Travail, genre et  »care » en clinique : le travail maternel
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Travail, genre et  »care » en clinique : le travail maternel

L’histoire des placements familiaux pour adultes en Europe trouve en la colonie de Geel son origine. Au XIXème siècle, le fou de Dieu laisse la place au fou du médecin et le débat s’installe sur ce type de pratique médicale au regard de la sécurité qu’offre la prise en charge hospitalière (donc aujourd’hui rien de nouveau !). L’engorgement des asiles et les nécessités économiques contribuent alors à la reproduction de l’expérience de Geel, notamment à Dun-sur-Auron en 1891 puis à Ainay-le-Château en extension. Ces colonies familiales connaitront des succès divers. De lieux de liberté, elles ont été dépeintes comme des lieux d’exclusion1. C’est la sectorisation de la psychiatrie, fin des années 50 qui a relancé ces pratiques en les pensant comme dispositifs de soins.

L’AFT2 (Accueil Familial Thérapeutique), fils des « colonies », se raconte comme un conte merveilleux auquel personne (de sensé) ne peut croire : des fous qui vont mieux alors qu’ils sont accueillis chez Mr et Mme Toutlemonde ? C’est presque irréel ! « Je n’y crois pas, tu peux me raconter ce que tu veux sur ton placement mais je n’y crois pas ! Il y a beaucoup de maltraitance dans ces familles d’accueil », « Il faut être une sainte ou cupide pour faire ce travail », « C’est de l’accueil… C’est pas du travail ! » … sont autant de représentations de l’accueil familial thérapeutique qui circulent tant dans les milieux populaires qu’académiques. Elles se sont construites et ont été véhiculées par et dans le discours des « professionnels » du soin, des scientifiques ou encore dans la littérature. On se souvient des Thénardier de Victor Hugo3, misérables exploitant des plus misérables encore. L’AFT est pris depuis sa naissance dans des considérations morales. La pratique de celles qu’on appelait alors les « nourricières » étant soit encensée, soit condamnée. Ces dernières sont dépeintes soit comme des saintes, portées par un idéal d’abnégation et de dévouement maternel « naturel » soit comme des tortionnaires exploitant des patients vulnérables, fragiles et dépendants.

Concrètement, de quoi s’agit-il ? L’organisation du travail des familles d’accueil thérapeutique en psychiatrie, revêt des formes très hétérogènes. Peu s’appuient sur le travail d’une unité fonctionnelle hospitalière dédiée uniquement à ce travail spécifique. A partir de l’analyse du travail des familles d’accueil thérapeutique, nous pouvons dire que pour l’essentiel, ce sont des femmes et pour beaucoup maghrébines ou antillaises. Elles accueillent chez elles, dans leur famille, jours et nuits, tous les jours de l’année (en dehors de leurs cinq semaines de congés), des patients adultes de psychiatrie. Elles sont embauchées par l’hôpital public, en contrat à durée déterminée correspondant à l’accueil réel d’un patient à leur domicile. Au départ du patient, leur contrat s’arrête et est susceptible de ne pas reprendre si l’unité dédiée ne leur confie pas d’autre patient. Elles sont payées « à la nuitée » si bien que quand le patient s’absente (part en famille, en week-end, en vacances etc.) ou est hospitalisé, elles ne perçoivent que des indemnités correspondant à la « location de la chambre » (c’est-à-dire environ 1/5ème de leur salaire). Elles sont donc dans des situations très précaires et dépendantes des relations entretenues avec l’équipe dédiée, interface entre elles et l’administration hospitalière. La plupart sont des mères de famille qui veulent concilier leur vie familiale, leur rôle de mère et une activité professionnelle leur permettant de mettre à profit « ce qu’elles savent faire ». L’une des principales contraintes de leur travail consiste à rendre le placement continu, constant et durable : leur rémunération et la qualité de leur travail en dépend.

