Clinique projective auprès d’enfants dits hyperactifs : traitement de l’excitation
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Clinique projective auprès d’enfants dits hyperactifs : traitement de l’excitation

Intérêt du bilan projectif face au débat diagnostic autour de l’hyperactivité

Durant les trente dernières années, le diagnostic d’hyperactivité a été au cœur des débats en pédopsychiatrie et en psychopathologie de l’enfant, pointant l’opposition entre deux grandes orientations théoriques et thérapeutiques, schématiquement : une approche psychanalytique prenant en compte le sens du symptôme d’hyperactivité et une approche neurobiologique, ou neurocognitive, postulant une origine organique cérébrale et prônant une prescription de traitements médicamenteux. L’importante polémique suscitée en France par le trouble déficitaire de l’attention (TDA/ H suivant la terminologie du DSM) est en partie liée au fait que ce diagnostic est fondé sur le repérage de symptômes essentiellement comportementaux (agitation, difficultés attentionnelles, impulsivité) et qu’il fait grandement appel à la subjectivité de l’entourage. Sur le plan de la pratique clinique, des passerelles entre ces perspectives tentent de s’établir afin de mieux prendre en charge ces enfants, dont tout le monde reconnaît l’hétérogénéité des processus sous-tendant la symptomatologie. D’un point de vue théorique, certains pédopsychiatres (Bursztejn et Golse, 2006) proposent un modèle polyfactoriel qui intègre les dimensions génétiques et neurobiologiques à des facteurs liés à l’environnement psychosocial, d’où découle une approche multimodale.

Historiquement, ce diagnostic a progressivement remplacé celui d’instabilité psychomotrice qui avait le mérite d’associer la dimension motrice et corporelle au psychique. Cependant le terme d’hyperactivité souligne la présence en excès de la dimension agie du fonctionnement, de l’action au détriment de la pensée. « Au commencement était l’acte », écrit Freud (1913) dans Totem et Tabou. La théorie psychanalytique met en exergue le cheminement nécessaire de l’acte vers la psyché, du moteur vers la pensée, du corps et du biologique vers les processus psychiques. Le travail de pensée est lié à la capacité d’un sujet à traiter par petites quantités les excitations endogènes et exogènes qui perturbent le fonctionnement global et suscitent angoisse et détresse. C’est en partie ce travail de pensée qui semble problématique chez les enfants hyperactifs, malgré souvent des capacités intellectuelles normatives voire parfois supérieures. Ceci souligne l’hétérogénéité du fonctionnement global caractéristique chez ces enfants, avec la coexistence de secteurs adaptatifs et de secteurs qui ne le sont pas.

Une autre caractéristique du fonctionnement psychique de ces enfants concerne le traitement de l’excitation. La difficile prise en charge par le psychisme de l’excitation provenant de sources tant internes (mouvements pulsionnels, fantasmes, excitations somatiques) qu’externes (actions du milieu potentiellement sources d’excitations) souligne la défaillance du pare-excitation et le débordement des mécanismes normalement dévolus à ce travail de réduction en petites quantités permettant à la psyché d’en réguler l’écoulement. La dimension agie occupe alors le devant de la scène, la réalité externe prend le pas sur la réalité interne qui peut parfois être négligée dans son évaluation clinique, en particulier si l’apaisement symptomatique est favorisé par l’utilisation de médicaments venant rendre silencieux le fonctionnement manifeste. Le risque majeur pour ces enfants serait de se focaliser sur la réalité externe, en réduisant les modalités de fonctionnement aux aspects comportementaux bruyants et en oubliant l’évaluation de la réalité interne. Or une double évaluation de la réalité interne et externe est fondamentale dans ces formes psychopathologiques.

