De l’art d’accomoder les restes non analysés dans une cure pour en faire oeuvre : le cas du petit Hans
Dossier

De l’art d’accomoder les restes non analysés dans une cure pour en faire oeuvre : le cas du petit Hans

A l’occasion de la relation du cas du « petit Hans » Freud, incidemment, en note de bas de page, nous apprend que : « Chez lui, comme l’a même observé le père, intervient en même temps que ce refoulement une part de sublimation. Dès le début de l’anxiété, il montre un intérêt accru pour la musique et développe ses dons musicaux héréditaires ». (Freud, 1909, p.121, note 1).

Nous le savons aujourd’hui, Hans devint, une quinzaine d’années plus tard, le premier metteur en scène d’opéra, se mettant ainsi en position d’inventer une nouvelle forme de pratique artistique. La révélation de l’identité du « petit Hans » ne sera effective qu’à l’occasion de la parution, au début de l’année 1972, dans la revue Opera News, de l’interview accordée quelques mois plus tôt par Herbert Graf, véritable nom du célèbre petit patient (Graf H., 1972).

La question qui se pose à nous est la suivante : comment peut-on penser la place occupée par la rencontre de Hans avec la psychanalyse, à travers son père et ponctuellement avec Freud, dans le renouvellement de la scène opératique qu’il effectua à partir de son « intérêt pour la musique » ? Si nous ne visons pas à faire du devenir artiste d’Herbert Graf l’immédiate conséquence de sa rencontre avec la psychanalyse, nous sommes néanmoins obligés de reconnaître que le contexte culturel dans lequel le « petit Hans » grandit et les pulsions « mises en jeu » au moment de l’épisode phobique trouveront une expression singulière dans le cadre de sa pratique de metteur en scène d’opéra.

Le retour du « Petit Hans »

En 1922, Herbert Graf rend visite à Freud et se présente à lui comme étant le « Petit Hans ». Il était tombé sur le récit de sa cure dans le bureau de son père et, bien qu’il ait tout oublié, il a reconnu plusieurs des noms et des lieux que Freud avait laissés inchangés. Voilà comment il relate ses retrouvailles avec Freud : « Dans un état de grande excitation, je rendis visite au grand docteur à son cabinet de la Bergasse et me présentai à lui comme étant le petit Hans. Derrière son bureau, Freud ressemblait à ces bustes des philosophes grecs barbus que j’avais vus à l’école. Il se leva et m’embrassa chaleureusement, disant qu’il ne pouvait souhaiter meilleure justification de ses théories que de voir le jeune homme de dix-neuf ans heureux et en bonne santé que j’étais devenu » (Graf H., 1972, p. 23). Herbert Graf a donc 19 ans lorsqu’il décide de se rendre dans un état de « grande excitation » chez le grand professeur pour se présenter à lui sous son nom de scène : « Je suis le petit Hans ». Non : « Je suis l’enfant que vous avez traité et nommé le petit Hans », mais bien : « Je suis le petit Hans ». Quel peut être le sens de cette auto-présentation sous le nom de baptême psychanalytique que Freud lui avait attribué ? Sans doute pouvons-nous la rapprocher de cette grande excitation avec laquelle il se rend chez le grand professeur. Le fort lien transférentiel que l’on devine à la lecture du texte freudien a laissé de puissantes traces qui insisteront jusqu’en 1970. En effet, comme le rapporte Jean Bergeret, alors que se tient à Genève un congrès de psychanalyse présidé par Anna Freud, Herbert Graf (alors âgé de 67 ans et directeur du Grand Théâtre de Genève !) va se présenter à elle comme le « petit Hans ». (Bergeret, 1987, p. 24).

Naissance d’une vocation

Herbert Graf réalisera dans les années qui suivront, pour l’opéra, la révolution esthétique que le grand metteur en scène allemand, Max Reinhart, avait opérée pour le théâtre. Celle-ci consistera à transformer la mise en scène d’opéra, qui est dessin de l’espace, travail dévolu au scénographe et au régisseur, en travail de la signifiance. Cette question traversait déjà l’ensemble du théâtre, mais n’avait pas encore touché l’opéra où la voix régnait sans partage. Il s’agissait donc pour Herbert Graf d’inventer un métier qui traiterait l’aporie suivante : comment, sans tenir à distance les enjeux de jouissance liés à la voix (enjeux essentiels au fonctionnement du dispositif opératique), faire voir des voix ? En fait, inventer la mise en scène d’opéra revenait à mettre en jeu de façon toute particulière ces objets de la pulsion que sont le regard et la voix dont nous montrerons l’importance qu’ils eurent dans l’apparition et de le développement de la phobie de Hans.