La plupart de ces patients présentent des psychoses dissociatives dites « déficitaires » c’est-à-dire marquées par des signes négatifs comme l’apragmatisme, l’incurie, l’aboulie. Les accueillantes familiales sont en charge de veiller sur la santé de ces personnes et de leur fournir un cadre de vie chaleureux et soutenant. En somme, leur travail consiste à prendre soin de ces adultes, dépendant pour les gestes parfois les plus simples de la vie quotidienne comme se laver ou manger. Elles sont amenées à être en charge de tâches maternantes et soignantes auprès de ces patients. Non en exécutant ces gestes elles-mêmes comme le feraient des assistantes de vie mais en travaillant, avec eux, à la reconquête d’une autonomie de vie quotidienne. Aucun projet d’AFT n’est mené dans le cadre d’hospitalisations sous contrainte. L’accord et la participation des patients sont nécessaires. Ils peuvent quitter le dispositif quand ils le veulent, à tout moment. Pour que le placement tienne, il faut donc conquérir la coopération du patient. Il s’agit effectivement de coopération et non de consentement. Non seulement ces patients doivent accepter le cadre de la prise en charge mais pour que des bénéfices thérapeutiques en soient retirés – gage du bon travail –, ils doivent se « mettre au travail » en acceptant d’être, en quelque sorte, déplacés dans leur façon de vivre.

Il existe peu de littérature portant sur ce type de prise en charge, et encore moins sur les spécificités du travail fait par ces accueillantes familiales thérapeutiques4. Pour comprendre le fonctionnement de l’accueil, toutes ces sources reviennent à des hypothèses naturalisantes, consistant à définir soit des traits moraux, des types de personnalités et/ou des fonctionnements familiaux5, la résultante d’une dynamique sociale6, ou encore des « capacités thérapeutiques spontanées »7. Aucune n’accorde de place à la référence au travail. Pourtant cet accueil n’est pas gratuit et est encadré par des contraintes sociales, matérielles et organisationnelles. C’est donc bien un travail mais qui reste à caractériser. Cette contribution s’attachera à montrer ce que la prise en compte de la centralité du travail renouvelle en matière de discussion clinique et théorique sur la question du Maternel.

L’AFT : un travail de Care ?

La formulation des activités domestiques et éducatives intra-familiales en termes de travail en France prend ses sources dans les travaux des sociologues du travail féministes8. Elles se sont attachées à démontrer d’une part la situation différente des hommes et des femmes face au travail et d’autre part, que cette différence n’est pas la conséquence de différences biologiques mais de construits sociaux.

Ce sont essentiellement ces travaux féministes qui ont permis de considérer le travail domestique comme une activité de travail, au même titre que le travail salarié, élargissant ainsi dans le même temps la définition à faire du concept de travail. Celui-ci ne pouvant pas se circonscrire à la rémunération, au salariat et encore moins à l’emploi. C’est ainsi que la question du genre est venue interroger la discipline notamment par les apports de P. Molinier concernant le travail de soin9.

Aujourd’hui, on a tendance à regrouper les métiers de l’aide et du soin sous le terme plus englobant de Care. Le terme désigne à la fois le souci, la sollicitude, mais aussi le « prendre soin de », « l’attention portée à autrui ». Le souci de l’autre est au centre du travail salarié dans les crèches, les maternelles, les écoles, les collèges, les caisses d’allocations familiales, etc. Le Care n’est pas seulement une théorie ou un courant d’idée, c’est surtout une série d’activités. Si on suit cette idée, on ne peut pas décrire le Care sans prendre en considération le travail et les activités qui lui sont sous-jacents. Ce terme permet de penser ensemble toute une série d’activités qui ont en commun d’être réalisées soit par des femmes, soit par des populations migrantes, minoritaires, et d’être considérées comme des professions subalternes et non qualifiées10. Des activités indispensables, invisibles pour qui ne s’attarde pas à les regarder et dont dépendent notre confort et souvent notre vie elle-même. Dans ces activités, il y a non seulement des tâches matérielles, parfois pénibles ou rebutantes, mais aussi tout un travail d’attention aux besoins des autres qui requiert des compétences et l’expérience de ce que cela veut dire que de tenir compte de l’autre, de ses besoins. L’expérience de devoir faire avec la vulnérabilité et la souffrance d’autrui est au centre de ce que P. Molinier a proposé d’appeler le « travail de Care »11.

