Approche psychosomatique des addictions
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Approche psychosomatique des addictions

Le corps-esprit addicté

Les psychanalystes psychosomaticiens, en premier lieu M. Fain et J.Mc Dougall, ont contribué à la connaissance psychosomatique des addictions. A leur suite, nous avons tenté de repenser les liens entre comportements addictifs et maladie du corps en prenant en compte l’apport incontournable de l’œuvre de P. Marty. La question du corps est en effet incluse dans l’étymologie du mot addiction. Addictus en latin est le substantif d’addico et signifie “esclave pour dette” : il définissait ainsi une pratique de contrainte par corps infligée à des débiteurs (esclaves) ne parvenant pas à honorer autrement leurs dettes (la définition n’inclut donc pas la référence à la présence d’un objet). Le terme latin ad-dicere, signifiait “dire à ”, dire au sens d’attribuer quelqu’un à quelqu’un d’autre en esclavage (l’esclave était dictus ad, dit à tel maître). On peut être ainsi addicté au jeu, aux aliments (boulimie) ou à “l’absence d’aliment” (anorexie), au suicide, aux achats pathologiques, à des toxiques (l’alcool, le tabac, haschich, héroïne, morphine, cocaïne), aux jeux, y compris vidéo, à des médicaments, à la sexualité, au travail, à l’acte criminel ou encore à la relation amoureuse et transférentielle… La notion d’addiction n’a de pertinence qu’en raison de la possibilité de fournir un modèle d’interprétation de pathologies dissemblables (boulimie, alcoolisme, toxicomanies, etc) par l’individualisation de dimensions psychopathologiques communes.

Hypothèses freudiennes modèles de la psychosomatique des addictions

1 – Premier modèle freudien : masturbation

Freud eut très tôt l’intuition selon laquelle la drogue n’était pas “le” toxique. “L’addiction à l’hypnose” (Sucht nach Hypnose) représentait pour Freud le paradigme révélant l’existence d’une forme de relation de transfert passionnel – (“foule à deux”, communauté inavouable proche de la “communauté du déni”). Dans la lettre de Freud à Fliess du 16 mars 1897, Freud signale l’alternance entre somatisation, addiction à l’alcool et au jeu, ce qu’il faut rapprocher de ce qu’il écrit en 1890, dans Traitement psychique, où il emploie les termes de “Krankenhaften Gewohnheiten”, signifiant “habitudes morbides” pour désigner l’alcoolisme, la morphinomanie, la masturbation et les aberrations sexuelles. Le mot de Sucht -besoin, passion, désir- se retrouve dans le concept utilisé par Freud d’Ursucht définissant le “besoin primitif ”, “la masturbation, la seule grande habitude, le “besoin primitif ” dont tous les appétits, tels que le besoin d’alcool, de morphine, de tabac, n’en sont que des substitutifs, les produits de remplacement” (lettre du 22 décembre 1897).

2 – Deuxième modèle : les névroses actuelles

L’approche psychosomatique des addictions reprend, continue et développe les réflexions et hypothèses “toxicologiques” de S. Freud concernant les névroses actuelles qui aujourd’hui trouvent de multiples points de rencontre avec les travaux neurobiologiques sur les addictions ou encore ses propositions de 1891 (Les aphasies) sur “l’image motrice”, de 1896 (Manuscrit K ) sur la “représentation-limite” et de 1895 (L’Esquisse) sur la décharge motrice et l’action volontaire où Freud parle d’images motrices et de leurs valeurs sensorielles qui les rendent proches des perceptions (cf. aujourd’hui les neuronesmiroir).

L’étude sur les névroses d’angoisse, ajoutée à certains travaux, ceux sur la cocaïne et, dès 1888, ceux portant sur l’hystérie, permirent à Freud de s’interroger sur “la formation d’un surplus d’excitation dans l’organe psychique”, question moderne qu’ont retrouvée, certes, l’endocrinologie mais aussi l’approche neurobiologique des addictions. Dans le Manuscrit E (1894), il postule l’existence d’un seuil d’intensité à partir duquel une excitation pourrait être psychiquement utilisée, hypothèse qui donnera le concept de pulsion, celle-ci résultant d’un certain travail psychique. A l’origine de la névrose d’angoisse, il postule une insuffisance de la libido psychique et une insuffisance de connexion psychique, ce dont s’inspirera P. Marty lorsqu’il parlera de la faiblesse d’épaisseur, de fluidité et de permanence du préconscient chez les patients somatiques, à la différence des psychonévroses de défense qui résultent du refoulement d’un conflit sexuel infantile.

La névrose d’angoisse manifeste ainsi une frustration actuelle donnant un état toxique qui apparaît comme le prototype de l’affection de l’organe psychique et également de “l’amour fou”, passionnel auquel l’addiction, par contre-investissement chimique et moteur, va répondre. Ce modèle est similaire à celui de la névrose traumatique, ou névrose d’effroi (Schreckneurose) qui empêche l’abréaction et favorise la formation d’un groupe psychique séparé (Études sur l’Hystérie, p. 7 et 176).

