Besoins fondamentaux et angoisses chez les tout-petits et les plus grands : l’importance de la stabilité et de la continuité relationnelle
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Besoins fondamentaux et angoisses chez les tout-petits et les plus grands : l’importance de la stabilité et de la continuité relationnelle

Les propositions qui vont suivre se fondent sur l’investissement de recherches universitaires et sur une expérience pratique de psychologue clinicienne pour enfants depuis 12 ans. Depuis plus de 150 ans, des recherches internationales ont permis de mettre en évidence les besoins relationnels de l’enfant et les qualités des réponses qu’il doit trouver dans son environnement familier, selon son âge psychique (c’est-à-dire selon l’état évolutif de la construction de son appareil et de ses capacités psychiques), mais aussi selon l’ampleur de sa sensibilité émotionnelle. En effet, tous les enfants ne sont pas égaux de ce point de vue et ils n’ont donc pas tous les mêmes besoins ; certains sont plus sensibles que d’autres, et cela dès leur venue au monde (les parents de fratrie en témoignent fréquemment) ; certains ont des particularités physiques, neurologiques, génétiques ou ont vécu des expériences, dans les premiers temps de leur vie, qui les ont rendus plus vulnérables que d’autres. Par ailleurs, tous les parents ne sont pas toujours en mesure, ou en état émotionnel et psychique, d’offrir à leur enfant des liens et des relations de la même qualité, les professionnels de la protection de l’enfance le savent bien. Certaines mères, certains pères, et certains enfants présentent des troubles psychopathologiques graves. On ne peut donc raisonnablement pas systématiser des modes de garde ou de rencontre parent-enfant.

Ainsi il est essentiel de tenir compte de la singularité de chaque enfant et de chaque situation.

Il faut aussi considérer les risques potentiels de certains modes de vie sur le développement des enfants. Je parle de « risques », car on ne peut déontologiquement en aucun cas prédire ce que sera le devenir d’un sujet. Mais il faut choisir ce devenir comme boussole, et ne pas le quitter des yeux, en quelque sorte. Evoquer les risques, c’est d’abord considérer le coût de l’adaptation de l’enfant à un mode de vie insécurisant. En effet, on n’a pas tort de dire que l’enfant s’adapte toujours. Mais on ne prend pas toujours la peine de se demander « à quel prix ? » ni « comment ? ». Le risque est que l’enfant s’adapte en mettant son énergie psychique au service de défenses, pour faire face aux angoisses qu’il vit au quotidien. Le problème est que cette énergie, ainsi investie, n’est plus au service du développement, et que l’enfant se voit condamné à pérenniser et à rigidifier un système défensif qui finit par lui causer plus de souffrances que celles qu’il visait à éviter à l’origine.

C’est pourquoi il est essentiel que la répartition des temps d’accueil du bébé, puis de l’enfant, d’un couple séparé, s’adapte à ses besoins fondamentaux, et évoluent en fonction de sa maturité et de ses états émotionnels et psychologiques. L’enjeu principal est de préserver le sentiment de sécurité de base, assise fondamentale de toute dynamique de développement. Bien d’autres aspects sont en jeu. Mais puisqu’il n’est pas possible de les évoquer tous ici, il paraît essentiel d’insister sur celui-ci. Il faut d’abord préciser la nature et l’importance de ce sentiment, afin de comprendre pourquoi il relève des besoins fondamentaux de l’enfant, à respecter absolument.

Ce sentiment de sécurité, s’il est primordial pendant la toute-petite enfance, reste nécessaire à tous les âges de la vie et constitue une des conditions de la santé mentale. Il correspond essentiellement à la conscience, voire à la conviction, de disposer d’une base secure dans sa vie. Un QG, un havre ou un home sweet home stable et fiable, dont on peut s’éloigner, mais dont on est sûr qu’on le retrouvera et que l’on peut y revenir se reposer, se ressourcer, se réparer avant de s’envoler à nouveau affronter et découvrir le monde et la vie. Ce peut être un lieu, une situation, le contact d’une personne… C’est une base, dont on peut emporter le souvenir soutenant et réconfortant avec soi lors des pérégrinations hasardeuses, parfois difficiles et douloureuses, dans la réalité externe et dans l’investissement des autres.

