On voit mourir toute chose animée
Lorsque du corps l’âme subtile part
Je suis le corps, toi la meilleure part
Où es-tu donc, ô âme bien aimée ?
Las ne met point ton corps en ce hasard
Rend lui sa part et moitié estimée
Ce poème de Louise Labé que nous avons placé en épigraphe, peut illustrer les rapports du corps et du langage, à la condition toutefois de remplacer “l’âme subtile” par le langage lié au corps. Celui-ci est l’âme du corps, sa meilleure part qui le relie au monde des représentations.
Il est certes des modes d’expression non verbaux ou préverbaux, corporels, mais il nous semble excessif d’en parler en termes de langage du corps ; ils seraient davantage, au mieux, de l’ordre de l’idiome. Le langage est codé, arbitraire dans sa forme et lié dans son usage à un système conventionnel. Les signaux non verbaux peuvent prendre valeur de langage lorsqu’ils s’inscrivent dans un code qui les rend lisibles dans un groupe social donné, le salut militaire, le coup de chapeau… Entre mère et enfant les signes échangés aboutissent habituellement à une sorte d’idiome privé qui ne vaut qu’entre elle et lui. Les signes corporels, leur émission ne prennent sens que de l’interprétation maternelle. La plupart des modes d’expression non verbaux ou signaux corporels sont des messages qui nécessitent une forme d’interprétation, alors que les mots renvoient à un sens qui n’a pas besoin d’être interprété, même si l’ensemble d’une phrase peut s’accompagner d’un certain nombre de signaux corporels non verbaux qui en modulent ou en infléchissent le sens. On ne peut être que partiellement d’accord avec René Roussillon lorsqu’il formule que la pantomime de l’hystérique raconte une histoire. Il faut en effet remarquer que cette pantomime échoue à prendre la voie d’un récit. Si cette histoire mimée pouvait être traduite en mots, si elle pouvait prendre forme dans une évocation verbale, être traduite, dirait Jean Laplanche, dans un autre langage, la pantomime de l’hystérique perdrait sa nécessité. La réminiscence dont souffre l’hystérique, au lieu de rester isolée, pourrait s’inscrire dans un réseau plus large de représentations et pourrait s’exprimer autrement.
S’il est important de faire une sorte d’éloge de l’acte, comme le dit René Roussillon, et de dépasser la notion de décharge, c’est qu’il faut considérer a priori tout acte comme significatif, tout geste comme une tentative inconsciente de communication, comme un message éventuellement illisible aussi bien pour celui qui l’émet que pour celui qui le reçoit. Tout dépend de ce qui inspire cet acte et de la façon dont celui-ci s’inscrit dans le tissu des représentations. Il faut bien constater qu’il existe une grande différence entre actes et actions organisés dans un flux de représentations cohérent et ceux qui sont incompréhensibles pour tout le monde et qui sont comme en isolation par rapport à l’ensemble du fonctionnement du psychisme, au point que le sujet ne peut s’y reconnaître.
Le sens d’un geste n’est rien d’autre que la liaison de celui-ci avec le jeu de représentations et pulsions qui soutient le fonctionnement psychique à un moment donné. Selon qu’un acte sera ou non guidé par un fonctionnement psychique cohérent il sera action ou passage à l’acte. L’action peut ainsi se définir à partir de la formule de Kant : “Agis comme si la maxime de ton action devait être érigée par ta volonté en loi universelle de la nature”. La noblesse de l’action tient dans sa maxime, le passage à l’acte est une action sans principe, sans dieu ni maître. Le caractère explosif du passage à l’acte, tient au fait qu’il est en rupture avec la continuité des représentations, qu’il échappe à la régulation que peut exercer l’ensemble du fonctionnement psychique (et pas seulement telle instance, comme le Surmoi).