Herbert naît le 10 avril 1903 à Vienne. Son père Max a 30 ans, il est déjà un critique musical brillant et reconnu, proche de Gustav Malher (qui deviendra le parrain d’Herbert – Graf H., 1972, p. 23), à la pointe de l’avant-garde musicale. Sa mère, Olga König, a été une patiente de Freud. À partir de 1900, Max Graf était devenu un intime de Freud, ayant demandé à celui-ci de le rencontrer du fait qu’il entendait dans le récit des séances de celle qui deviendrait son épouse, ce qu’il appellera « un dénouage artistique du tissu de l’inconscient » (Graf M., 1942, p. 25). Dès la création de la société psychologique du mercredi, en 1902, Max Graf participe activement aux réunions. Pour les trois ans de Herbert, Freud est invité à la fête d’anniversaire et lui offre un cheval à bascule (Graf M., 1942, p. 33). Entre janvier et juin 1908, prend place le célèbre épisode de la phobie d’Herbert, relaté en 1909 dans Analyse de la phobie d’un garçon de cinq ans. À partir de 1910, Max Graf prend ses distances avec la société du mercredi. Plus tard, il dira qu’il était réticent à l’égard de la dynamique religieuse sur laquelle reposait de plus en plus le fonctionnement de l’association psychanalytique viennoise. À seize ans, Herbert est envoyé à Berlin. Il y voit les productions théâtrales de Max Reinhardt et décide de réaliser l’équivalent pour l’opéra. « Je revins à Vienne, je sollicitai l’autorisation de monter la scène du forum de Jules César dans le gymnase de l’école, mais comme je prêtais nettement moins attention aux nuances des grands discours qu’à la populace romaine hurlante et sifflante, le doyen mit fin à l’entreprise : le bruit commençait à interférer avec le travail scolaire » (Graf H., 1972, p. 26).

Il est intéressant de repérer comment, dès ses premières expériences de mise en scène, Herbert Graf tente d’extraire l’objet-voix de la parole, en s’attachant tout particulièrement aux déchets qui le présentifient : les cris et les sifflets.

Jalons d’une carrière artistique

En 1925, après avoir soutenu sa thèse Wagner comme metteur en scène (Graf H., 1925), Herbert Graf réalise sa première mise en scène à l’opéra de Munster : Les Noces de Figaro de W.A. Mozart. Il est très vite repéré comme l’enfant terrible du très convenu monde opératique et, lorsque le péril nazi se précise, il quitte l’Europe pour les États-Unis où il travaillera de nombreuses années au Metropolitan Opera de New-York. En 1965, Herbert prend la direction du Grand Théâtre de Genève. En 1972, Herbert répond à un entretien mené par Francis Rizzo qui paraît la même année dans la revue Opera News sous le titre : Memoirs of an invisible man.

Il meurt à Genève en 1973.

L’importance du travail artistique, théorique et pédagogique d’Herbert Graf est immense. Pour se persuader de l’envergure artistique du metteur en scène, il suffit de citer quelques chefs d’orchestre et chanteurs avec qui il a travaillé : W. Furtwängler, T. Beecham, K. Böhm, B. Walter, A. Toscanini, R. Strauss, I. Stravinski, G. Solti… Il fait ses débuts à la Scala de Milan en mettant en scène Maria Callas.

Retour aux bêtises du petit Hans

Mais quittons le grand Herbert Graf pour revenir au petit Hans. À l’issue de la « cure », le petit garçon est libéré de sa phobie, le succès symptomatique est obtenu. Mais insiste, selon les termes même de Freud, un « reste non résolu » qui réside dans les énigmes de la fonction paternelle, de la sexualité parentale et de la féminité. (Freud, 1909, p. 89).