L’origine des travaux sur le Care est à situer dans les travaux d’une psychologue américaine, Carol Gilligan12. Elle propose une définition du Care qui repose sur une disposition psychologique inhérente au développement psychoaffectif des femmes. Elle ouvre la voie à des travaux qui s’inscrivent avant tout dans le champ de la philosophie morale et politique, plaidant pour une « voix différente » en morale. Les perspectives éthiques et de philosophie morale rencontrent les recherches féministes. Parmi ces premiers travaux portant sur le Care, certains sont plus critiqués, notamment ceux des « maternalistes » dont la figure de proue est Nel Noddings13. Elle souligne les bénéfices d’une éthique du soin féminine par contraste avec une morale masculine. Sur ce point, rien de très éloigné encore des perspectives développées par C. Gilligan. Là où une nette distinction s’opère, c’est sur la conception du soin soutenue par N. Noddings. Selon cette dernière, le soin est structuré sur un modèle dyadique – ce que récuse par exemple Joan Tronto14. L’archétype en serait la dyade mère-enfant ; la maternité étant alors conçue comme expérience spécifique capable de servir de socle à une conception du lien social centré sur le soin d’autrui15.

Si effectivement cette conception du lien social semble discutable, c’est aussi parce qu’elle repose sur une vision très naturaliste largement répandue de l’activité maternelle. Elle représente par ailleurs le risque d’enfermer la femme dans une perspective néo-conservatrice puisque sa place et son rôle social se voient rabattus sur l’activité maternelle et éducative, non valorisée et non reconnue sur la scène sociale. De plus, elle ne s’appuie pas sur la prise en considération des liens entretenus entre pensée et action dans ces pratiques maternelles. On ne peut alors pas comprendre en quoi ces activités pourraient permettre l’émancipation féminine.

Les théoriciennes du Care les plus connues en France sont celles qui se sont justement démarquées de ce naturalisme féminin. Ce que la clinique du travail des familles d’accueil en psychiatrie adulte montre, c’est que le maternage et l’accueil réclament un travail. Ils se décrivent au travers d’activités très concrètes, pragmatiques et centrées sur les besoins spécifiques d’un autre dépendant. Les familles d’accueil se disent réaliser des tâches de maternage. Elles le revendiquent comme tel. Le maternage est difficile et éprouvant. Il passe par de la souffrance, la répression pulsionnelle et le renoncement à des prérogatives personnelles. Dans le même temps où ces accueillantes revendiquent la reconnaissance des efforts et de la souffrance endurée, elles revendiquent également leur épanouissement dans le travail. Paradoxalement, c’est ce plaisir et l’épanouissement dans le travail, le gain subjectif dont elles témoignent qui est accueilli avec le plus de scepticisme, voir de méfiance.

Sara Ruddick16, autre « maternaliste » ne considère pas le « maternel » comme quelque chose d’abstrait mais de très concret, inscrit dans la réalité. Selon S. Ruddick, la Mère (c’est-à-dire la personne en charge de donner les soins maternels, quelle que soit son identité sexuelle) réalise toute une série d’activités pragmatiques et concrètes. Endormir, donner le bain à un enfant par exemple nécessite la convocation d’habiletés techniques et émotionnelles complexes. Ce n’est pas une « disposition psychologique »17, un ensemble de « fonctions »18 et de « rôles » mais une pratique codifiée par des règles et des valeurs et qui « provoque la pensée » nous dit S. Ruddick. Ces tâches peuvent se faire de manière instrumentale mais ordinairement19, elles provoquent la pensée maternelle. « Par ce besoin de sollicitude (nécessaire au travail bien fait), une discipline distincte (au sens d’ensemble de règles et de méthodes nécessaires à la mise en œuvre d’une activité particulière) émerge ». (S. Ruddick, 1989, p24.)

Même s’il existe une grande variabilité (socioculturelle, psychologique, historique, économique etc.) dans la mise en œuvre de ces pratiques, elles sont codifiées et l’échec en fait partie intégrante. La seule « pensée » ne présume pas du succès ou de l’échec des pratiques de maternage. La contingence et l’imprévu sont quotidiens. Pour aller plus loin que S. Ruddick, il semble que la pratique maternante engendre la pensée et qu’à ce titre, elle puisse contribuer à l’accomplissement de soi, permettre un gain subjectif. Ce qui est en accord avec la place accordée au travail dans la vie subjective pour C. Dejours20.