Dans les moyens de communication mis au départ à la disposition de l’infans il est essentiellement des actes expressifs ; ceux-ci ont besoin d’être interprétés, traduits d’une façon juste par l’ensemble de l’environnement maternel et singulièrement par la mère. Si celle-ci n’interprète pas de façon pertinente, au lieu qu’un idiome s’installe entre elle et son enfant, au lieu que s’établisse un système de communication entre eux, peu à peu codé, le message va rester lettre morte dans la mesure où l’absence de réponse adéquate va laisser cet acte, expressif mais en attente de signification, isolé du tissu des représentations en cours d’élaboration. Il faut souligner l’importance de l’accompagnement verbal de la compréhension maternelle ; ce commentaire -ou ce poème- presque continu délivré par la mère ou la personne qui donne les soins, inscrit les gestes de l’enfant dans plusieurs registres de représentations à la fois, et dans celui des représentations de mots en particulier, avec leur charge affective présente et mesurée. La mère, première séductrice, est aussi celle qui permet à l’enfant le premier déplacement d’un investissement directement érogène sur sa parole, elle est celle qui offre le premier support de la sublimation. Le langage, véhicule de la tendresse, est ainsi non seulement ce qui permet l’inscription ou la réinscription d’expériences corporelles dans le tissu d’ensemble du psychisme, évitant ainsi la constitution de mono-inscriptions ou d’isolats, mais il est le premier objet de la sublimation.
Le discours maternel accompagne non seulement les soins corporels dispensés à l’enfant mais il accompagne aussi les jeux et le plaisir corporel qui en découlent. “Beau front, jolis yeux, nez de cancan, bouche d’argent, menton fleuri… guili guili…” La mère touche à chaque fois qu’elle désigne, contact préliminaire à la caresse plus excitante du chatouillis, accompagné d’une onomatopée et non d’un mot. Un théâtre du corps1 s’instaure à l’occasion de certains jeux. La mère qui joue avec les doigts de son enfant peut leur faire jouer une scène, les prenant un à un : “Celui-ci l’a pondu, celui-ci l’a trouvé, celui-ci l’a fait cuire, celui-ci l’a mangé et le tout petit qui n’a rien eu du tout lèche le plat, lèche le plat…” Et ce disant elle caresse la paume de la main de l’auriculaire de l’enfant. Un scénario vient habiter les doigts. Peu à peu l’histoire gagne le corps entier. La voix et les gestes maternels véhiculent des messages, énigmatiques, selon J. Laplanche, dans la mesure où leur signification sexuelle est sensée échapper à la mère. Pourtant l’énigme n’est pas toujours si opaque et la pédophilie physiologique maternelle s’adresse au bébé de façon souvent très lisiblement érotique : “mon petit cochon…”
Le rapport du langage au corps est d’abord de dénomination puis de commentaire, accompagné d’un plaisir au maniement des représentations, substitut temporaire à l’immédiateté de la satisfaction.
Suivant plus tard l’exemple maternel, l’enfant à la période de latence accompagne ses activités corporelles de scénarios, de récits ou de formules apprises dans le groupe des contemporains. C’est le cas pour les formulettes de saut à la corde où le langage accompagne une activité corporelle à la fois motrice et auto-érotique. Citons seulement celle-ci :
“C’est la bête malibête
Qu’a la peau du dos sur la tête
Et la queue en relevette
Une corne toute tordue
Si tu entres t’es perdue”
La valeur anticipatrice de ce type d’activité langagière est évidemment soulignée par son association au saut rythmique dont la valeur masturbatoire sera souvent découverte dans l’après coup des expériences orgastiques ultérieures2.
Le lien corps/langage se conforte de ces associations, de sorte que tout geste finit par devenir véhicule d’un fantasme, à condition qu’il s’agisse d’un langage d’affect, car c’est finalement l’affect qui articule corps et langage. On peut dire de façon sans doute un peu sommaire que la construction d’une phrase suit le déroulement du fonctionnement pulsionnel : sujet, verbe complément sont les échos de la source, du but et de l’objet de la pulsion. Le lien entre corps et langage fait partie du fonctionnement pulsionnel qui aboutit à la création des représentations.
