Cultures du livre et des écrans. La cohabitation indispensable
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Cultures du livre et des écrans. La cohabitation indispensable

Le mot de virtuel a trois significations bien différentes. En optique, il renvoie à l’image en miroir ; en philosophie, il évoque depuis Aristote ce qui est destiné à advenir, qui se distingue du simplement possible ; enfin, dans le domaine des technologies numériques, il désigne un monde d’algorithmes. Mais pour les simples usagers que nous sommes, l’important se trouve ailleurs. Avec le virtuel, nous sommes passés d’un monde où les images étaient indicielles à un autre où elles sont fabriquées numériquement. Hier, elles donnaient à voir le monde, aujourd’hui, elles construisent le/un monde. Du coup, il est clair que le modèle de l’image n’est plus le monde réel, mais la réalité intérieure, c’est-à-dire l’image psychique. Mais en a-t-il jamais été autrement ?

Une voie d’accès à l’inconscient

Si tout homme s’engage dans la fabrication et la consommation d’images, c’est parce qu’il est lui-même le premier dispositif d’images auquel il ait affaire : celles de ses premières hallucinations auxquelles il renonce très vite, et celles de ses rêves auxquelles il ne lui appartient pas de renoncer. Il s’emploie donc à créer un espace matériel qui en reproduise les chimères et les libertés, mais en même temps, il désire que cet espace en soit différent par un point capital : qu’il puisse y entrer, en sortir et le transformer à volonté. Bref, il désire être à volonté dans les images matérielles ou devant elles, abandonné à leurs illusions ou maître de leurs métamorphoses1.

Mais l’homme se cache cette ambivalence. C’est pourquoi il invente des images qui se rapprochent toujours plus près de ses images du dedans, et qu’à chaque fois, il craint d’y entrer sans plus pouvoir en sortir, comme on reste prisonnier d’un rêve ou d’une hallucination. Les nouvelles formes d’images qu’il a successivement créées l’ont ainsi toujours à la fois fasciné et terrifié…, tout au moins jusqu’à ce qu’il s’y habitue et reporte ses angoisses sur ses nouvelles inventions.

Pourtant, le virtuel n’est pas seulement une technologie qui invite à entrer dans les images et à y interagir mieux que toutes les précédentes. Il permet aussi, pour la première fois dans l’histoire, de devenir le spectateur de ses propres actions. Sur l’écran, un avatar – on appelle ainsi les personnages chargés de représenter un internaute dans les espaces virtuels – fait à la place du joueur chacune des actions que celui-ci accomplirait s’il était confronté à la même situation en réalité. C’est ce qu’on voit dans les jeux vidéo, mais aussi sur Second Life ou les jeux d’argent en ligne. C’est ce qui assure au virtuel un pouvoir de fascination sans égal. Mais c’est aussi ce qui permet de l’utiliser en thérapie. Le voyageur des mondes virtuels peut se rendre à volonté spectateur des représentations traumatiques qui le hantent. Avec le virtuel, les images sont plus que jamais un médiateur du sensible à l’intelligible, et une voie d’accès à l’Inconscient.

Vers une nouvelle culture

Gardons nous de confondre deux choses. D’un côté, il existe bien ce qu’on est en droit d’appeler des « pathologies du virtuel » qu’on regroupe parfois sous le mot de « cyberdépendance ». Mais d’un autre côté, les technologies du virtuel définissent une nouvelle culture. Ce n’est plus celle du livre, mais des écrans, et les deux s’opposent sur trois points essentiels. Dans la culture du livre, les contraires s’excluent tandis que dans la culture des écrans, ils coexistent. Dans le livre, la durée prime sur tout alors que c’est l’espace qui importe dans la culture des écrans. Enfin, la culture du livre privilégie la clôture – dont sa couverture qu’on ouvre et qu’on ferme fait d’ailleurs image – alors que celle des écrans fonde le principe d’une navigation sans limite. Les bouleversements qui en résultent affectent tous les domaines.