Je soutiens l’hypothèse que ce « reste » non résolu sera ce qui se verra « accommodé » par le « petit Hans » à l’occasion de son devenir artiste. Mon but n’est pas ici de céder aux illusions d’une causalité simpliste qui expliquerait le devenir artiste de Herbert Graf par son analyse mais d’essayer de repérer comment ce sont les butées mêmes de l’analyse du petit Hans qui se trouveront justement être les éléments qui seront mis au travail dans le cadre de l’activité artistique de Herbert Graf. Nous pourrions risquer alors l’hypothèse suivante : l’activité créatrice déployée par le petit Hans le fut moins à partir d’un point de savoir acquis à l’occasion de sa rencontre avec la psychanalyse que des énigmes infantiles liées à la voix et au regard, révélées, travaillées et mises en perspective au cours du travail analytique. Cela nous conduirait à affirmer que l’on crée moins à partir de quelque chose qu’à partir d’une absence, d’un trou. Ce que je propose de formuler de la façon suivante : le dévoilement de l’inconscient et de ses énigmes, effectué par Freud et Max Graf au cours du traitement de l’épisode phobique d’Herbert, trouve un écho dans la création de l’univers artistique tel qu’il se donne à voir dans l’acte de mise en scène opératique.

Voix et regard au cœur de la phobie

Si nous revenons au cœur de ce qui fut la manifestation symptomatique du petit Hans, nous trouvons la « tache noire » (énigme sombre et dépourvue de sens que le petit Hans situe proche de la bouche du cheval) et le charivari (bruit effrayant fait par le cheval au moment où il tombe). Ces deux éléments peuvent se réduire, in fine, à leur dimension pulsionnelle, c’est à dire scopique (regard) et invocante (voix). La tache et le charivari condensent le plus petit dénominateur commun de la peur. Ils sont pour Hans hors signification et nous pouvons constater que Max Graf et Freud ont eux-mêmes la plus grande difficulté à les élucider. Nous percevons bien là que nous nous approchons d’un point difficilement analysable, proche de ce que Freud repérait en 1900 comme ombilic du rêve.

La question du charivari est particulièrement énigmatique et Lacan, dans son commentaire du texte de Freud, ne manque pas de le relever : « Un autre élément fait, durant un long moment, sujet d’interrogation pour le père comme pour Freud, c’est le fameux Krawall, qui veut dire bruit, tumulte, bruit désordonné (…) le Krawall, reviendra sous plus d’un angle, au cours de l’interrogatoire du petit Hans, sans que jamais, à aucun moment de l’observation, une interprétation ne nous en soit donnée de façon avérée ». (Lacan, 1956-1957, p. 287).

Deux séances plus tôt, Lacan avait déjà avancé :

« Il est singulier que Freud ne se pose pas la question de savoir si le charivari, le tumulte, Krawall, qui est une des craintes que l’enfant éprouve devant le cheval, n’est pas en rapport avec l’orgasme, voire avec un orgasme qui ne serait pas le sien. »(Lacan, 1956-1957, p. 259)

A l’occasion du séminaire du 10 avril 1957, Lacan précisera son interprétation concernant le charivari : « Beaucoup plus loin dans l’observation, nous verrons apparaître la petite Anna comme bien gênante par ses cris, que nous ne pouvons pas ne pas identifier, à condition que nous ayons toujours l’oreille ouverte à l’élément signifiant, aux cris de la mère dans ce fantasme. » (Lacan, 1956-1957, p. 292).

La proposition lacanienne se précise : le charivari aurait à voir avec le cri de jouissance maternelle. Et, contrairement à ce qu’affirme Lacan, Freud avait lui-même fait cette hypothèse comme le montre la réponse faite par le père du petit Hans : « Par contre, je n’ai aucune preuve directe qu’il ait, comme vous le pensez, épié un coït des parents » (Freud, 1909, p. 89).

Pourtant quand on sait que Hans a quitté la chambre parentale à l’âge de 4 ans comme le précise Freud (Freud, 1909, p. 88), cela n’aurait rien d’extraordinaire… Quoi qu’il en soit, nous trouvons à l’origine de la peur liée au charivari, une manifestation de la voix dans sa dimension d’objet pulsionnel.