La poésie, qui vise à susciter l’affect par le jeu des mots, tisse souvent corps et langage. Un exemple énigmatique de cet entrelacs peut être trouvé dans le sonnet des voyelles de Rimbaud :
“A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu, voyelles
Je dirai quelques jours vos naissances latentes
A noir corset velu des mouches éclatantes
Qui bombillent autour des puanteurs cruelles
Golfe d’ombre ; E, candeur des vapeurs et des tentes
Lances des glaciers fiers, rois blancs, frissons d’ombelle
I pourpres, sang craché, rire des lèvres belles
Dans la colère ou les ivresses pénitentes
U, cycles, vibrements divins des mers virides,
Paix des pâtis semés d’animaux, paix des rides
Que l’alchimie imprime aux grands fronts studieux ;
O suprême clairon plein de strideurs étranges,
Silences traversés des Mondes et des Anges ;
O l’oméga, rayon violet de tes yeux”
Un article anonyme, publié il y a une quarantaine années, dans une revue qui s’appelait Bizarre, donnait une interprétation anatomique assez convaincante pour l’évocation rimbaldienne de chaque voyelle. Le A noir et velu correspondait au sexe féminin, le E à la poitrine, “lance des glaciers fiers”, le I correspond aux lèvres, le U à la chevelure et le O aux yeux. En renversant le A et le U et en plaçant horizontalement le E et le I on arrive à un schéma sommaire de points essentiels du corps féminin. La dénomination et le commentaire font partie de la conquête du corps par l’esprit. Pour devenir maître de ses propres membres, l’enfant a besoin qu’ils aient été nommés et soient habités des fantasmes qui s’y sont implantés avec la complicité maternelle. Il y aurait sans doute à faire une étude sur l’importance du commentaire sportif et sur celles des conversations qui suivent les épreuves et les matchs ; quand au rôle du commentateur il nous semble fondamental. Que serait le sport sans le discours qui le porte et l’entoure ? Le commentateur sportif n’est-il pas l’héritier, chez l’adulte, de la voix maternelle qui commente et fête les premiers pas de l’enfant et toutes ses acquisitions corporelles ?
Plus une conquête corporelle est difficile et plus il lui faut du langage. La conquête de la sexualité nourrit des échanges langagiers à la hauteur de ses difficultés. Marcel Béalu, qui avait eu l’intention de dresser un glossaire de la langue érotique, avait ainsi dénombré plus de deux cent soixante mots pour désigner le sexe masculin : l’allumelle, l’anchois, le bâton pastoral, la gidouille, l’outil à faire de la belle joie, l’outil à faire la pauvreté, le pendillon, la guillery, le doigt sans ongle… Non moins difficile à maîtriser, le sexe féminin arrive à deux cents termes environ : l’ardent, la brèche, la boîte à ouvrage, la berlingue, le miroir brisé, l’oiseau lyre, la sainte table, la solution de continuité, le joyau, le grobis… Notons qu’il n’est rien de semblable pour des organes moins investis ou ignorés -et surtout dont nulle conquête n’est nécessaire- comme la rate ou le foie. Mais le plus inquiétant est sans doute la représentation de la scène primitive si on prend en compte le fait que le coït détient un nombre record d’expressions visant à le désigner, trois cents environ : ajuster, aller l’amble, donner le picotin, beliner, hourdebiller, trinqueballer, donner l’aubade, loger les aveugles, gribouiller, jouer au cogne bas, planter le mai…
L’argot de chaque génération ou simplement la parlure des adolescents remet à chaque époque sur le métier les mots de la sexualité. Le rapport entre le langage et le corps vise, à cette période de conquête de la sexualité, à éloigner de soi l’expérience sexuelle des adultes de la génération des parents ; précaution contre les fantasmes incestueux, il faut ne pas utiliser les mots de la génération d’avant. La sexualité sera nouvelle et devra se dire dans des mots nouveaux. Des expressions inédites, dont le mérite essentiel est d’être différentes, sont mises en œuvre, de même que les musiques de danse doivent changer ; il faut trouver des termes neufs pour l’expérience de la sexualité3, inédite encore pour cette génération.
