De l’usage du transfert : une conception psychanalytique
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De l’usage du transfert : une conception psychanalytique

Un voyage se passe de motifs. Il ne tarde pas à prouver qu’il se suffit à lui-même. On croit qu’on va faire un voyage, mais bientôt c’est le voyage qui vous fait, ou vous défait.
Nicolas Bouvier, L’Usage du Monde

 

Pour des raisons épistémologiques et conjoncturelles, compte tenu des problèmes que nous rencontrons actuellement autour de l’article 52 (de la loi Santé publique d’août 2004), et dans notre souci de nous différencier du champ des psychothérapies, j’aborde la question de l’usage psychanalytique du transfert, en me fondant sur une conception unitaire de la psychanalyse. Les déterminations fauteuil/divan, fauteuil/fauteuil, psychodrame psychanalytique, me paraissent secondaires en ce qui concerne la conception et le traitement du transfert, dans le champ psychanalytique.

Voici d’abord une anecdote que j’ai vécue, lorsque j’animais un atelier de psychodrame avec une collègue pour des enfants entre trois et six ans. Un petit garçon de quatre ans et demi vient vers moi et me dit : “Monsieur Sédat, tu es un dinosaure, et moi, je suis un brontosaure. Donc je suis plus fort et je te tue.” Je suis naturellement tombé par terre, parce qu’il fallait que je m’assigne à la parole de ce jeune patient, et que, en dehors de l’école, on peut entendre et prendre en compte ce qu’il en est du transfert. Ce garçon de quatre ans et demi faisait donc très bien la différence entre Jacques Sédat et le dinosaure, c’est-à-dire qu’il repérait sans peine la “tierce personne” que Freud introduit dans “la psychologie de l’hystérie”, texte qui conclut ses Études sur l’hystérie en en tirant les conséquences.

Dans le transfert, en contraignant l’analyste à revivre des séquences du passé qui resurgissent de façon intemporelle, telles qu’elles se sont produites, l’analysant tente nécessairement et exigiblement de situer l’analyste du côté d’un déplacement d’objet. Freud écrit, en 1912, dans La dynamique du transfert : “L’aveu d’un souhait interdit devient particulièrement malaisé lorsqu’il doit être fait à la personne même qui en est l’objet. Une pareille obligation fait naître des situations à peine concevables dans la vie réelle. Pourtant, c’est justement là où le patient cherche à parvenir, quand il fait coïncider le médecin et l’objet de ses motions affectives.” Étymologiquement, le verbe allemand zusammenfallen signifie “mettre ensemble”. Il s’agit bien là d’un “faux rapport”. Cette volonté de symbiose, de reproduire du un, est à rapprocher de l’état fusionnel originaire mère/enfant, dans une relation de réciprocité qui fait souvent dire à une mère : “il me fait une grippe”, et qui constitue une foule à deux.

L’analyste est donc exigiblement “manipulé” par le patient. Il s’agit là de la logique du transfert qui n’est pas une logique d’implication, mais une logique d’imputation. Dans le transfert, tout comme dans l’hystérie, le patient met ce qu’il ressent au compte de l’autre, il prétend ne répondre qu’à la parole de l’autre, mais en même temps, il n’a qu’une demande : que l’autre vienne là pour l’interpréter. Ce que Dostoïevski exprime à sa façon dans Les Frères Karamazov : “Il n’y a point pour l’homme, livré à sa liberté, de souci plus constant que de chercher un Autre devant qui s’incliner”.

La scène du transfert est donc une scène de symbiose, à la limite extrême qui renvoie à celle de la symbiose infantile. Le patient tente de “constituer une foule à deux” en hypnotisant son analyste, précisément pour ne pas sortir de la scène d’un passé primordial. Le transfert constitue donc une résistance, résistance à la remémoration, par la contrainte de répétition, c’est-à-dire une résistance à pouvoir temporaliser, historiciser ce qui vient dans l’espace de la séance et dans le temps de la cure.

La remémoration met en lumière ce qui s ’ est passé. On n’est donc pas dans l’histoire historique, mais dans l’histoire psychique, l’histoire d’une âme, l’histoire telle qu’elle revient par la remémoration et par ses effets qui, dans la vie, ne peuvent advenir que sous forme de répétition. C’est cette prise de conscience (anerkenmen) qui peut renvoyer le patient à sa propre histoire dans une logique d’implication -et non plus d’imputation- où il pourra enfin devenir partie prenante de son passé. Pour reprendre le propos de Dostoïevski : “Ce qui nous arrive nous ressemble.”