L’énigmatique tache noire protègerait, quant à elle, de la morsure et cacherait ce qui est irregardable du côté du sexe féminin. La tache noire est donc ce qui protège en indexant l’abîme qu’ouvre le féminin. Nous croisons ici une forme de la rencontre entre le sujet et le masque de Méduse dont il s’agit de pouvoir se déprendre. La tache noire, pour mémoire, renvoie ainsi pour Hans aussi bien au bout de cuir entourant la bouche du cheval qu’à la culotte voilant l’énigme de la castration féminine. Max Graf et Freud tenteront tout au long de la prise en charge de proposer de nombreuses interprétations de la tache noire et du charivari, aucune pourtant ne permettra de la cerner totalement indiquant par là que nous sommes confrontés à la face réelle du symptôme qui peine à se dissoudre dans l’interprétation.

Ce que nous sommes bien obligés de reconnaître ici c’est que la mise en place du dispositif opératique n’est pas sans rapport avec les objets pulsionnels qui avaient été mis en jeu dans le symptôme : le regard et la voix. Le trauma scopique est au déclenchement de la phobie, cela commence du côté du regard qui se trouve relayé par la dimension auditive essentielle et répétitive chez le petit Hans, celle du « charivari ». Le déploiement de la phobie telle que l’autorise Freud crée, par la mise en place d’un cadre, un tableau, qui deviendra plus tard image d’Epinal psychanalytique. Quinze ans plus tard, Hans devenu metteur en scène professionnel, fera un pas de plus en articulant ce que le trauma avait délié, c’est-à-dire le regard et la voix. Les objets pulsionnels agissant au moment de l’épisode phobique se verront mis au service de la création. Comment comprendre ce passage du symptôme « charivarique » à la mise en scène des voix ?

Du charivari au chant de la Diva

A l’opéra, la figure de La Femme se consumant sur scène est une figure récurrente : dans la mort son chant s’élève dans l’aigu, sa voix frôle le cri, et l’atteint parfois. Cri de mort mais aussi de jouissance. C’est alors que se nouent, à partir de la question du hors-sens introduite par le cri, les thèmes de la voix, de La Femme et de la mort. Pour l’auditeur, Michel Poizat l’a parfaitement montré à l’occasion de ses travaux (Poizat, 1986), le rapport à la matérialité de la voix, en tant qu’elle se libère le plus possible de l’emprise de la signification, devient alors jouissance. Jouissance qui sera souvent accompagnée de frissons, de larmes, d’abandon de soi, d’agréables souffrances et de douleurs exquises.

À partir de là, il devient alors possible de comprendre pourquoi les femmes meurent tant à l’opéra, et pourquoi leur mort est si délicieusement bruyante. Elles meurent parce que la situation d’agonie dans son expression vocale permet l’approche de ce point de hors-sens où le cri est esquissé. Cette association de la voix féminine et de la jouissance hors-la-loi s’éclaire si l’on se rappelle que si la féminité, comme l’avance J. Rivière, est une mascarade (Rivière, 1929), quand on arrache le masque, on tombe sur la figure du père primitif, agent d’un pouvoir pré-symbolique, non limité par la loi de la castration. La figure fantasmatique de La Femme omniprésente sur la scène d’opéra serait alors une sorte de retour du refoulé du père de la horde primitive, et ce qui ferait retour dans l’aria de la cantatrice au moment de sa mort serait le râle du père jouissant. Nous pouvons repérer ici comment ce charivari premier mis en scène devient un espace où la question est traitée sur un mode totalement différent de celui du symptôme. Là où il était fui, il est approché dans une forme venant donner sens et nom à ce réel innommable sur lequel Freud et Max Graf peinèrent tant.

Voix et regard à l’opéra

Ici s’offrent à nous les complexes intrications entre la voix et le regard dans le dispositif opératique. La scène de l’opéra est bien évidemment le lieu où la voix devrait être reine. Devrait, car si l’opéra est une machine à extraire la voix pour l’offrir au spectateur, l’étymologie de ce dernier mot (spectare, regarder) nous rappelle que dans un tel dispositif se trouve impliqué le regard.

La mise en scène d’opéra sollicite de façon singulière l’articulation de la voix et du regard. Il serait sans doute trop simplificateur de croire que la seule écoute du « petit Hans » par le couple constitué par Max Graf (père réel) et Freud (père imaginaire) permit à Herbert d’inventer une solution si spécifique qui, en alliant voix et regard, créait une nouvelle pratique artistique en réinventant un nouveau type de rapport à ces objets pulsionnels qui avaient été au cœur du dispositif phobique. Pourtant, une fois encore, nous sommes conduits à repérer que c’est précisément le traitement de ces éléments qui, au-delà de la cure, continuent à faire énigme qui sera repris et mis « en œuvre » au cours la pratique artistique.