3 – Troisième modèle : la préforme organique à la pulsion

Freud offre un autre modèle de l’alcoolisme : l’épilepsie où il fait l’hypothèse d’un mécanisme de décharge pulsionnelle anormal préformé organiquement ; Freud postule ainsi l’existence d’une préformation organique (neuro-chimique, hormonale, instinctuelle ?) de décharge excitationnelle sousjacente à la décharge pulsionnelle et mise en œuvre dans le soma lorsque l’économie de l’appareil psychique se trouve débordée ou prématurée. Dans l’épilepsie, la “préforme organique de la décharge pulsionnelle” peut trouver à se décharger dans un “appareil” d’emprise musculaire… comme dans les addictions.

L’aspect opératoire et alexithymique du fonctionnement mental “addict”

Les descriptions des sujets somatisants et celles portant sur les sujets “addicts” ont amené à l’évidence que ces deux types de population pouvaient être décrits, sur le plan du fonctionnement psychique, de manière relativement proche :

  • présence d’une “pensée opératoire”;
  • problématiques de perte d’étayage précoce, de traumatismes massifs (sur le plan de l’étayage) -que nous avions qualifiés de “traumatisme psychique pré-psychique” (par analogie au “traumatisme sexuel présexuel” décrit par Freud concernant les névroses mais ici beaucoup plus précoce et aggravant le “clivage” précoce corps-esprit ;
  • dépression essentielle qui draine avec elle une baisse du tonus vital et des fonctions psychiques contre lesquelles les conduites addictives luttent de manière neurochimique.

Toute une psychodynamique de la motricité pulsionnelle inhérente à la relation d’objet (Marty, 1955) se trouve ainsi perdurer dans les addictions au lieu de laisser place au fantasme comme “représentation d’action” et représentant-représentation de la pulsion. La question posée par S. Freud de la “représentation limite” se retrouve ici posée dans les conduites addictives et procédés auto-calmants comme F. Duparc l’a montré.

Il existe une dimension alexithymique primaire dans les conduites addictives, en particulier alimentaires, comme le suggèrent les données épidémiologiques. Cette dimension n’est pas forcément génétique, mais doit être entendu au sens de fixations structurelles d’un type de relation d’objet. La dimension de la relation d’objet se retrouve dans “la phobie du relationnel” propre à l’addicté et que l’on peut rattacher à une angoisse plus régressive face à l’altérité. C’est la problématique du couple dépendance/autonomie qui est ici en première ligne sous l’angle de la perte des limites et de la confusion (A. Green, 1982). Le sujet addicté tend alors à réinvestir des traces corporelles lors de la perception de sa propre excitation et dans certaines situations d’absence vécues comme vide psychique. Certains “seuils d’intensité affective” se trouvant constamment en risque d’être dépassés, “l’addict” tente de contenir ces débordements par l’usage d’un objet d’addiction qui a des effets corporels de “contenance” à tout débordement.

Complexité et paradoxes de l’approche psychosomatique des addictions

On peut se demander avec Kreisler, Fain et Soulé si, chez certaines personnalités, il n’existe pas une certaine contiguïté entre une défense comportementale, l’addiction, et une autre aboutissant à une pathologie organique. On pourrait suivre P. Marty (1995, note 1 p.55) qui se posa la question de savoir si “des investissements toxicomaniaques modifiant l’économie de certains sujets par des chemins hasardeux et pouvant mettre fin à des dépressions essentielles” n’évitaient pas, à court terme, des désorganisations somatiques. Cette question se pose aussi devant l’apparent paradoxe qu’est l’absence de sensibilité particulière aux infections de patientes anorexiques en phase aiguë de dénutrition et le retour d’une vulnérabilité normale lors des phases de restauration pondérale. Citons U. Otto montrant que les adolescents suicidant développent à distance plus de maladies organiques que les autres adolescents ; ceci invite à penser qu’on ne peut encore une fois passer d’une théorie psychanalytique psychosomatique sur ces phénomènes, même si celle-ci doit prendre en compte les différences entre les addictions. Le rapport addiction/somatisation apparaît donc complexe. “Un genre de toxicomanie est découvert par certains jeunes enfants : le spasme du sanglot. Celui-ci correspond à une véritable manipulation chimique par blocage de la respiration pour parvenir à un état d’inconscience”, écrit M. Fain (1981).

Cette atteinte des instincts d’autoconservation qui recouvrent en psychanalyse les fonctions physiologiques se montre dans l’observation de M. Fain d’une femme de vingt-cinq ans ayant présenté dans son enfance des crises de spasmes du sanglot et qui en était à la septième tentative de suicide par barbituriques : “Il se révéla au cours de la psychothérapie que ces tentatives de suicide se présentaient sous forme d’accès aigus équivalents à une véritable toxicomanie”. Charles-Nicolas relate le cas d’une jeune femme, Elise, héroïnomane, placée dans son enfance en nourrice par sa mère qui ne la reprenait que le week-end et qui disait :“Je vomissais tout le temps, j’étais toujours malade, eczéma sur le visage et psoriasis sur les jambes (…), avec l’héroïne tout a disparu”. On peut encore ajouter le propos de M. Monjauze qui rappelait que le peintre F. Bacon avait vu son asthme disparaître lorsqu’il se mit à peindre et à boire ou encore celui de B. Brusset (1985) relatant des cas de boulimies s’étant transformées en pharmacomanies, en toxicomanies et en pratiques alcoolique ou délinquantes.