Le corps est porté par le langage de même que le corps soutient le langage. Celui-ci est un système de représentations au second degré, les mots sont des représentations de représentations capables de transmettre l’image de la chose, sa représentation originale. Le système ne se réduit pas au jeu entre les mots et les choses. Dans le psychisme, les mots et les choses ont en commun, pour chacun d’eux et pour chacune d’entre elles, une représentation qui les relie : la chose est d’abord représentée, puis un mot est mis en correspondance avec cette représentation. Le mot ne décrit pas la chose mais l’évoque et la situe dans le registre des représentations et des affects. Les mots du corps ont la capacité de susciter les représentations correspondantes et les affects qui leur sont consubstantiels. Le mot a ainsi le pouvoir d’agir à distance sur le corps de l’autre autant que sur celui du sujet lui-même. Le pouvoir économique du langage résulte de sa capacité à véhiculer des affects de façon mesurée.
De même que la mémoire, disait Freud, est présente sous différentes formes de signes, le langage permet qu’une expérience soit inscrite en nous à différents niveaux, de plusieurs façons, de telle sorte que le jeu des mots et des représentations permette une circulation de l’excitation qui ne déborde pas le fonctionnement psychique, mais conduise à une forme de plaisir. Cette élaboration conjointe des mouvements corporels et du langage donne des gestes habités de significations, porteurs de fantasmes et de présence.
Lorsqu’une telle conjonction échoue, certains sujets cherchent à inscrire directement dans leur corps quelque chose qui commémore une expérience importante. C’est le cas de certains tatouages qui ont pour fonction de créer des traces corporelles en lieu et place de représentations trop labiles, ou pour soutenir l’évocation de celles-ci.
Une étude faite il y a quelques années sur les tatouages de certaines prostituées américaines donne des exemples de ce type d’inscriptions : certaines d’entre elles qui se dévouaient à l’amour des marins, étaient des plus acharnées au tatouage. Tout nouvel amoureux de passage était enregistré par l’apposition d’un tatouage sur les bras ou les jambes, tatouage des initiales du nouveau marin. Beaucoup de ces femmes devenaient ainsi des alphabets en marche qui leur constituaient de fantastiques aide-mémoire. Elles éblouissaient les plus blasés des tatoueurs en récitant non seulement les noms entiers, mais aussi ceux des bateaux et les grades de tous les marins correspondant aux initiales.
Les rapports du corps et du langage sont d’anticipation et de création réciproque. Le langage est d’abord celui de la tendresse, de l’élaboration de la sexualité infantile et de l’inhibition de but, mais il désigne aussi le but corporel futur, non immédiatement atteignable. Le langage anticipe sur le développement biologique et appuie sur celui-ci tout un pan du fonctionnement psychique. Il permet à l’enfant la traversée du désert liée à la néoténie de l’être humain. Si, comme le dit J. Laplanche, l’acquis du premier développement précède l’inné de la maturité sexuelle, l’acquis des liens entre le langage et le corps précède et prépare l’intégration psychique de l’inné pubertaire pour que se déploie la psycho-sexualité adulte.
Notes
- Joyce McDougall.
- Voir sur ce point P. Denis (2001). Eloge de la bêtise, Epîtres, Paris, Puf.
- Notons que, en retour, la réalité extérieure sera l’objet de dénominations utilisant des images corporelles : un bras de levage, un bras de mer, les pieds du lit, le cul de la casserole, les yeux du bouillon, un cul de sac, un col de bouteille, une bouche d’égoût, la panse d’un vase, les hanches du bateau… Les mesures ont d’abord été corporelles : le pouce, l’empan, la coudée, le pied, la brasse… et les distances mesurées par les capacités corporelles : à deux heures de marche…