Pour l’enfant, cette base, dont dépend le sentiment de sécurité, est constituée de 3 parties essentielles : C’est d’abord une présence, un lien très fortement investi, stable et fiable avec un autre humain, élu pour sa disponibilité continue et sa capacité à le soutenir, le comprendre et le réconforter lorsqu’il en a besoin. En général, pour le bébé et le jeune enfant c’est sa mère ; mais attention : ceci lorsque c’est elle qui s’occupe le plus souvent de lui depuis sa naissance, en particulier lors des premiers mois, et lorsqu’elle est en état psychique de le faire de façon adéquate. Ce n’est pas toujours le cas.

A ce stade, 2 précisions s’imposent : d’abord il n’est pas obligatoire qu’il s’agisse de la mère biologique. Dans certaines situations, c’est le père, ou une grand-mère, ou une grande sœur, un grand-frère, une tante, un oncle, une/un professionnel (une assistante familiale) ou encore un parent adoptif…. Il existe une pluralité de configurations qui montre encore l’importance d’apprécier singulièrement chaque situation. Mais il faut une personne stable, permanente, disponible, adaptée et empathique, que l’enfant investit, parmi toutes ses relations, comme celle qui le sécurise et le réconforte. Autrement dit, celle qui nourrit, soigne, console et rassure le plus souvent. Pour la désigner dans la suite de mon propos, et pour que l’accent soit mis sur cet aspect de ses fonctions investi par l’enfant, j’emploierai l’expression (pas très heureuse mais assez claire) de « figure de sécurité ».

Le seul moyen de trouver qui est cette personne pour l’enfant est d’observer vers qui il se tourne, qui il appelle, lorsqu’il est en détresse, malade ou malheureux, ceci bien sûr en dehors de toute emprise, de toute manœuvre de séduction, de captation ou de chantage. Ensuite, il faut préciser que, bien qu’elles ne soient pas investies de cette façon par l’enfant, les autres personnes de son entourage dont la présence auprès de lui est significative sont également très importantes pour lui, car elles apportent d’autres choses dont l’enfant a besoin pour bien grandir, et que la « figure de sécurité » principale toute seule ne peut pas lui apporter. Dans les organisations familiales « classiques », il s’agit bien sûr du père, mais aussi de la fratrie éventuelle, des grand-parents ou encore des membres de la famille élargie, des membres du groupe d’appartenance… Il n’est donc pas question ici de « hiérarchisation dévalorisante » pour ceux qui ne sont pas investis par l’enfant comme figure de sécurité principale. Il est question de complémentarité, dans l’acceptation de la préséance de la sécurité, surtout pour les tout-petits, sur d’autre enjeux.

La seconde composante essentielle de la base à l’origine et à la base du sentiment de sécurité est la continuité relationnelle avec la « figure de sécurité principale », comme l’ont montré, entre autres, J. Bowlby et N. et A. Guedeney. Attention là aussi, « continuité relationnelle » ne veut pas dire ici « relation continue », « interaction perpétuelle » ! car alors on tombe dans un excès de présence qui risque de faire vivre de l’empiètement à l’enfant, et cela peut être tout aussi pathogène que l’absence d’une telle figure, ou que des séparations trop longues ou trop fréquentes avec elle. La continuité relationnelle évolue et change en suivant l’autonomisation progressive de l’enfant. Elle correspond essentiellement à la possibilité pour le bébé et l’enfant petit de vivre un contact corporel apaisant avec sa figure de sécurité principale, chaque fois qu’il éprouve un état de détresse. Or, on sait que plus l’enfant se développe, plus il va construire les capacités et les objets psychiques qui vont lui permettre de parvenir à attendre, puis à se passer, de plus en plus longtemps et de plus en plus souvent de l’expérience du contact corporel direct avec cette figure de sécurité. Ce qui veut dire que l’enfant va devenir capable de passer de plus en plus de temps sans elle, auprès d’autres personnes fortement investies elles aussi, et être en mesure de profiter tranquillement de tout ce qu’elles ont à lui offrir, pour son plus grand bénéfice.

D. Winnicott, M. David, D. Stern, D. Thouret1, entre autres, ont montré que cette progression peut se réaliser grâce à une alternance rythmée, régulière et adaptée aux état émotionnels du bébé, de moments de contact et de moments de solitude ; la fréquence et la durée du besoin de contact diminuant avec la croissance psychique et l’établissement interne du sentiment de sécurité.

