indicateurs pertinents.

L’intelligence créative ou inhibitrice

Rorschach tenait les réponses dites kinesthésiques – un être humain perçu en mouvement – pour révélatrices de capacités intellectuelles. Pour N. Rausch de Traubenberg, la kinesthésie représente la partie la plus originale et créatrice de l’œuvre de Rorschach, car elle est un indicateur « de l’intelligence, du dynamisme de base, de la maturité, de l’imagination créatrice, ou de mécanisme de défense contre l’angoisse » (Rausch de Traubenberg, 1983, p.78). C. Chabert souligne l’apport des kinesthésies au fonctionnement cognitif, en tant qu’activité mentale complexe de réorganisation des données perceptives, tout en insistant sur la valence pulsionnelle de ces réponses (Chabert, 1998).

Chez les enfants surdoués, la représentation mentale est privilégiée, au détriment de l’étayage sur la réalité perceptive, ce qui mène très tôt à l’abstraction. Ces modalités de pensée obsessionnelle vont de pair avec un évitement quasi-phobique du modèle en tant que support cognitif, identificatoire ou relationnel, ce qui va susciter davantage d’inhibition aux épreuves thématiques, le Rorschach favorisant le processus du « trouver-créer » compte tenu de sa moindre contrainte « au voir » (Boekholt, 1997). L’investissement précoce et massif de la représentation s’inscrit dans une recherche d’indépendance par rapport à l’objet externe, car il pourrait venir à manquer. Cette activité défensive de représentation se traduit au Rorschach par une supériorité du mode kinesthésique sur le mode sensoriel : agir sur le monde pour neutraliser l’impact de la réalité externe. Chez les enfants surdoués s’inscrivant dans des organisations plus pathologiques, par exemple dans le registre de l’agir, la présence de kinesthésies les distingue d’enfants tout-venant souffrant des mêmes troubles chez lesquels elles sont absentes : une hyperexcitabilité représentative vient répondre à l’excitabilité pulsionnelle, alors que chez les enfants simplement hyperactifs, les activités de représentation sont défaillantes. Signalons que le haut potentiel garantit le maintien d’une adaptation à la réalité visible à travers l’adéquation des réponses formelles, même au prix d’un clivage qui évite néanmoins les décompensations psychotiques.

Enfin, chez certains enfants à haut potentiel, l’absence ou la quasi-absence de kinesthésies rend compte du caractère très défensif de l’investissement intellectuel et surtout libidinal, accompagné d’une intellectualisation qui peut appauvrir la pensée.

Au TAT, l’appel à la conflictualisation est plus direct compte tenu de la contrainte à « raconter une histoire » à partir de la planche, et on pourrait dire que le TAT est un outil sensible à l’intelligence créatrice, qui témoigne de la liaison possible entre les conduites cognitives qui organisent la logique temporelle et causale du récit, et les soubassements fantasmatiques qui lui donnent une épaisseur affective, voire un élan sublimatoire. Si les deux épreuves conjointes permettent d’appréhender la valeur structurante ou défensive de l’intelligence sur un continuum qui irait de l’intellectualisation et du surinvestissement narcissique à une véritable activité sublimatoire, le TAT est un instrument particulièrement sensible à ces distinctions : les procédés du discours « intellectualisation », « formation réactionnelle », « isolation », dans la Série « Rigidité », ou encore « idéalisation » dans la Série « Investissement narcissique », voire une présence massive des procédés de la Série « Inhibition » peuvent rendre compte d’une coupure plus ou moins radicale entre l’appareil cognitif et l’appareil psychique, l’appareil cognitif n’étant plus contenu dans l’appareil psychique (Debray, 1983), mais occupant une fonction prothétique dans l’organisation mentale (Emmanuelli, 2006).

Les épreuves projectives comme indicateurs du développement affectif

Les épreuves projectives peuvent s’inscrire dans une perspective développementale car les données normatives indiquent la fréquence et l’apparition de certaines réponses ou de certains procédés du discours, en fonction de l’âge. Ainsi, le jeune enfant – avant 6 ans – privilégie une approche globale des percepts, correspondant à sa pensée syncrétique, tandis que l’enfant de la période de latence va explorer le matériel dans les détails. Il ne s’agit pas seulement d’un style cognitif, mais de la mise en place de mécanismes de défense nécessaires au travail intellectuel : à 6 ans, l’apprentissage de la lecture, tout comme la lecture de planches au Rorschach, au TAT ou au CAT, passe par les mécanismes d’isolation qui témoignent – entre autres- du travail de refoulement.