Un miroir des métamorphoses

Tout enfant, aujourd’hui, n’a plus seulement affaire à une série d’images de lui-même, mais à deux bien distinctes : celles que continuent à lui renvoyer tous les miroirs qui l’entourent – sur lesquelles son apparence est inversée – et celles que lui renvoient les photographies et les films faits par ses parents – sur lesquelles son apparence est redressée. À tel point que le traditionnel « stade du miroir » décrit par Jacques Lacan pourrait bientôt être remplacé par un « stade des écrans », l’image des miroirs n’étant qu’une variété parmi d’autres. Du coup, les jeunes rattachent moins leur identité à la représentation visuelle d’eux-mêmes. Ils jouent avec les images qui les représentent, notamment dans les jeux vidéo. Les identités successives qu’ils endossent leur permettent d’explorer diverses facettes d’eux-mêmes. C’est pourquoi inviter un jeune à parler des personnages sous lesquels il intervient dans un jeu est une façon de l’inviter à se connaître lui même.

Une extimité élargie à la planète entière

L’exposition de soi sur Internet vise à mieux se découvrir à travers le regard d’autrui. Nous avons appelé ce processus le « désir d’extimité2 ». Il permet la création d’une intimité plus riche et de liens nouveaux, tout en participant, comme l’intimité, à la construction de l’estime de soi. Il est distinct de l’exhibitionnisme dans lequel on ne montre de soi que ce qu’on sait fasciner à coup sûr ses interlocuteurs.

Mais il incite parfois à une sorte de « googlelisation » de l’estime de soi. Tout comme le système Google classe les informations en fonction du nombre de fois où elles sont consultées, les jeunes préfèrent parfois bénéficier d’un grand nombre de commentaires ironiques ou choquants plutôt que d’un petit nombre de commentaires élogieux…

Spectateur et acteur des nouvelles images

Les jeunes ne se posent plus guère aujourd’hui la question qui préoccupait tant leurs aînés : les images sont-elles « vraies « ou « fausses » ? Ils se demandent dans tous les cas comment elles ont été fabriquées. Aucune image n’est absolument vraie, aucune n’est absolument fausse, toutes sont mises en scène. En même temps, cette génération s’engage de plus en plus tôt dans la création de ses propres images, notamment sous la forme de machinima (réalisées par captation d’images dans les espaces virtuels) et de pocket movies (petits films réalisés avec un téléphone mobile).

Une connaissance inductive

Le virtuel modifie enfin notre rapport aux apprentissages. L’hypothèse n’y a plus de place, chacun est invité à tâtonner et à essayer toutes les possibilités qui s’offrent à lui. Le raisonnement n’est plus hypothético-déductif, mais constamment intuitif. Il ne s’agit plus de comprendre une réalité complexe, mais d’agir sur elle. L’erreur ne signe pas l’échec, mais elle est partie intégrante du processus d’apprentissage. Le conflit entre ces deux pédagogies ne sera évidemment comblé que lorsque l’institution scolaire acceptera d’introduire des jeux « pour apprendre ». Il en existe déjà : on les appelle serious games.

L’addiction au virtuel, mythe ou réalité ?

Mais le virtuel n’est pas que culture. Il est aussi nouvelle pathologie. Celle-ci ne se mesure pas à la quantité de temps passé, mais à la nature des interactions qui y sont développées. Elle se produit quand le joueur passe d’interactions complexes dans lesquelles l’empathie est possible, à des interactions sensori-motrices exclusives consistant dans la répétition stéréotypée des mêmes tâches.

Deux formes d’interactions

La plupart des jeux vidéo permettent en effet de développer deux types d’interaction : sensori-motrices et narratives. Dans les premières, le joueur est essentiellement occupé à surveiller l’apparition de certains objets sur son écran afin de les faire disparaître, de s’en emparer ou de les classer. Les sensations extrêmes sont au premier plan, et les réponses motrices stéréotypées. Les émotions mises en jeu font une grande place au stress. La violence y est surtout narcissique dans la mesure où le but est d’abattre le plus grand nombre possible de créatures interchangeables. La préoccupation narrative est peu présente. Cette manière de jouer évoque une situation de « stimulus-réponse » proche de celle des jeux de hasard et d’argent.