Mais la croissance psychique et l’établissement interne du sentiment de sécurité dépendent eux-mêmes de 3 facteurs principaux :

1. Le premier facteur que l’on peut citer est que, pendant au moins les 2 premières années de sa vie, l’enfant ait pu bénéficier d’expériences de soins adaptés et de réconfort avec sa « figure de sécurité principale » chaque fois qu’il en avait besoin et en émettait le signal. Cette expérience fonde et préserve à la fois le narcissisme et la confiance, dans le sens où, pour le dire très vite, elle procure au bébé la sensation qu’il n’est pas totalement soumis, impuissant, à son environnement, mais qu’il peut l’influencer et faire advenir ce dont il a besoin…

2. Le second facteur, c’est la possibilité laissée au bébé d’ « absenter » tranquillement sa figure de sécurité d’abord en sa présence, tandis que celle-ci demeure prête à répondre à son appel en cas de besoin ; c’est-à-dire la possibilité de « faire comme si elle n’était pas là », de façon à pouvoir découvrir et investir la représentation, essentiellement lors de moments de jeu. « Tranquillement », c’est-à-dire sans se sentir obligé de la surveiller, de l’animer ou de la réconforter sans arrêt. Freud, et plus récemment D. Widlöcher2, ont montré que si le bébé bénéficie d’expériences de qualité avec sa figure de sécurité de façon stable, permanente et fiable, il va pouvoir les construire dans sa psyché en auto-érotismes, c’est-à-dire en représentations, en compagnie desquelles il va pouvoir rester tranquillement seul, voire, si l’on peut dire, « penser heureusement à autre chose »… Mais attention, ces représentations internes fonctionnent pendant la petite enfance un peu comme les batteries de nos outils de communication modernes, si je peux me permettre cette comparaison ! Je veux dire par là qu’elles ont une autonomie limitée dans le temps, au-delà de laquelle l’enfant risque de les perdre et de vivre une angoisse d’abandon totalement terrifiante et désorganisatrice… aussi a-t-il besoin de les « recharger » régulièrement, par une expérience de contact réel, avec la figure de sécurité.

D’autre part, elles ne sont pas suffisantes en cas d’état de détresse important ou d’état affectif paroxystique, et ne peuvent remplacer le contact corporel. Dernière particularité, là encore, leur « autonomie » augmente avec l’âge psychique, ou plutôt cette autonomie dépend de la temporalité psychique…

3. Ainsi, le troisième facteur est l’adaptation respectueuse de l’environnement, et en particulier de la figure de sécurité, aux rythmes et à la temporalité psychique de l’enfant. En 2007, A. Ciccone et D. Mellier3 ont montré que le rapport au temps évolue en fonction de la durée de vie d’un individu et de son état émotionnel… mais nous avons tous remarqué que plus l’on vieillit, plus on a la sensation que le temps passe vite, et que les moments où l’on se sent bien semblent passer beaucoup plus vite que les moments désagréables…

Ainsi, il faut considérer le rapport subjectif que tout être humain entretient avec la notion de durée. La même durée, qui paraîtra brève à un adulte, paraîtra beaucoup plus longue à un enfant, a fortiori à un bébé. Ici, le point important est que, pour apprécier la durée pendant laquelle un petit peut être séparé de sa figure de sécurité, sans risque pour la construction de sa capacité à se passer du contact réel avec elle, et profiter des apports des autres, est qu’il faut se référer à la durée pendant laquelle il peut garder en lui une représentation bien vivante des expériences concrètes de relations positives avec elle.

Il faut admettre que cette durée varie. Plus l’enfant est jeune, moins cette durée est importante, et plus les états de détresse et de besoin sont fréquents. Donc plus la nécessité de « recharger les batteries » par un contact réel et corporel est fréquente. Les séparations doivent donc être brèves quand l’enfant est petit et leur durée peut augmenter par la suite…

D’autre part, si les expériences de sécurité n’ont pas été satisfaisantes, soit que la figure de sécurité était inadéquate ou indisponible, soit que la continuité relationnelle ait été mise à mal par divers événements ou contextes, il se peut que l’enfant n’ait pas pu construire de façon solide ces auto-érotismes, ces représentations de « bonne compagnie ». Aussi certains enfants, malgré leur âge biologique, demeurent vulnérables aux angoisses d’abandon et conservent un besoin de contact corporel avec la figure de sécurité principale à une fréquence bien supérieure à celle des autres enfants du même âge. Il ne s’agit pas ici de « mauvaises habitudes », mais bien d’insécurité interne.