Particularités du dispositif projectif au regard des enfants dits hyperactifs

L’étude du fonctionnement psychique par le biais des épreuves projectives permet la centration sur la réalité psychique. L’accès au monde interne permet ainsi de repérer comment se traite et peut se gérer cette excitation débordante. Par ailleurs, une autre particularité du fonctionnement de ces enfants hyperactifs se traduit par des défaillances dans le registre de la transitionnalité (Winnicott, 1971), cette aire de l’entre-deux à mi-chemin entre le réel et l’imaginaire. Ces difficultés à fonctionner dans l’aire de l’illusion se repèrent à travers leur impossibilité parfois à tolérer « l’à peu près », à pouvoir « faire semblant », « comme si ». Or, c’est précisément ce qui est attendu aux épreuves projectives. Le fonctionnement requis en situation projective suppose l’acceptation du paradoxe winnicottien « de la double appartenance, interne/externe, fantasmatique/perceptif » (Chabert, 2007, p. 558). Les épreuves projectives favorisent l’instauration d’un fonctionnement transitionnel de par la consigne même d’imaginer à partir d’un percept, de créer-trouver l’objet. L’accès à cette aire intermédiaire, la capacité à s’y mouvoir de façon créative, peuvent être évalués plus finement par le biais des épreuves projectives. Ces défaillances de l’instauration de l’espace transitionnel entraînent souvent l’achoppement de la symbolisation. Les épreuves projectives constituent un support privilégié pouvant servir d’appel à ce travail de représentation, travail d’autant plus difficile que les troubles psychiques de l’enfant sont en partie liés à des difficultés massives pour exprimer voire constituer des représentations psychiques. Les tests projectifs offrent ainsi des possibilités de figuration des représentations inconscientes qui ne parviennent pas toujours à être circonscrites ni dans les représentations de mots, ni parfois même dans les représentations de choses. Ils soutiennent et facilitent un travail de symbolisation par la liaison entre la figuration et le traitement des modes d’excitations. Ces supports visuels peuvent favoriser la liaison entre ces deux types de représentations et, de surcroît, permettre l’émergence d’affects.

De plus, au regard de l’hétérogénéité du fonctionnement de ces enfants, l’autre intérêt des tests projectifs est de proposer un matériel différencié constitué d’épreuves complémentaires (Rorschach et tests thématiques), offrant ainsi des supports perceptifs distincts pouvant susciter des modalités de traitement différents.

Enfin, de par leur structuration, les tests projectifs confrontent le sujet à un matériel excitant, suscitant une situation potentiellement paradoxale, une double incitation à l’excitation et à la symbolisation. Cette situation est médiatisée par la présence du clinicien, en même temps que le support des tests constitue un objet médiateur susceptible de tempérer les effets d’une relation duelle souvent ressentie de façon angoissante, ou bien parfois surinvestie avec des mouvements transférentiels massifs.

Ainsi, l’évaluation fine par le biais des épreuves projectives tant des capacités de symbolisation que des capacités de liaison affect-représentation, et plus globalement des modalités de fonctionnement psychique, participe du diagnostic, tout particulièrement dans sa dimension pronostique et d’orientation thérapeutique.

Spécificités du fonctionnement psychique à travers les épreuves projectives

Dans notre analyse des protocoles de projectifs d’enfants dits TDA/H, nous utilisons les outils élaborés par l’équipe de l’École de Paris1, en mettant l’accent sur certains aspects qui nous paraissent pertinents à approfondir dans cette clinique spécifique – les processus de liaison, les aspects adaptatifs portés par le Moi, l’angoisse et l’organisation défensive, les modalités d’investissement objectal – afin d’appréhender plus particulièrement les modalités de traitement de l’excitation chez ces enfants. Cet approfondissement autour des questions d’excitation n’exclut pas un travail de psychopathologie générale qui montre, dans notre expérience, que les organisations psychiques qui sous-tendent la symptomatologie sont diverses, avec néanmoins une prévalence des organisations limites, chez les garçons comme chez les filles2.

Au Rorschach, nous portons ainsi attention à l’activité représentative en tant que destin psychique de l’excitation pulsionnelle, afin de préciser les modalités de constitution de représentations au fil des modifications du stimulus Rorschach et du matériel plus figuratif du TAT. Nous nous intéressons également au traitement des affects, mais avant tout à la façon dont l’affect et la représentation parviennent – ou ne parviennent pas – à se lier. Il s’agit alors de comprendre dans quelle mesure les quantités excessives en jeu sont susceptibles d’atteindre les processus de liaison. On appréhende en outre les modalités de liaison entre représentations de chose et représentations de mot à travers le lien qu’est le langage.

Ce qui retient l’attention chez les enfants hyperactifs, c’est le débordement constant de l’appareil psychique, indépendamment de l’âge et du sexe. Le psychisme prend alors une apparence débordée et débordante, l’effraction paraît venir à la fois de l’extérieur et de l’intérieur. Les représentations soit sont distantes, vagues, floues et brouillées, soit s’enflamment : sous le joug de la pression pulsionnelle, le langage « craque ». Nous avons pu remarquer que c’est lorsque l’affect se lie à la représentation que majoritairement les décharges comportementales se produisent, comme si, en quelque sorte, c’est lorsque cela « se touche », lorsqu’il y a un « contact » entre l’affect et la représentation, que la décharge est rendue nécessaire. Une autre forme de difficulté se manifeste de façon récurrente lorsque les enfants ne parviennent pas à dire en mots ce qui paraît pourtant se représenter en images dans leur appareil psychique. L’enfant tente alors de pallier cette perte des représentations de mots par la mise en avant des postures, des gestes, des mimiques, c’est-à-dire du registre comportemental dans son ensemble pour remédier aux difficultés de liaison.