Deux choses sont à noter : d’une part, les habiletés nécessaires pour effectuer ces tâches ne sont ni innées, ni spontanées et d’autre part, elles engendrent de la pensée, font penser la Mère. Ce qui fait penser la Mère et l’amène à construire des règles (qui sont les règles de vie reprises en famille), ce n’est pas seulement le besoin de protection de l’enfant, sa vulnérabilité mais les contraintes supportées par les Mères devant s’occuper d’enfants ou de proches. Faire, devoir mettre en œuvre le soin de l’autre fait naître la pensée et l’activité déontique21. C’est à partir de ces règles et valeurs que peut être jugé ce qui se fait ou ne se fait pas. Voilà récusée la thèse d’une intériorisation simple des règles sociales et des valeurs. Leur transmission et leur appropriation se font par le truchement de ce qu’on peut bien appeler un travail subjectif. De cet engagement dans l’activité, nous dit S. Ruddick, naît ce qu’elle appelle la « pensée maternelle ». Contrairement à ce que soutient C. Gilligan, la pensée morale advient de l’expérience et non d’un développement psychosexuel. Le point restant critiquable étant celui d’une « spécificité » de cette pensée. L’écueil de la féminisation et du naturalisme n’est pas évité. Il faut tout de même admettre que l’avancée est ici importante : le Care s’appuie sur une série d’expériences et d’activités comme le note également J. Tronto mais en plus, de ces expériences et activités naissent la pensée. S. Ruddick apporte un jalon supplémentaire à l’élaboration de ce que serait le travail de Care : elle lie action et pensée. En somme, le quotidien n’est pas bête. Ceux qui sont en charge du quotidien pensent… et travaillent !

Travail émotionnel/ Travail affectif

Ces tâches de maternage ne peuvent pas être « bien faites » quand elles sont exécutées de manière désaffectée. La mère est soumise à des prescriptions et des attendus émotionnels. Lui sont prescrits ce qu’elle doit normalement ressentir et communiquer à l’enfant quand elle est en charge de ses soins. Ces tâches sont encadrées par des prescriptions et des attendus sociaux sensés définir ce que serait une « bonne mère ». En première intention, il conviendrait donc de parler d’un « travail émotionnel » (A. Hochschild)22. Si la référence au travail émotionnel permet d’éclairer l’articulation entre le social et les pratiques maternelles, elle ne permet pas de saisir l’extrême variabilité de ces relations mère-enfant ni même celle de la qualité des soins. Elle ne permet pas de comprendre non plus des situations singulières comme l’échec de la mise en place des relations de soins primordiales, sinon à les figer du côté de la « nature » du pourvoyeur de soin.

Pour comprendre qu’une Mère ne ressemble à aucune autre, il faut réintroduire la référence à la singularité subjective, c’est-à-dire à l’Inconscient. Nourrir et partager le temps du repas réclament aux familles d’accueil un « travail affectif », réalisé dans la coopération avec les autres membres de la famille. Il s’agit de donner un cadre de vie chaleureux et amener le patient à s’inscrire dans des relations avec les membres de la famille. Il faut investir le patient alors que lui, parfois très hermétique, ne témoigne que peu d’affects ou fait preuve d’une affectivité « bizarre ». Il s’agira de faire preuve de patience mais aussi parfois de fermeté, d’amener le patient à manger de manière adaptée avec les autres par exemple, et de « partager ce temps » avec les autres, de ne pas céder au dégoût ou encore à l’irritation ressentis face à lui.

Les tâches impliquant le soin à apporter à un autre que soi, comme tout travail, impliquent le passage par un « corps à corps » avec l’autre (C. Dejours, 2009). Bien prendre soin de quelqu’un ne peut pas se faire de manière désincarnée, désaffectée ou mécanique. Ces tâches mobilisent donc un corps qui nous permet de ressentir l’autre et sa souffrance, le corps érotique infiltré et modelé par le sexuel infantile ; le corps affecté et animé par la pulsion. C’est pour cela que nous parlons d’un travail affectif et non d’un travail émotionnel. Or l’engagement de ce corps pulsionnel dans une voie socialisée n’est pas aisé. Il réclame un « domptage de la pulsion »23. Il nécessite un « travail psychique » de traitement de ces différents « messages » adressés par le social. Qu’est-ce que cela signifie de ressentir du plaisir à vivre ensemble et de le communiquer à l’autre accueilli ? Que veut dire de ressentir de la « tristesse adaptée » au décès d’une patiente ? Que signifient ces injonctions et qu’attend-on réellement de celui auquel on les adresse ?