Dans ce cas, l’expérience clinique montre qu’il est contre-productif de tenter de forcer les choses, car cela ne fait qu’augmenter l’insécurité, les angoisses d’abandon et donc la fréquence et la durée du besoin de contact réel. Il nous reste à considérer la 3ème composante essentielle de la base, à l’origine du sentiment de sécurité. Il s’agit de disposer d’un lieu de vie stable, le « home » réel, concret. Ce besoin reste valable tout au long de la vie. Les personnes qui travaillent auprès des Sans Domicile Fixe (je trouve que l’expression est bien parlante) témoignent bien de la façon dont cette situation, si elle se pérennise, attaque la santé mentale. La base, l’endroit où l’on habite, « à MA maison » comme disent les enfants…

Je crois essentiel que les adultes puissent entendre combien cela peut être perturbant de changer sans arrêt de maison, et combien le sentiment de sécurité, d’avoir « un chez-soi », peut être attaqué chez certains enfants, par des allers et venues trop fréquents…

Sans « chez soi », sans un lieu permanent où laisser ses affaires, mais aussi sans un « cadre de vie » au sens littéral du terme et dans toutes les dimensions, c’est-à-dire une qualité d’espace, une organisation, des rythmes et des règles stables et permanentes qui puissent faire « repère » et « repaire », on est perdu et désorganisé, « on ne sait plus où on habite », comme disent les jeunes…

Plus l’enfant aura vécu d’expériences où ces 3 facteurs ne sont pas respectés, plus son sentiment de sécurité de base est attaqué, plus on risque d’entrer dans un cercle vicieux dont il est difficile de sortir… En effet, dans ce cas, les angoisses d’abandon sont augmentées, la constitution et/ou l’investissement de l’activité de représentation et de ses produits sont compromis, voire se perdent, induisant l’incapacité à se passer tranquillement du contact sensoriel direct avec la figure de sécurité… Cette perte associée aux défenses développées pour éviter les angoisses d’abandon, mobilise les pulsions d’emprise et produisent des troubles de la relation, organisés par des tentatives permanentes de contrôle, de maîtrise.

Autre risque, trop souvent constaté, qui intéresse particulièrement les psychologues : une atteinte considérable du développement cognitif et des capacités de pensée.

Je n’ai pas la possibilité de développer cette dimension ici, mais je renvoie aux travaux infiniment riches de B. Gibello4. Dès 1984, il a en effet montré que l’absence d’expérience de continuité relationnelle, en particulier lors des premières années de vie et lors des moments de détresse, nuit gravement à l’établissement de 2 éléments au moins, essentiels pour tout le développement de la capacité de pensée : la permanence de l’objet et les contenants de pensées. Par ailleurs, on peut observer que les enfants qui ne disposent pas de sentiment de sécurité interne et qui sont aliénés à la mobilisation de toute leur énergie au service de l’hypervigilance anxieuse et des tentatives de contrôle des relations, sont peu disponibles aux apprentissages, peu curieux et peu intéressés par l’investissement d’autrui. Ceci est évidemment assez défavorable à leur développement…

En conclusion, j’espère que cet argumentaire, étayé tant sur les besoins fondamentaux relatifs au sentiment de sécurité de base que sur les risques encourus s’ils sont négligés par ceux qui décident du mode de vie des petits enfants, a pu résonner comme un plaidoyer pour un système d’organisation des modalités de garde des enfants de parents séparés, fondé sur le respect absolu de sa sécurité interne.

Un système souple et évolutif, basé sur une démarche d’évaluation continue, régulière et objective, de l’état de ce sentiment de sécurité et de la dynamique de développement psychique et cognitif de l’enfant. Un système enfin, qui garantisse souplesse et possibilité pour l’enfant de bénéficier d’un contact réel avec celui ou celle investie par lui comme figure de sécurité, chaque fois qu’il en éprouve le besoin.

Notes

  1. D.W.Winnicott, (1975), Jeu et réalité : l’espace potentiel, Gallimard, Paris ; M. David, « Activité spontanée et fonctionnement mental préverbal du nourrisson », sous la direction de BRAZELTON T., (1997), Que sont les bébés devenus ? Erès, coll. Mille et un bébés, Ramonville Saint-Agne ; D. Stern (1989), Le monde interpersonnel du bébé, coll. Le Fil Rouge, PUF, Paris ; D. Thouret, (2004), La parentalité à l’épreuve du développement de l’enfant, Editions Erès
  2. Freud S. (1920), Au-delà du principe de plaisir ; D. Widlöcher, 2007, Nouvelle édition, Sexualité infantile et attachement, PUF
  3. A.Ciccone, D.Mellier, (2007), Le bébé et le temps, Dunod
  4. B. Gibello, (1984), L’enfant à l’intelligence troublée, Le Centurion, Paris