Ainsi, la condition d’émergence du transfert dans l’analyse, c’est qu’il y ait répétition et résistance à la remémoration. En effet, si le transfert n’est pas, sur la scène psychanalytique, le déplacement atemporel de scènes passées qui ont marqué l’analysant tel un arrêt sur image, la sexualité infantile ne pourra pas venir au jour, et la névrose infantile ne pourra se manifester que sous forme de résistance.

Aussi l’analyste ne doit-il pas se tromper sur les demandes d’amour de la part de l’analysant, qui ne sont pas des amours au présent, mais la possibilité de retrouver de vieilles amours passées et celles de la névrose infantile. Dans cette dimension de déplacement d’objet, de relation d’objet avec l’analyste, “ce que l’analysant vit comme réel et actuel, doit être reconduit au passé” par l’analyste, écrit Freud, et cela, grâce au travail de remémoration.

C’est le 2 octobre 1907, avec l’Homme aux rats, que Freud énonce ce qui deviendra plus tard l’un des versants de la règle fondamentale, du côté de l’analysant : “Je l’ai laissé libre de son commencement”, écrit-il dans le Journal d’une analyse. En d’autres termes, Freud l’a laissé libre de dire “ce qui lui vient à l’esprit” (was ihm einfällt).

Cependant, lors de la deuxième séance où l’homme aux rats évoque les cruautés accomplies autrefois par son capitaine, Freud précise : “À un moment donné, comme je lui fais remarquer que je ne suis pas cruel moi-même, il réagit en m’appelant “Mon capitaine”. En effet, Ernst Lanzer ne venait pas voir le Docteur Freud mais rencontrer un psychanalyste, afin de pouvoir se faire entendre du “capitaine cruel”. Ce que Freud, encore figé dans son savoir, n’a pas saisi alors.

Le transfert constitue donc une régression, un abandon à la position de petit enfant pour lequel on doit tout faire, et qui, en outre, impose ce qu’on doit lui faire ou dire. L’oubli dans lequel se trouve le patient, l’insistance à revivre des scènes passées pour les faire vivre à l’analyste en tant que tierce personne, l’obligent à se mettre dans telle ou telle position (répondre “oui, mon capitaine”, et non “oui, docteur Freud” dont il n’a que faire).

Cette apostrophe “Mon capitaine” nous rappelle qu’au-delà d’un déplacement d’objet, l’enjeu de l’analyse réside dans un déplacement de représentations, où l’analyste n’est que le support des représentations du patient. C’est le point essentiel sur lequel Freud diffère de Ferenczi qui traite le transfert comme une introjection, c’est-à-dire comme un simple déplacement d’objet, d’où les imbroglios auxquels il s’est souvent trouvé confronté en répondant à l’amour de certaines patientes.

Dès lors, on peut dire que, du point de vue du patient, il s’agit non plus d’une relation d’objet avec l’analyste, mais de faire de l’analyste le support de ses représentations, de déplacer sur l’analyste les représentations de ce qui s’est vécu dans le passé et a organisé la névrose.

Dans sa détermination initiale, le transfert n’est pas d’abord un amour de transfert, un amour de l’analyste, mais la possibilité, par la négativation des singularités mêmes de l’analyste, d’en faire le support de scènes de son passé. Si on suit cet axe temporel, on se rend compte qu’il scande différentes constructions théoriques de Freud, qui, toutes, concernent l’élaboration de l’objet. Telle est la visée que Freud signalait dès la première édition des Trois Essais sur la théorie sexuelle : “Il nous apparaît que nous nous représentions la liaison entre la pulsion sexuelle (Sexualtrieb) et l’objet sexuel sous une forme trop étroite. L’expérience des cas considérés comme anormaux nous apprend qu’il existe dans ces cas une soudure (Verlötung) entre pulsion sexuelle et objet sexuel, que nous risquons de ne pas voir en raison de l’uniformité de la conformation normale, dans laquelle la pulsion semble porter en elle l’objet. Nous sommes ainsi mis en demeure de relâcher dans nos pensées les liens entre pulsion et objet. Il est probable que la pulsion de genre (Geschlechstrieb) est d’abord indépendante de son objet et que ce ne sont pas davantage les attraits de ce dernier qui déterminent son apparition.”