Revenons maintenant au trio Freud, Graf père et fils, et tentons de repérer les rôles joués par le regard et la voix pour chacun d’eux. Les quelques jalons posés précédemment laissent percevoir la circulation et le tressage des dimensions du regard, de la voix et de la psychanalyse que les trois protagonistes noueront chacun de façon différente. Freud invente la psychanalyse en rendant publique le « théâtre privé » de l’hystérique. Théâtre qu’il détache du seul regard en abandonnant sa position de maître-hypnotiseur pour accepter de se laisser enseigner par le savoir du patient, qui trouve à s’ordonner dans la dimension de la parole et de la voix. La dimension musicale, quant à elle, est en retrait. Néanmoins, la présence à ses côtés, et ce dès le début de l’histoire du mouvement analytique, de deux grands noms de la musicologie viennoise (Graf et Bach) permettrait à elle seule de relativiser ce que l’on a pris l’habitude d’appeler l’inintérêt freudien pour la musique.

Pour Max Graf, la musique est première, et la psychanalyse est abordée dans sa possibilité de rendre compte du complexe processus de la création, les questions traitées par Max Graf à l’occasion des soirées de la société psychologique du mercredi articulent éthique et esthétique. Et c’est l’explicitation analytique du processus de la création musicale que Max Graf abordera en 1910 dans L’atelier intérieur du musicien (Graf M., 1910). Herbert Graf, quant à lui, aura commencé par l’analyse. Sa mère est une ancienne patiente de Freud, son père un de ses premiers collaborateurs, et le professeur est un intime de la maison. Herbert expérimente lui-même la méthode psychanalytique à l’occasion de son épisode phobique qui autorisera l’apparition d’une passion pour les reconstitutions des représentations vues à l’opéra préfigurant son devenir artiste.

Pour continuer à avancer, il est nécessaire de se poser la question suivante : qu’est-ce que mettre en scène et plus particulièrement mettre en scène un opéra ? Je soutiens que la mise en scène est une interprétation, au plus près de ce que la psychanalyse nous enseigne. Une interprétation est le contraire d’une lecture. Elle n’ajoute pas, elle retranche, elle ne surcharge pas, elle coupe, elle ne badigeonne ni ne recouvre, mais scande et ponctue.

Nous retrouvons ici la différence que Freud faisait entre hypnose et psychanalyse. « Le plus grand contraste existe entre la méthode analytique et la méthode par suggestion, le même contraste que celui formulé par le grand Léonard de Vinci relativement aux beaux-arts : per via di porre et per via di levare. La peinture, dit-il, travaille per via di porre car elle applique une substance – des parcelles de couleurs -sur une toile blanche. La sculpture, elle, procède, per via di levare en enlevant à la pierre brute tout ce qui recouvre la surface de la statue qu’elle contient (…). La méthode analytique ne cherche ni à ajouter ni à introduire un élément nouveau, mais au contraire à enlever » (Freud, 1904, p. 13). Nous pourrions retrouver ici l’opposition entre la mise en scène comme lecture (per via di porre), où l’on ajoute ce qui a été compris de l’œuvre et la mise en scène comme interprétation (per via di levare), où ce qui est interrogé est la relation d’inconnu.