Ces difficultés de traitement de l’excitation sont susceptibles de faire vaciller les assises identitaires et il est intéressant d’approfondir, pour chaque enfant, les modalités d’achoppement des processus adaptatifs en lien avec l’excitation. Lorsque les processus d’adaptation sont fragilisés dans la confrontation avec le matériel projectif, nous cherchons à comprendre ce qui, de l’action des configurations fantasmatiques internes réactivées, sous-tend cet achoppement. Chez un petit nombre d’enfants, l’envahissement par des fantasmes archaïques et la menace de confusion qui accompagne ces derniers, la persistance d’une omnipotence infantile et d’un clivage empêchant la reconnaissance d’un objet total – et, à plus forte raison, celle de la différence des sexes et des générations -, attirent notre attention sur les difficultés profondes qui peuvent se camoufler sous un diagnostic d’hyperactivité. Mais ce qui retient notre attention, c’est que l’adaptation au réel peut aussi achopper dans un contexte psychopathologique où les assises identitaires sont plus solides. Chez ces enfants moins fragiles, on peut souligner que c’est la confrontation à des représentations œdipiennes qui met davantage à l’épreuve les limites que la confrontation à des problématiques plus archaïques. Nous pouvons en déduire que l’excitation est de nature psychosexuelle, en lien avec le caractère brûlant des fantasmes œdipiens qui lui sont associés.

Qu’en est-il de l’organisation défensive ? Chez l’enfant, on le sait, l’organisation défensive est loin d’être aussi rigide, définie et délimitée que chez l’adulte. Il s’agit pour nous de mettre en rapport la problématique réactivée, la forme d’angoisse qui émerge dans la confrontation avec cette problématique et les attitudes de lutte, de défense qui en résultent. Dans certains cas, les mécanismes de défense – et en particulier la répression en lieu et place du refoulement – sont si « serrés » qu’ils entravent du même coup l’expression du conflit sous-jacent. Dans la configuration inverse, ils ne parviennent pas à contenir l’angoisse qui déborde suivant des configurations variées. L’une de ces configurations privilégiées est celle dans laquelle le découpage perceptif, l’isolation des représentations – parfois proche du clivage -, l’accrochage à la réalité externe comme tentative de fragmentation de l’excitation ne parviennent pas à contenir les irruptions explosives. Il peut s’agir d’une tentative de transformation de l’excitation en petites quantités afin de la rendre traitable, d’une difficulté à constituer une représentation unifiée de soi, en lien avec un sentiment d’identité fragile, ou encore d’une surenchère de représentations partielles en lien avec une identification à des objets partiels.

Concernant les modalités de lien objectal spécifiques à ces enfants, nous souhaitons insister sur la difficulté d’investissement des représentations de relation à un niveau intrapsychique et, à l’inverse, sur leur sur-investissement de la relation clinique dans l’ici et maintenant des rencontres, dans un balancement entre dépendance et maîtrise : d’un côté un besoin d’étayage intense, bien que parfois dénié ou vécu douloureusement, et de l’autre un lien avec l’objet qui s’exprime sur le mode de l’emprise et de l’agressivité parfois agie. L’objet réel est convoqué en permanence pour assurer un rôle de contenance, mais le risque d’une trop grande proximité, susceptible de devenir trop excitante, se fait également souvent sentir. Les modalités de relation objectale sont ainsi à appréhender à la fois dans les épreuves projectives, mais également dans la relation hic et nunc, afin de pouvoir orienter l’enfant vers les traitements les plus adaptés (psychothérapie psychanalytique, psychomotricité, consultations thérapeutiques incluant les parents). En parallèle d’un éventuel traitement médicamenteux, parfois utile pour abaisser les seuils d’excitation comportementale et permettre à l’enfant d’accéder à son monde interne, ces suivis thérapeutiques – prenant en compte la dimension relationnelle et incluant l’analyse des mouvements transféro-contretransférentiels – sont absolument nécessaires à mettre en place afin que l’excitation psychique et les conflits sous-jacents aux symptômes puissent être élaborés.

Notes

  1. « Evaluation du fonctionnement psychique. Schéma d’interprétation des données projectives (Chabert, Azoulay C., 2011) ; « grilles des procédés d’élaboration du discours » pour le T.A.T (Chabert C., Brelet-Foulard F., 2005) et C.A.T (Boekholt M., 1998)
  2. A l’heure actuelle, il y a toujours une nette prévalence des garçons diagnostiqués TDA/H sur les filles.