Il va falloir « composer » entre les exigences sociales et ce qu’on est. Il va falloir traduire ces messages ambigus comme « s’attacher… mais pas trop ». Dans la théorie laplanchienne24, l’adulte pris dans une situation de soin, parce qu’il a un Inconscient sexuel refoulé ne peut pas se cantonner à des comportements strictement hygiéno-diététiques. Ses comportements sont contaminés par ce qui vient de son Inconscient (affects, fantasmes) et qui contribue à exciter l’enfant. Le message compromis sexuellement est dit « implanté » dans le corps de l’enfant, lui qui était primitivement dépourvu de toute sexualité. Excité par la dimension énigmatique du message, l’enfant s’efforcera alors de traduire, non pas le message lui-même mais l’effet de ce message sur son propre corps. Le travail psychique est engendré par l’expérience corporelle nouvelle. Cette traduction, inévitablement imparfaite, contribuera alors à la formation de son propre Inconscient.

Les messages venant de la structure sociale, J. Laplanche les désigne sous le nom de « messages d’assignation », caractérisée par leur nature prescriptive et normative, voir normalisante. Il introduit la notion d’assignation à propos de l’identité de genre. Ces messages ne sont jamais simplement intériorisés. Ils font toujours l’objet d’un traitement intrapsychique conduisant à une construction identitaire plus ou moins stable. Ils ne passent ni par l’apprentissage, ni par le conditionnement mais font l’objet d’un « travail-Arbeit » sur la scène psychique. « Toute la communication humaine est par la suite enchaînée à ce processus » (CD, 2014)25. Pour poursuivre à partir de J. Laplanche, l’exigence de traduction des messages d’assignation ne s’impose pas au seul enfant mais également à l’adulte convoqué dans une relation de soin. « On fait avec ce qu’on est » : les accueillantes cherchent un travail mettant à profit « ce qu’elles savent faire » c’est-à-dire leur permettant de s’appuyer sur des habiletés développées dans les tâches de maternage et éducatives qu’elles ont dû remplir auprès de leurs enfants ou de leurs proches mais qui sont également, pour une part, leur héritage d’enfant. Qui plus est, ce travail de traduction s’appuie sur des ressorts collectifs et sociaux. Les tâches de maternage ne sont pas exécutées d’une manière solipsiste. Elles s’inscrivent dans un réseau, un collectif engagé autour de l’enfant ou de l’autre dépendant (médecins, éducateurs, famille, amis etc.) qu’il faudra coordonner et avec lequel il faudra coopérer. Tant et si bien que la formule winnicotienne « un bébé (seul), ça n’existe pas » devrait être complétée par une seconde formule : « une Mère (seule), ça n’existe pas ». On peut alors considérer que la part du travail intrapsychique (nécessaire au soin de qualité), lié aux tâches maternantes, consiste en un traitement de messages d’assignation qui certes incluent la question du genre mais ne s’y limitent pas.

Pour envisager le maternage sorti du champ de la « fibre maternelle », voir de la « nature féminine », il faut alors le considérer comme un « travail vivant » (C. Dejours, 2009, op. cit) c’est-à-dire à la fois intrapsychique (Arbeit) mais aussi inscrit dans le champ social (Poiesis). Ce travail maternel définissant une production particulière, celle d’un sujet et des potentialités de lien social. Selon la psychodynamique du travail, les habiletés (tact, patience, douceur, fermeté etc.) ne résultent pas seulement d’un héritage singulier mais aussi de l’engagement de la subjectivité toute entière dans un affrontement avec l’échec, l’aléa, l’imprévu c’est-à-dire tout ce qui caractérise le réel de travail. Cette endurance dans la lutte avec le réel, conduit finalement à un déplacement de soi. Il faut, en somme, remanier son rapport à soi-même pour trouver la solution. De sorte qu’en fin de compte, « travailler ce n’est jamais uniquement produire, c’est aussi se transformer soi-même » (C. Dejours, 2009, op. cit). Au terme de cette épreuve, sont acquises de nouvelles habiletés, de nouvelles compétences. Si bien que pour la psychodynamique du travail, le travail représente une deuxième voie, une voie de rattrapage des ratés ou des failles résultant de notre histoire psychosexuelle infantile individuelle. Il ne suffit pas d’avoir eu une « bonne mère » pour le devenir, même s’il « faut avoir reçu pour pouvoir ensuite donner » (D. Anzieu, 1974, p143)26. Comme le notait déjà B. Bettelheim27, non seulement « l’amour ne suffit pas » mais il ne suffit pas non plus d’avoir des habiletés propices au travail maternel pour pouvoir prendre soin d’un autre.