Dans les interactions narratives, au contraire, les excitations et les sensations sont moins importantes et la réponse corporelle est moins immédiate : le joueur réfléchit avant d’agir. En outre, les émotions mises en jeu sont complexes. Il s’agit d’identification, mais aussi d’empathie. Le joueur est invité à avoir des sentiments « pour » les avatars et aussi « avec » eux. Les angoisses mises en jeu sont œdipiennes car elles engagent une rivalité et une initiation. La préoccupation narrative est centrale.

Les interactions sensori-motrices correspondent à des moments de régression : le joueur qui cherche des émotions extrêmes revit des angoisses archaïques et a besoin de se valoriser par l’exercice d’une violence narcissique. Au contraire, les interactions narratives correspondent à des moments de progression : le joueur joue comme on lit un roman, et cherche un parcours initiatique. Mais progression et régression sont également essentielles à l’être humain. Quand elles alternent, les jeux constituent un espace potentiel qui est le support de bénéfices semblables à tous les autres jeux3. Au contraire, quand les interactions sensori-motrices deviennent exclusives, le jeu devient une activité mentale compulsive et dissociée. Il y a échec de l’espace transitionnel.

Faire la différence entre adultes et adolescents

Les mots « addiction » ou « dépendance » au virtuel correspondent bien à certaines pathologies d’adultes, même si seules les personnalités présentant un trouble psychique ou une toxicomanie semblent susceptibles de les développer4. Mais leur usage est beaucoup plus problématique pour les adolescents. Il existe même plusieurs raisons pour ne pas les employer dans ce cas, la principale étant que les circuits cérébraux qui permettent le contrôle des impulsions ne s’établissent qu’à la fin de l’adolescence, voire à l’entrée dans l’âge adulte. L’adolescent qui « ne peut pas se retenir » ne sera donc pas forcément un adulte immature. D’ailleurs, à cet âge, tout est flottant et peut changer très vite5.

De la recherche du plaisir à l’évitement du déplaisir

Si ses premiers échanges avec l’environnement ont été satisfaisants, l’explorateur des mondes virtuels les utilise comme des espaces potentiels au sens où en parle Winnicott6. Il les constitue en territoires de significations dans lesquels les enjeux symboliques sont au premier plan. Au contraire, si son histoire précoce a été marquée par l’insécurité, des excitations insuffisantes ou inadaptées, ou encore des frustrations narcissiques excessives, le risque est qu’il tente d’utiliser l’ordinateur non pas comme un espace de significations symboliques, mais comme un partenaire privilégié d’interactions.

Cet usage du virtuel correspond toujours au désir de fuir une situation douloureuse. Celle-ci peut être d’origine externe ou interne. Il peut s’agir d’oublier une souffrance psychique liée à la vie personnelle (un deuil, une rupture sentimentale, une violence scolaire, etc.) ou à la vie familiale (divorce des parents, dépression de l’un des parents, etc.). Mais les ordinateurs offrent aussi la possibilité d’établir une relation sur le modèle de celle qu’un enfant a établie avec son environnement premier, de telle façon qu’il soit dans « l’illusion de créer le monde7 ». Cette dyade idéalisée et sur mesure, organisée8.

La narrativité contre la compulsion

Nous voyons que les espaces virtuels sont comparables à des sortes de couloirs munis de deux portes. L’une mène vers l’imaginaire et l’autre mène vers la réalité. Lorsqu’on s’y trouve, il est possible de se réfugier dans des mondes artificiels, mais aussi de rencontrer des interlocuteurs réels, de vivre de vraies émotions et même de vraies sensations avec eux et de nouer des contacts bien concrets. Les mondes virtuels ne sont un facteur d’isolement et de repli que pour ceux qui désirent fuir la réalité parce qu’elle leur paraît trop pénible, soit parce qu’elle l’est réellement, soit parce qu’ils la vivent ainsi.

L’un des moyens de sortir du jeu compulsif est d’inviter le joueur à s’engager sur la voie de la construction d’une identité narrative en l’incitant à devenir le spectateur de ses propres actions dans le jeu. Par son jeu compulsif, le joueur cherche en effet souvent à fuir la confrontation à des représentations traumatiques. L’inviter à se représenter ses actions dans le jeu lui permet de se rapprocher du moment où il acceptera cette confrontation. Mais cela suppose que le thérapeute connaisse suffisamment les jeux vidéo pour y accompagner le joueur. Les joueurs pathologiques n’ont pas besoin de thérapeutes individuels qui jouent avec eux – il vaut bien mieux privilégier les échanges autour du jeu –, mais de thérapeutes qui connaissent les jeux9.