L’enfant à haut potentiel privilégie au contraire les réponses globales, au détriment des détails, ce qui atteste « d’une activité projective qui s’applique à clore et à définir, donc à sortir de l’incertitude » (S. de Mijolla, 1992). Cette proportion inversée par rapport aux enfants tout-venant indique un fort investissement des limites et une difficulté à séparer les éléments de la planche, en conservant le percept dans sa totalité. Il s’agit d’un indicateur de l’intensité de l’angoisse de perte ou de castration et de son traitement par l’investissement massif et total d’un problème, d’un thème ou d’une relation, qui se déplacera tout aussi rapidement sur un autre investissement.

Au cours du développement de l’enfant, les modes d’expression au Rorschach évoluent, et il existe un rapport inverse entre « l’activité motrice réelle et la capacité à évoquer des représentations d’actions ou d’interaction » (Boekholt, 1996). Vers 6 ans, l’expression motrice va s’atténuer au profit de kinesthésies humaines élaborées et adaptées. En lien avec les identifications œdipiennes, on attend la mise en relation de personnages différenciés, sexués et socialisés, tout comme dans les dessins d’enfants. Chez les petits enfants surdoués, les réponses kinesthésiques humaines sont précoces dès l’âge de 3 ans et révèlent une forte quête identificatoire, portée par des imagos parentales hétérogènes et mobiles. La réactivité pulsionnelle apparaît à travers la grande sensibilité à la couleur. Ces modalités diversifiées de traitement des excitations sont analogues à ce que M. Emmanuelli et C. Azoulay ont pu constater lors du processus adolescent qui émerge « sous le signe d’une double contrainte narcissique et pulsionnelle » (Emmanuelli, Azoulay, 2002, p. 40). Contrairement aux présupposés habituels, la clinique projective met en évidence une accélération du développement psycho-affectif qui se condense et bouscule la temporalité et la chronologie développementale.

Du point de vue des thématiques abordées par ces enfants surdoués, CAT et TAT mobilisent un travail de pensée initié par le questionnement existentiel autour de l’origine et de la disparition, et les théories sexuelles infantiles affleurent car elles demeurent très actives au prix d’un moindre refoulement qui peut être une des conditions de la sublimation (Weismann-Arcache, 2012). Ces éléments fantasmatiques font écho à la fréquence des conceptions difficiles ou retardées suite à des deuils périnataux ou des infertilités, ou encore à des filiations énigmatiques ou exceptionnelles : les enfants précoces ont souvent été des bébés tardifs, très attendus et investis, et on sait combien ce maternage « jocastien » est vecteur de potentialités à la fois créatives et pathogènes (Weismann-Arcache, 2009, 2013). Au TAT, les récits s’organisent fréquemment autour d’un roman familial « première version », dans un registre narcissique, avec des thèmes renvoyant à des cosmogonies : la mythologie, l’Égypte, les planètes, la préhistoire. A contrario, la sécheresse de certains récits et la sidération face à la dernière planche – blanche – du TAT, rendent compte de la non-congruence entre des compétences cognitives élevées et le possible travail de la pensée. Cette épreuve projective permet de révéler des dépressions masquées par la brillance cognitive et trop souvent attribuées à une causalité uniquement externe comme l’inadaptation de l’école à l’enfant.

Conclusion

Le thème très médiatisé de l’enfant surdoué est l’enjeu de diverses orientations théoriques, de méthodes d’évaluation et de classifications, qui constituent des approches parfois antinomiques de la personnalité et de l’être humain. Il est regrettable que le haut potentiel prenne une valeur à la fois étiologique – il serait à l’origine des troubles – et thérapeutique – des mesures pédagogiques appropriées devraient résoudre les problèmes – faisant du haut potentiel une entité nosographique. Face à l’inflation des « demandes de Q.I. » dangereusement réductrices, nous espérons avoir démontré la pertinence et la nécessité des méthodes projectives, non seulement dans la recherche mais également à l’appui d’une clinique du quotidien, dans les lieux éducatifs et de soin. La clinique projective intègre des éléments quantitatifs et différentiels à une démarche qualitative qui permet de cerner les vulnérabilités et les forces particulièrement contrastées chez les sujets à haut potentiel, « illustrant remarquablement ce que Freud appelle « la bigarrure » de la psyché humaine » comme le précisent Chabert et Azoulay (2011, p.X). D’un point de vue développemental, les épreuves thématiques vont mettre en relief les différentes formes de l’angoisse de perte qui vont colorer les relations d’objet : se défendre de l’éprouvé par le connu, et de l’extérieur par le représenté, telle pourrait être la position thétique de l’enfant à haut potentiel, reflétée par ses modalités de réponses aux épreuves projectives. C’est à partir des variantes de cette position particulière que les cliniciens et les chercheurs peuvent répondre aux questions posées par le haut potentiel, qu’il s’agisse d’un aménagement pédagogique ou d’une aide thérapeutique. En retour, les cliniques contemporaines viennent ainsi enrichir la méthodologie projective en développant toujours plus ses implications.