Cette question de la lecture et de l’interprétation se rencontre dans toute mise en scène. Quelle est alors la spécificité du dispositif opératique telle qu’Herbert Graf l’a posée ? La mise en scène d’opéra ne saurait être autre que musicale, et donc vocale mais seulement en ce qu’elle est la réponse inconsciente déployée par le metteur en scène dans le temps et l’espace du message reçu de l’œuvre. Mettre en scène l’opéra revient à mettre en scène non des mots, mais des voix ; travail qui met en perspective la voix où l’expressivité du chant tente d’approcher ce que la parole n’a pu saisir. La représentation d’opéra réalise dès lors le nouage du réel introduit par la présentification de l’objet-voix mais aussi du regard, de l’imaginaire (qui correspond à la lecture induite par les costumes, les décors, les codes de jeu…) et du symbolique (coupure créée par l’interprétation). Ce nouage permet à l’œuvre de ne pas se trouver aplatie que ce soit au niveau des effets de signification du livret, des effets vocaux ou des tableaux proposés, car à l’inverse, il constitue un tissage des trois, dans lequel l’intervention du metteur en scène tend à s’effacer. Pour Herbert Graf, le metteur en scène est un « homme invisible » comme il l’annonçait dans le titre de ses mémoires. Un homme soluble dans le spectacle car l’artiste est celui qui est guidé par un transfert sur un réel innommable. L’écart entre la symbolisation analytique et la sublimation tient à ce que l’artiste produit un nouage où la question du sens, sans être absente, n’en est pas moins reléguée au second plan, car c’est un transfert sur l’impossible qui s’y impose.

Le « petit Herbert » est alors celui qui, de récepteur du modèle freudien et du désir paternel, devient émetteur et créateur d’une forme nouvelle qui articule l’invisible que fouille le regard, l’inouï que convoque la voix, et l’immatériel des corps mis en jeu. Regard et voix qui, sur un mode traumatique, avaient été au cœur même de l’épisode phobique. Le devenir metteur en scène du petit Hans nous enseigne, in fine, comment au-delà – mais sans doute également en partie grâce à elle – de l’écoute analytique d’un enfant, qui lui aura permis de pouvoir se séparer de ses constructions symptomatiques peut subsister des « restes » énigmatiques de son analyse – ici la « tache noire » et le Krawall impliquant le regard et la voix – dont il pourra s’emparer pour les « mettre à l’œuvre » : au-delà de la suture symptomatique, la possibilité d’une ouverture sublimatoire.

Notes

1- Une première version de cet article a déjà fait l’objet d’une publication plus développée. Vives J.-M., (2011) « De l’épisode phobique au devenir metteur en scène du “petit Hans” : une voi(e)x d’accès à l’inconscient et ses musiques », Insistance, n°6, Les voi(x)es de la création, Toulouse, Eres, p. 41-58.

Bibliographie

Bergeret J. (1987) Le « Petit Hans » et la réalité ou Freud face à son passé, Paris, Payot.

Dachet F. (1993) « Présentation », Mémoires d’un homme invisible, L’Unebévue, Paris, EPEL. p. 5-18.

Dachet F. (2011) « Hommage sonore et musical à l’homme invisible », in Herbert Graf (1925) Richard Wagner metteur en scène, étude pour une histoire du développement de la mise en scène à l’opéra, trad. fr., Paris, L’Unebévue, p. 7-61.

Freud S., (1904) De la psychothérapie, La technique psychanalytique, trad. fr., Paris, PUF.

Freud S., (1909) « Analyse de la phobie d’un garçon de 5 ans », trad. fr., Œuvres Complètes, Tome IX, Paris, PUF, 1998, p. 1-130.

Graf H., (1925) Richard Wagner metteur en scène, étude pour une histoire du développement de la mise en scène à l’opéra, trad. fr., Paris, L’Unebévue, 2011.

Graf H., (1972) Mémoires d’un homme invisible, 1993, pp.21-61.

Graf M., (1910) L’atelier intérieur du musicien, trad. fr. Paris, Buchet/Chastel-E.P.E.L., 1999.

Graf M., (1942) Réminiscences du professeur Sigmund Freud, trad. fr., Paris, E.P.E.L. L’Unebévue, 1993, p 20-36.

Graf M., (1952) « Entretien du père du petit Hans (Max Graf) avec Kurt Eissler », Le Bloc-notes de la psychanalyse, 14, 1996, p.123-159.

Lacan J., (1956-1957) Le Séminaire, Livre IV, La relation d’objet, Paris, Seuil, 1994.

Poizat M. (1986) L’opéra ou le cri de l’ange. Essai sur la jouissance de l’amateur d’Opéra, Paris, Métailié.

Riviere J., (1929) « La féminité en tant que mascarade », trad. fr., Féminité mascarade, Paris, Seuil, 1994, pp. 197-213.

Schneider M., (2001) Prima Donna, Opéra et inconscient. Paris, Odile Jacob.

Vives J.-M. (2012) La voix sur le divan, Paris, Aubier.

dossier
15 articles
La création et ses environnements