Il apparaît au regard de ces exemples qu’une addiction pourrait suivre ou formuler autrement une pathologie somatique de l’enfance et qu’une pathologie somatique peut disparaître avec une addiction !
A. Green, dans son étude sur l’affect n’alla-t-il pas jusqu’à rapprocher pathologie psychosomatique et acting-out ? “Ces observations (celles portant sur les patients psychosomatiques) nous ont fait penser que la crise somatique des psychosomatiques (ou de certains d’entre eux) représente un authentique acting out. Un agir au-dehors orienté vers le dedans, car, comme dans l’acting-out, le but essentiel est l’expulsion de l’intrus (l’affect) hors de la réalité psychique. C’est ce qui nous incite à rapprocher structure psychosomatique et structures psychopathiques. Le malade psychosomatique serait un psychopathe corporel, qui traite son corps comme les psychopathes traitent la réalité sociale, avec une désinvolture extrême et où le sadomasochisme est de quelque manière non seulement inconscient, mais forclos”. (p.181). C’est toute la construction du “corps érotique”, de la sexualité psychique, du “masochisme de vie” qui se trouve chez ces patients insuffisamment construit et pose la question d’un sadisme anobjectal.

Addictions et procédés autocalmants

La recherche de sensations d’excitations a été mise en évidence par Zuckerman afin, pensait-il, pour les sujets addictés, de maintenir un niveau élevé d’activation cérébrale ce qui, ajouterions-nous, permet de lutter contre la dépression essentielle. Ayant recours à une économie de la perception ces sujets, “esclaves de la quantité” (M’Uzan ), luttent contre le vide psychique ou une dépression “blanche”.

Les addictions apparaissent comme permettant une resomatisation, par l’excitation, des affects. Il s’agirait d’une maîtrise traumatolytique autocalmante périodique sur la part excitationnelle-sensorielle de la pulsion relative à la périodicité de la vie instinctuelle, périodicité susceptible de surprendre le narcissisme du sujet à n’importe quel moment. Rappelons que le “procédé autocalmant”, isolé par les psychanalystes de l’IPSO est un procédé de portée générale, présent chez tout individu : telle personne éprouvera le besoin, pendant qu’elle écrit un texte, de déambuler ; telle autre, pendant une discussion se mettra à fumer, ou tel adolescent, comme le rapporte G. Szwec, aura besoin de taper très fort sur une batterie pour répéter un trauma aux traces sonores inconscientes encore vivaces.
Dans le procédé autocalmant, et dans l’addiction, l’excitation-sensation vise ainsi à contre-investir toute représentation fantasmatique (représentant-représentation) de la pulsion. Ce contre-investissement est un investissement en contre. Pour J. Cournut, ce contre-investissement est une butée contre la désintrication pulsionnelle : chez les sujets addicts dont nous parlons, ce contre-investissement est chimique, neuromusculaire, sensoriel. Les procédés autocalmants agissent ainsi, comme l’addiction selon Hopper, en bloquant les effets de l’événement traumatique : ils sont donc paradoxalement traumatolytiques. Les sujets addictés, désertiques, paraissent essayer de combler par une activité relevant d’un sadisme anobjectal consécutif à un traumatisme prématuré pour le Moi, une tension d’excitation impossible à psychiser (Freud, 1920).

Faillite de la transitionnalité et passion de la non-séparation

L’addiction commence ainsi dans l’aprèscoup de la puberté, alors que l’excitation libidinale en excès, non liée psychiquement, fait sentir son effet toxique sur l’appareil psychique. Selon J. McDougall, l’addiction vise à “remplir le vide du monde intérieur où fait défaut une représentation internalisée d’une instance maternelle réconfortante.” Si l’objet addictif est qualifié de transitoire, c’est en raison de son incapacité à résoudre durablement, à l’inverse de l’objet transitionnel, le manque interne. “Les objets addictifs échouent nécessairement dans le fait qu’ils sont des tentatives d’ordre somatique plutôt que psychologique pour faire face à l’absence ou à la douleur mentale, et ne fournissent qu’un soulagement temporaire à la souffrance psychique.” Ainsi, alors que la relation à l’objet transitionnel permet à l’aube de la subjectivité une appropriation des qualités de l’objet maternel et une identification, la relation à l’objet-drogue se transforme en un besoin compulsif car “l’objet addictif est transitoire, toujours à recréer, car toujours en dehors”. Nous sommes là, comme avec nombre de somatisations, dans des problématiques psychiques archaïques relevant de la “passion de la non-séparation”.