On peut donc dire du transfert ce qu’on peut dire de la croyance ou de la passion : le transfert, dans sa toute puissance, constitue les objets qu’il investit, il précède les objets qu’il investit et qu’il va constituer. Il détermine les conditions de leur apparition. C’est ce qu’illustre remarquablement le roman épistolaire, Les Lettres portugaises, écrit par un homme, le comte de Guilleragues, qui imagine la correspondance adressée par une religieuse portugaise à un officier français. Dans la cinquième lettre, envoyée après le départ de l’officier, la religieuse lui écrit : “J’ai éprouvé que vous m’étiez moins cher que ma passion.” La passion, la croyance, le transfert précèdent toujours l’objet et l’instituent comme objet. Ce que Jacques Lacan formule ainsi : “Le transfert n’est rien de réel dans le sujet, sinon l’apparition (…) des modes permanents selon lesquels il constitue ses objets.” Dès lors que l’analysant montre une confiance à se livrer et à se démettre de soi en l’autre, cela implique que l’analyste se déplace dans le temps pour entendre ce qui lui est dit. L’aptitude à soutenir la position analyste, c’est donc être capable de se démettre de soi pour pouvoir se mettre à la place d’où l’analysant souhaite être entendu.

Dans ses Conseils aux médecins, en 1912, Freud énonce enfin ce qui est la règle fondamentale, dans sa double polarité. Du côté du patient, laisser surgir les pensées, pour qu’on puisse “se laisser surprendre par tout fait inattendu”. Ce que Freud n’a précisément pas su mettre en application avec l’Homme aux rats, quelques années plus tôt. Du côté de l’analyste, Freud ajoute un corrélat (Gegenstück) qui a curieusement été laissé de côté ou est même passé inaperçu : “Il devra, selon les besoins du patient, osciller (zwingen en allemand, swing en anglais) d’une position psychique à une autre, ni spéculer ni ruminer pendant le temps qu’il analyse”. Le terme de “position psychique” (psychische Einstellung) est capital pour qualifier la clinique freudienne : il renvoie au terme Stelle qui signifie “place”. La position psychique découle de la place dans laquelle on a été mis dans son enfance, elle dépend de la place qu’on peut ou qu’on veut choisir éventuellement plus tard. Et c’est également la place où l’on va mettre l’analyste, en l’obligeant à se déplacer, à osciller “selon les besoins du patient”. Freud précise plus loin : “Il doit tourner vers l’inconscient émetteur du malade son propre inconscient en tant qu’organe récepteur, se régler sur l’analysé comme le récepteur du téléphone est réglé sur la platine.” Il n’est peut-être pas inutile de rappeler que c’est dans le même contexte que Freud parle, à propos de l’analyste, de “purification psychanalytique”, et non de psychanalyse pure, contrairement à ce qui a souvent été entendu par la suite.

La position psychique est l’effet psychique produit par la place où l’on se met. Cette découverte permet à Freud d’opposer radicalement deux positions dans Le Début du traitement : “Lors des tout premiers débuts de la psychanalyse, en considérant les choses d’une position de pensée intellectualiste (intellektualisticher Denkeinstellung), nous avons attribué une grande valeur à faire connaître au patient (donc de l’extérieur, d’une position de savoir hégémonique) ce qu’il avait oublié. Ce faisant, nous ne faisions plus de différence entre notre savoir et le sien.”