Au terme de cette présentation, nous proposons de redéfinir le maternel (et la famille) à partir de la double centralité du travail et du sexuel. Ce qui nous permet de discuter la thèse d’une sublimation par la maternité. S’interrogeant sur les origines de la vie

Notes

  1. C’est ainsi que D. Jodelet analysait les colonies comme celle d’Ainay le Château. Folie et représentations sociales, Paris, PUF, 1989
  2. Accueil Familial Thérapeutique.
  3. Hugo V. (1862), Les Misérables, Paris, Le livre de poche, 1998.
  4. Y compris du point de vue des ressources humaines. Jusqu’à récemment figurait sur leur fiche de paye la dénomination d’ « assistante maternelle ».
  5. On peut citer ici plusieurs auteurs qui ont écrit sur le sujet à partir de leur pratique. Citons à titre d’exemple l’ouvrage publié par l’équipe d’A.F.T. de l’hôpital Sainte-Anne, sous la direction de M. Perrasse, L’accueil familial thérapeutique pour adultes. Des familles qui soignent ?, Paris, Lavoisier, 2011.
  6. Jodelet D., Folie et représentations sociales, Paris, PUF, 1989.
  7. Sans P, Le placement familial, ses secrets et ses paradoxes, Paris, L’Harmattan, 1997.
  8. Je fais référence notamment aux travaux de D. Kergoat, ou encore ceux d’H. Hirata.
  9. Molinier P., L’énigme de la femme active, Paris, Payot, 2003.
  10. Tronto J. et Fisher B., « Toward a Feminist Theory of Caring » in E. Abel and M. Nelson, Circles of Care, Albany, SUNY Press, 1990, pp 36-5
  11. Molinier P., Le travail de Care, Paris, La dispute, 2013.
  12. Gilligan C. (1982), Une voix différente : pour une éthique du Care, Paris, Champ Flammarion 2008.
  13. Noddings N.(1984), Caring, a feminist approach to Ethics and Moral Education, University of California Press, 2003
  14. Pour J. Tronto, le Care est avant tout une affaire collective et une question politique. Elle le définit comme : « Une activité caractéristique de l’espèce humaine qui inclut tout ce que nous faisons en vue de maintenir, continuer ou de réparer notre « monde » de telle sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible. Ce monde inclut nos corps, nos individualités (selves) et notre environnement, que nous cherchons à tisser ensemble dans un maillage complexe qui soutient la vie. » (1990, op. cit.)
  15. On notera l’influence de D.W. Winnicott sur de nombreux travaux appartenant aux théories du Care.
  16. Ruddick S., Maternal Thinking. Toward a politics of peace, Boston, Beacon Press, 1989. Notons que les travaux de S. Ruddick ne font pas encore l’objet de traduction. Ses ouvrages ne sont pas diffusés en France. Il faut donc se les procurer aux Etats-Unis. Les références citées ici sont de ma propre traduction.
  17. Je fais ici allusion aux travaux de D. W. Winnicott concernant la capacité de la mère à être « suffisamment bonne ».
  18. Je fais ici référence aux travaux issus de l’école anglaise, notamment ceux de W. R. Bion autour de la fonction alpha.
  19. C’est-à-dire quand elles sont liées à des émotions nous dit S. Ruddick.
  20. Dejours C., Travail vivant, tome 1, Paris, Payot, 2009.
  21. C’est-à-dire l’activité consistant à produire des règles et des valeurs. Ce sont également ces règles qui constituent « le collectif » en psychodynamique du travail.
  22. Hochschild A. (1983), The managed Heart, Berkeley, University of California Press.
  23. Freud S. (1937), L’analyse finie et l’analyse infinie. Paris, PUF, 2012.
  24. Laplanche J. (1987), « fondements : vers la théorie de la séduction généralisée » in Nouveaux fondements pour la psychanalyse., pp 89-148. Paris, PUF, 2008.
  25. Dejours C., « Que faire de l’inconscient dans le travail émotionnel », Communication pour le colloque « Émotions et travail », septembre 2014.
  26. Anzieu D. (1974), « La peau : du plaisir à la pensée » in Zazzo R. et coll, L’attachement, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé.
  27. Bettelheim B. (1950), L’amour ne suffit pas, Paris, le livre de poche, 1994.

Bibliographie

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La clinique et la psychodynamique du travail