En conclusion

De la même façon que l’apprentissage hypothético-déductif et l’apprentissage par essai et erreur ne s’excluent pas, la culture du livre et celle des écrans se complètent. Elles correspondent même à deux nécessités psychiques distinctes. La culture du livre correspond à un pôle plus paternel de la vie psychique, avec ses cadres, ses bornes et son principe d’exclusion des contraires. Au contraire, la culture des écrans, avec son ouverture à l’infini des possibles, correspond à un pôle fantasmatique plus maternel. Nous avons besoin des deux et nous devons travailler à leur coexistence.

Pour ce qui concerne les excès, nous voyons combien il est important d’éviter deux confusions : entre jeux d’argent et jeux vidéo d’abord (pour lesquels les Anglo-Saxons ont d’ailleurs deux mots distincts, gambling et gaming), et entre les adolescents et les adultes.

La logique et la prudence conseillent de réserver les centres de traitement du jeu excessif aux adultes. Il serait également utile de préciser leur rôle en les appelant « centres de traitement des jeux d’argent et pratiques virtuelles pathologiques ». Des adultes présentant un contrôle des impulsions détraqué par des substances toxiques ou des troubles mentaux peuvent en effet développer une cyberdépendance à bien d’autres espaces virtuels que les jeux vidéo, notamment aux sites de vente aux enchères en ligne.

Pour ce qui concerne les enfants et les adolescents, leur prise en charge doit être réalisée dans des centres de soin qui font de la psychiatrie générale (cmp, cmpp, Maisons des ados…), afin d’éviter l’association du jeu excessif à une drogue alors qu’il n’est que le nouvel habit de la crise d’adolescence, et que son seul problème consiste dans les pathologies sous-jacentes qu’il révèle.

Enfin, n’oublions pas que la prévention des usages abusifs des écrans commence dès la maternelle. C’est pourquoi, après « Pas de télé avant 3 ans », je propose : « Pas de console de jeu personnelle avant 6 ans », « Pas d’Internet accompagné avant 9 ans » et « Pas d’Internet seul avant 12 ans ».

« 3, 6, 9, 12 », c’est facile à retenir. Pour que nos enfants profitent au mieux du virtuel.

Notes

  1. Ces désirs d’entrer dans les images matérielles et d’y interagir comme avec nos images du dedans correspondent aux deux formes d’opérations psychiques qui sont la condition de notre imagination, et que j’ai appelées respectivement les schèmes d’enveloppe et les schèmes de transformation (S. Tisseron, Psychanalyse de l’image, des premiers traits au virtuel, Paris, Dunod, 1995).
  2. S. Tisseron (2001), L’intimité surexposée, Paris, Ramsay, réed. Hachette Littératures, 2002.
  3. D.W. Winnicott (1942), « Pourquoi les enfants jouent-ils ? », dans L’enfant et le monde extérieur, Paris, Payot, coll. « Sciences de l’homme », 1997.
  4. « Le jeu ne rend pas dépendant » (Jeux de hasard et d’argent, Contexte et addictions, Expertise inserm, juillet 2008). « Le jeu pathologique se développerait surtout chez des individus dont la réactivité du système nerveux central a déjà été modifiée par des substances (tabac) ou à l’occasion de troubles psychiques » (J.-P. Tassin, « Le jeu, une drogue comme les autres ? », Pour la Science, n° 372, octobre 2008).
  5. Rien d’étonnant donc si les programmes de prise en charge adaptés aux toxicomanes ne marchent pas, comme l’a montré l’échec des essais tentés dans ce sens aux Pays-Bas, pendant deux ans, par Keith Bakker.
  6. D.W. Winnicott (1970), Jeu et réalité, Paris, Gallimard, 1971.
  7. Ibid.
  8. S. Tisseron, « Le virtuel, une relation », dans S. Tisseron, S. Missonnier, M. Stora, L’enfant au risque du virtuel, Paris, puf, 2006.
  9. En revanche, les groupes thérapeutiques de joueurs permettent de concilier ces deux moments successifs.