Freud avance donc ici que lorsque l’analyste se situe dans une position de savoir et fournit de la théorie ou sa théorie à l’analysant, il fait la même chose que ce que fait l’analysant, mais d’une autre façon : l’analysant ne veut faire qu’un avec l’analyste, dans une position psychique où ils peuvent être ensemble. Tous deux se retrouvent alors dans ce qu’on pourrait appeler une position d’état maniaque, dans lequel on ne fait plus la différence entre les pensées de l’un et les pensées de l’autre. On ne sait plus quelles sont les productions du sujet. On a dès lors affaire à des pensées apatrides, qui viennent ainsi se loger dans un sujet déterritorialisé. Cette “position de pensée intellectualiste” ne se distingue guère, en fait, de celle de l’hypnotiseur qui “met ses mots dans ceux de l’autre” -ou du “suggesteur” pour employer un néologisme en vogue-, puisque dans ce cas, l’analyste introduit, introjecte sa théorie dans l’espace psychique de l’analysant. Dans chacun de ces cas, on entend arraisonner l’autre pour le mettre à une place qu’on détermine, dans une position de savoir paranoïaque, négatrice de la subjectivité de l’autre. Nous rejoignons ici ce que Freud écrivait à Jung, dans la lettre qui accompagnait l’envoi des Théories sexuelles infantiles : “D’ailleurs, naturellement, qui utilise l’hypnose ne trouve pas la sexualité. Elle est alors comme évacuée.” L’hypnose, comme toute posture thérapeutique qui privilégie la position du psychothérapeute sur celle du patient, ne peut qu’établir un rapport fort /faible (l’une des théories sexuelles infantiles), dans lequel l’histoire du sujet s’efface au profit de la parole du thérapeute.

L’analyste doit donc laisser toute spéculation, toute rumination mentale pendant la durée du travail, et se mobiliser de façon à pouvoir, dans le strict espace de la séance, entendre les choses à partir du lieu et du moment où elles ont été vécues ou énoncées une première fois, et sont souvent restées non entendues, inouïes. Le transfert précède ce qu’il rencontre et il s’instaure sans qu’on ait à le forcer, dans la façon dont l’analysant aborde l’analyste. Il est donc inutile de vouloir susciter le transfert pour qu’il existe.

Il s’agit plutôt de le “deviner” (erraten), c’est-à-dire deviner la position où l’analysant entend mettre l’analyste. “L’analyste doit alors, avant toute chose, commencer par la découverte de ce transfert.” De par la position même de l’analyste, l’activité psychanalytique inaugure en quelque sorte le déclin de l’interprétation, au profit de la perlaboration, ou selon la formulation de Piera Aulagnier, la capacité de la psyché à s’interpréter elle-même. Ce que Freud dit en d’autres termes dans Deuil et mélancolie : “Le malade doit bien avoir en quelque façon raison.” C’est en effet toujours le malade qui a raison, pas l’analyste. La parole de l’analysant a donc le pouvoir de déplacer l’analyste au lieu d’où son passé peut être entendu, et c’est la parole qui a cette capacité – comme toutes les paroles qui nous ont marqués dans notre enfance – d’assigner l’autre à une place psychique d’où l’analysant peut être entendu. Parole allocutive et non délocutive.
À partir de cette découverte fondamentale, le transfert n’est plus pour Freud un transfert sur l’objet-analyste, mais un déplacement de représentations sur l’analyste qui n’en est que le support. L’analyste se doit donc, méthodologiquement, d’être une personne fondamentalement déplacée, déplaçable. II doit être cet “homme sans qualités”, qui n’est là que pour représenter les absents de l’histoire du sujet, le capitaine cruel pour l’homme aux rats, le dinosaure pour le jeune garçon dont je parlais au début…
“Du fait de l’ignorance (de l’étiologie des névroses), la névrose apparaît généralement comme une sorte de “jeune fille venue d’une terre étrangère” (Mädchen aus der Fremde). Ne sachant d’où elle vient, on s’attend à la voir un jour disparaître.” Disparaître, si l’analyste ne s’applique pas à entendre cette langue étrangère, s’il n’accepte pas le bilinguisme fondamental de la rencontre analytique. C’est précisément une indication venue de loin, “venue d’une terre étrangère” qui permet de penser aussi la parole de l’analyste. Nos analysants sont des blessés, il faut leur parler doucement, comme à quelqu’un qui revient de loin. Compte tenu de la cécité des analystes à lire Freud et à oublier la différence entre position intellectualiste de savoir et position psychique, il n’y a pas lieu de s’étonner de la parole vide de certains patients, faute de récepteur.
Ce qui constitue le cadre analytique, c’est donc bien le processus analytique en tant que tel, en tant qu’analyseur du transfert. On peut donc soutenir que ce n’est pas le transfert en lui-même, mais que c’est la conception analytique du transfert qui constitue le discriminant de toute véritable position analytique.